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Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey

Alexandre Gascoin
Identités religieuses et monde commun
Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2018, 230 p., ISBN : 978-2-343-15263-9.
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Texte intégral

1Dans une société où la sécularisation, parfois érigée en véritable dogme à l’instar de la laïcité française, doit composer avec une avancée de plus en plus prégnante du pluralisme culturel, quelles significations et quelles places donner à la croyance dans la constitution du vivre-ensemble ? C’est à ces questions que l’ouvrage d’Anne-Sophie Lamine tente d’apporter une réponse, au-travers d’une analyse précise et minutieuse des modalités du croire qui, face aux « inquiétudes » parfois légitimes de ceux qui n’en perçoivent que les manifestations les plus extrêmes, en vient à perdre la richesse ainsi que la complexité de ses facettes « culturelles, émotionnelles, éthiques, communautaires » (p. 11). Au moyen d’une approche originale influencée par la philosophie pragmatiste de John Dewey, centrée sur l’analyse des interactions vécues du sujet avec le monde et avec autrui, ainsi que par de nombreuses études anthropologiques et sociologiques sur le religieux, l’auteure se place au niveau de l’expérience du « croire ordinaire », celle éprouvée au quotidien par la communauté de croyants et que le « miroir déformant » (p. 11) des préjugés sociaux tend trop vite sinon à oublier, du moins à négliger. Il s’agit donc de partir de cette expérience et d’en explorer tous les aspects, ce que se propose la sociologue en distinguant les trois modalités qui la composent, chacune constituant une étape de l’analyse : le croire comme « construction de soi », le croire comme « dépassement de soi », et enfin le croire comme « faire communauté ».

  • 1 Anne-Sophie Lamine reprend ici dans ses grandes lignes la brillante analyse de Pascal Engel sur la (...)
  • 2 Un exemple très intéressant de ces stratégies d’adaptation mobilisé par l’auteure est celui de jeun (...)

2Avant de se plonger dans l’examen de ce croire en acte, Anne-Sophie Lamine tente de répondre à une question aussi fondamentale que redoutable : « qu’est-ce que croire ? » (p. 21). Pour ce faire, elle a examine dans le premier chapitre les différentes définitions ayant parcouru l’histoire des idées : de celle, héritée de la pensée classique, qui considère la croyance comme un « assentiment » de la volonté à une proposition mentale, à celles, tirées essentiellement de la philosophie analytique, qui la conçoivent plutôt comme une attitude fonctionnelle liée à l’action1. Comprise comme « forme de vie », la croyance influence et détermine la manière dont les individus interagissent socialement, aussi bien leurs choix que leurs aspirations quotidiennes. En croisant l’analyse avec des entretiens et témoignages de croyants issus de confessions diverses, l’objectif est double. D’une part, l’auteure montre que le croire ne peut se réduire à une activité mentale rationnelle et qu’il implique au contraire une dimension émotive fondamentale ; d’autre part, elle souligne la dimension pratico-sociale de la croyance, en mettant en lumières les « stratégies » individuelles dont font preuve les pratiquants envers les normes et règles constitutives de leur religion2. Anne-Sophie Lamine explique ainsi que la croyance est essentiellement une « mise en acte » des valeurs auxquelles se référent et s’identifient les individus, et ne peut donc se réduire à une activité intérieure. Plus encore, les dimensions pratiques et émotives, que l’auteure souligne par le biais du concept pragmatiste de « transaction » (p. 57) – manière dont un individu interagit avec son environnement – impliquent que le croire n’est jamais vécu comme un système fixe, voire « réifié », mais qu’au contraire le doute, les incertitudes et les remises en question participent pleinement à son expérience. Ainsi, il s’agit de détruire l’« anxiété cartésienne » (p. 41) que peuvent avoir les non-croyants face aux manifestations du religieux, qu’ils perçoivent comme un système d’aliénation empêchant absolument le développement de l’initiative individuelle.

3Une fois la dimension émotive et pratique mise au jour, le deuxième chapitre explore la première des modalités du croire, à savoir le croire comme « construction de soi ». Soucieuse de souligner que la croyance constitue une « expérience à la fois sensible et rationnelle » (p. 64) au travers de laquelle les croyants affirment leur appartenance religieuse par l’intermédiaire de divers pratiques corporelles, qui sont autant de moyens de construction de l’identité personnelle, la sociologue montre comment les divers rites et impératifs (comme le port du voile), qui bien souvent apparaissent comme des manières de limiter l’action, sont à l’inverse intégrés dans un réflexion permanente sur soi, un perpétuel travail du sujet sur lui-même et, in fine, participent à l’accroissement de sa « puissance d’agir » (p. 105). L’approche pragmatiste permet ici de préciser la signification de l’« expérience » religieuse, en faisant de celle-ci « une forme de vitalité et d’interaction avec le monde, captant totalement l’attention et menant à un sentiment d’unité intérieure et avec le monde » (p. 73). Dès lors, les pratiques qui régulent l’agir servent à atteindre cette forme d’ataraxie interne et intersubjective, s’inscrivent dans un dialogue permanent et « incarné » entre l’individu et le monde qui l’entoure, et nécessitent une attention quotidienne à soi et aux valeurs qu’il ou elle cherche à réaliser, effort qui n’est pourtant pas subi, mais qui bien au contraire témoigne de l’attention volontaire portée à sa croyance. En prenant en compte cette première dimension du croire en acte, on en vient donc à comprendre que croire, ce n’est pas s’effacer aux dépends d’un système normatif, mais bien au contraire s’éprouver pleinement dans sa mise en pratique.

