Jean-Pierre Tabin, Monika Piecek, Céline Perrin, Isabelle Probst (dir.), Repenser la normalité. Perspectives critiques sur le handicap
Texte intégral
- 1 Probst Isabelle, Tabin Jean-Pierre, Piecek-Riondel Monika et al., « L’invalidité : une position dom (...)
- 2 Masson Dominique. « Femmes et handicap. » Recherches féministes, vol. 6, n° 1, 2013, p. 111–129.
- 3 Le terme général de capacité recouvre ici les divers aptitudes professionnelles, physiques, intelle (...)
1Les études critiques sur le handicap (critical disability studies) développées principalement en Amérique du Nord depuis la fin des années 1990, autour de figures comme celle de Dan Goodley, entendent remettre en question la conception de la normalité. Cet ouvrage collectif ambitionne d’inscrire ce courant dans la littérature francophone en reprenant à son compte l’une des thèses centrales selon laquelle « c’est en fonction d’une normalité construite en tant que standard que sont définies les insuffisances » (p. 9), par les instances administratives et médicales, en fonction des supposées incapacités des personnes désignées alors comme handicapées. Pour ce faire, le groupe de recherche constitué autour de Jean-Pierre Tabin1 a développé en français la notion de « capacitisme » (traduction d’ableism proposée par Dominique Masson en 20132), pour décrire le rapport de domination découlant de ce standard de la normalité. Le rapport de domination dit capacitiste éclaire les disparités de position sociale des individus qui composent la société, en fonction des exigences de celle-ci en termes de capacité3. L’ouvrage collectif est composé de quatre chapitres et guidé par une question principale : comment les concepts de la norme et de la normalité sont-ils travaillés par le handicap ? Il s’agit pour les auteure-es de réactualiser les recherches francophones en portant l’attention sur le caractère construit de la norme capacitiste.
2Le premier chapitre s’ouvre sur une étude d’Anne Marcellini relative à la production du handicap. Elle montre que la conception du handicap dominée par un modèle biomédical, qui conçoit l’anormalité comme individuelle et corporelle, a été contestée dans les années 1970 par des mobilisations de personnes dites handicapées : elles dissociaient alors déficience et handicap, afin de démontrer que c’est la société qui « handicape » les individus. Ce mouvement politique revendiquait également un affranchissement vis-à-vis des institutions de prise en charge, telles que la famille et les structures médico-sociales. Mais l’auteure souligne que cette revendication de désinstitutionnalisation s’est traduite, depuis les années 1980, par une nouvelle segmentation entre les personnes intégrables en milieu dit ordinaire et celles qui ne le sont pas, ce qui a pour conséquence de reproduire du handicap. Elle relève que, paradoxalement, les milieux spécialisés, malgré leur caractère ségrégatif, ont permis de former un groupe social, très hétérogène, ce qui a favorisé l’émergence des mobilisations politiques.
- 4 Geneviève Cresson et Nicole Gadrey, « Entre famille et métier : le travail du care », Nouvelles Que (...)
3Le texte de Myriam Winance prolonge les réflexions ouvertes par Anne Marcellini à travers une proposition de typologisation des processus de normalisation, construite à partir d’un corpus de récits biographiques de personnes dites handicapées ou de leur famille. Ce matériau donne accès à des descriptions détaillées qui favorisent l’identification de stratégies développées par les individus concernés vis-à-vis des attentes sociales en termes de normalité. Premièrement, le processus d’« alignement » sur la norme conduit à agir comme si la déficience ou les limitations n’étaient qu’une difficulté parmi d’autres à surmonter. Nous retrouvons ici la domination du modèle biomédical, où les incapacités sont localisées dans le corps, et le référentiel de la réadaptation comme ajustement des manières de faire individuelles. Les comportements et la gestion des interactions s’établissent selon un étalon idéal de l’autonomie, évaluée à l’aune d’une action et d’une prise de décision faites « seul ». Ces opérations de performance permettraient de subsumer la différence dans la normalité. Le deuxième phénomène, « travailler la norme », est davantage l’adaptation de l’interaction et des situations concrètes aux besoins de la personne dite handicapée. Il s’agit, pour les personnes qui se trouvent en situation de handicap, d’accéder aux activités et aux interactions ordinaires, en réajustant les modalités pratiques qui les entravent. La dernière schématisation du processus de normalisation, nommée « partager la norme », mobilise l’éthique du care (compris à la fois comme « soucis de l’autre » et « prise en charge du soin de l’entretien de la vie »4) pour formuler, en lieu et place de la norme, une « normalisation de solidarité ». Ce mode de faire concerne principalement les parents d’enfants lourdement handicapé-es, qui, à l’occasion des actes de soin, de pratiques de la vie courante ou de jeux, réaffirment l’appartenance de ces dernier-es à la cellule familiale.
4À partir d’une enquête sur l’Assurance invalidité (AI) suisse, l’équipe à l’origine de l’ouvrage collectif – Monika Piecek, Jean-Pierre Tabin, Céline Perrin et Isabelle Probst – propose une typologie des façons dont les bénéficiaires de l’AI perçoivent leur position statutaire. Ce faisant, les auteur-es fondent une échelle de conflictualité ou d’adhésion avec le programme. Celle-ci leur permet de réaffirmer la pertinence de la notion de capacitisme, en montrant la nécessité pour les acteur-trices de se positionner face à un cadre normatif et au sein d’une échelle d’in/validité. Le premier idéal-type est celui des « Bien disposés » : ce groupe, le plus petit des trois, est constitué d’individus ayant une opinion favorable des programmes, confirmant de ce fait les classements hiérarchiques que celui-ci induit. Il est composé exclusivement d’hommes, qui, par leur socialisation masculine, ont une facilité à répondre à des « attentes normatives liées à la masculinité, comme l’autonomie et l’indépendance financière » (p. 75). Le second, nommé « Pacifié », correspond aux individus qui, après avoir critiqué le programme, ont finalement une opinion positive du programme. Leurs critiques portaient notamment sur le nouveau statut qui leur était proposé et qu’ils ont négocié. À l’issue de cette négociation, soit ils ont accepté l’assignation de l’AI, spot c’est l’AI qui a reconnu leur positionnement. Enfin, l’idéal-type « Rebelle » forme le pôle le plus négatif envers le programme et regroupe la moitié de l’échantillon. Les personnes concernées critiquent la capacité de l’institution à les placer sur une échelle d’in/validité, ressentant ce que les auteurs-es nomment un processus d’« altérisation ». Elles refusent d’être assignées à un degré spécifique de capacité qui va impacter directement leur identité. Cette position contestataire n’a pas été pacifiée dans le parcours de réadaptation. Cette typologie met en avant une redéfinition et une fixation des statuts par l’Assurance invalidité, source de tensions avec les bénéficiaires.
- 5 Notamment dans l’ouvrage Dan Goodley, Disability Studies. Theorising Disablism and Ableism, Londres (...)
5L’article intitulé « Handicap : rencontres humaines et post-humaines » est un texte coécrit par Dan Goodley, un des principaux chercheurs ayant conceptualisé la notion de capacitisme (ableism)5 – et qui est traduit ici pour la première fois en français –, et par l’un de ses doctorants, Antonios Ktenidis. L’ambition de ce chapitre est de mettre à un niveau épistémologique l’étude du capacitisme et de l’handicapisme – c’est-à-dire « l’exclusion, la discrimination et la marginalisation des personnes qui ont des incapacités sensorielles, cognitives ou physiques » (p. 88) – à savoir donc les deux faces de la dichotomie normal/anormal au prisme des rapports de domination. Ils questionnent la normalité à l’aune de l’intersectionnalité, prenant en compte notamment la classe et la race à travers la généalogie de la philosophie dominante qu’est l’humanisme (le fait de reconnaître « sur le plan ontologique des personnes handicapées comme des êtres humains », p. 92), comme philosophie structurant la pensée occidentale. Les chercheurs abordent ensuite le post-humanisme (inclusion de nouvelles formes de subjectivités associées aux non-humains tels que les animaux et la technique) afin de fonder leur proposition épistémologique, le « DisHumanisme », qui vient faire la synthèse des apports des deux théories précédentes : « Une position DisHumaniste reconnaît le désir très concret des personnes considérées comme handicapées d’être reconnues dans le registre humaniste et, simultanément, met l’accent sur la créativité des communautés du handicap pour produire du davantage qu’humain » (p. 103).
- 6 Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2012.
6Les auteur-e-s de cet ouvrage collectif promeuvent une perspective critique du handicap qui s’appuie sur les apports des Disability Studies, tout en cherchant à effectuer un déplacement du focus, de la construction sociale du handicap à celle de la normalité. Pour ce faire, les différents chapitres font ressortir la relativité de la norme et la portée politique du handicap. En effet, chacun, de manière complémentaire s’inscrit dans une perspective politique : les « espaces autres » (Anne Marcellini) ou le manifeste « Dishumaniste » (Goodley et Ktenidis) en sont le signe. Finalement, cet ouvrage permet d’affirmer la pertinence du concept de capacitisme dans le champ francophone d’études sur le handicap. Néanmoins, nous pouvons regretter le peu de retour sur les effets de classe dans le rapport à la normalité et le manque de prise en compte de l’apport des théories féministes et de la place du genre comme rapport social dans les discours sur l’intersectionnalité. Il nous semble que le rapport capacitiste se trouverait certainement enrichi par les définitions et les distinctions établies entre rapport social et relation sociale6.
Notes
1 Probst Isabelle, Tabin Jean-Pierre, Piecek-Riondel Monika et al., « L’invalidité : une position dominée », Revue française des affaires sociales, n°4, 2016, p. 89-105.
2 Masson Dominique. « Femmes et handicap. » Recherches féministes, vol. 6, n° 1, 2013, p. 111–129.
3 Le terme général de capacité recouvre ici les divers aptitudes professionnelles, physiques, intellectuelles, scolaires, etc.
4 Geneviève Cresson et Nicole Gadrey, « Entre famille et métier : le travail du care », Nouvelles Questions Féministes, vol. 23, no 3, 2004, p. 26‑41.
5 Notamment dans l’ouvrage Dan Goodley, Disability Studies. Theorising Disablism and Ableism, Londres, Routledge, 2014.
6 Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2012.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Maryam Koushyar et Adrien Primerano, « Jean-Pierre Tabin, Monika Piecek, Céline Perrin, Isabelle Probst (dir.), Repenser la normalité. Perspectives critiques sur le handicap », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 juin 2019, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35346 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35346
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page