4Plus que cette épreuve sensible de réflexion, la croyance vise également ce qui nous dépasse. Le deuxième chapitre porte précisément sur cette modalité, en examinant les manières dont la croyance contribue à un « dépassement de soi ». Ce dépassement n’est pas à comprendre comme une sortie « hors » du monde, puisqu’il s’ancre au contraire dans la réalité intramondaine, mais davantage comme une mise en œuvre de valeurs censées transcender la quotidienneté de l’existence. Le raisonnement s’organise ici autour de deux axes : le premier interroge la notion d’« idéal », le second celle de « confiance ». La réflexion vise dans un premier temps à montrer comment l’idéal religieux, une fois inscrit dans le projet de vie personnelle, c’est-à-dire dans la « mise en récit » de soi, participe à la construction de l’identité personnelle en intégrant à celle-ci des éléments de transcendance. Comme exemple d’un tel processus, Anne-Sophie Lamine évoque le cas de ces religieux engagés dans des associations caritatives ou dans des rassemblements citoyens, dans lesquels ces derniers peuvent intégrer les valeurs d’altruisme et d’amour du prochain à des situations concrètes : les valeurs ne demeurent plus simplement des propositions abstraites ou des représentations symboliques mais se réalisent dans des actions somme toute « insignifiantes », accédant par là à un degré bien plus élevé de transcendance. Mais cet « engagement » ne saurait être réalisable sans une confiance accordée à l’homme lui-même, précisément en ce qu’il prend place dans le monde social, dans les interactions quotidiennes, et que son horizon demeure en fin de compte l’avènement d’un « monde plus relié et plus juste » (p. 107).

5L’analyse de la confiance – celle du croyant « dans la vie, dans l’homme et en soi », p. 139) – permet une habile transition à la dernière modalité du croire en acte : sa dimension communautaire. Croire, c’est en effet « faire du commun », c’est-à-dire s’intégrer dans une communauté de valeurs et de traditions qui forgent les identités aussi bien collectives qu’individuelles. Anne-Sophie Lamine interroge ici cette notion d’appartenance en montrant dans un premier temps que celle-ci se constitue sur une base émotionnelle forte (notamment dans la réalisation des rites et rituels) qui solidifie le lien intersubjectif, tout en soulignant que, malgré la force plus ou moins intense d’un tel lien, l’individu ne perd aucunement ses capacités critiques et son autonomie. C’est en effet un point capital de l’argumentation que de mettre en évidence le fait que toute communauté religieuse, même la plus orthodoxe, laisse entrevoir une « solidarité sans consensus » (p. 159), c’est-à-dire des dissensions internes plus ou moins fortes, et plus ou moins partagées entre ses membres. Autrement dit, l’appartenance ne conduit pas à un obéissance aveugle des individus vis-à-vis du groupe, car la croyance laisse toujours place à des contestations individuelles possibles, à des doutes plus ou moins accrus, qui s’expriment différemment en fonction des interactions sociales dans lesquelles sont engagés les croyants (cadre familial, entres amis, ou encore vis-à-vis des tenants de l’autorité religieuse).

6La conclusion se propose d’élargir la discussion à l’étude du radicalisme, grâce aux acquis de la réflexion déployée tout au long de l’ouvrage. C’est ce qui permet à Anne-Sophie Lamine d’offrir un point de vue intéressant sur ce phénomène, en ne le réduisant ni à son aspect social, ni à un fondamentalisme obscurantiste. Tout comme le croire quotidien, la « rigidification du croire » connaît des variations d’intensité et de signification. Tout comme le croire quotidien, elle relève d’une discipline de soi plus ou moins stricte, d’un mouvement vers un idéal et s’enracine dans l’idée d’appartenance à une communauté. Cependant, et malgré les variations, les différentes formes de rigidification semblent dans l’ensemble conduire à un « rétrécissement de l’intersubjectivité et du bien commun » (p. 208), et apparaissent donc comme un obstacle à la formation de ce « monde commun » cher à l’auteure. Cet obstacle mérite pourtant d’être étudié afin d’en exprimer toutes les nuances car, sinon, c’est bien l’anxiété cartésienne des non-croyants, trop enclins à réduire le croire, et notamment sa rigidification, à une seule de ses formes, qui condamnera la possibilité de bâtir un tel monde. Celui-ci n’a donc comme condition de possibilité que le mouvement d’ouverture à l’autre, c’est-à-dire celui qui cherche à le comprendre.

7L’ouvrage d’Anne-Sophie Lamine tire son grand intérêt de sa volonté perpétuelle de confronter les analyses théoriques aux situations et expériences quotidiennes de croyants, sans jamais limiter l’étude à une seule communauté. Une telle approche permet une entrée originale dans les problématiques liées au pluralisme culturel, ainsi que pour l’étude de la sociologie du religieux, le dialogue permanent avec la théorie pragmatiste permettant de mieux comprendre la richesse de l’expérience qu’est le croire. Cet ouvrage intéressera les chercheurs et étudiants de philosophie aussi bien que de sciences sociales. On regrette peut-être à certains moments une abondance de références qui, en donnant un aspect doxographique à la réflexion, tend à surcharger le propos sans véritablement l’enrichir. Mais cela ne saurait réduire l’intérêt et la finesse de l’analyse de l’auteure, dont l’examen des conditions de fondation d’un monde commun semble aujourd’hui d’une véritable actualité.

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Notes

1 Anne-Sophie Lamine reprend ici dans ses grandes lignes la brillante analyse de Pascal Engel sur la croyance. Voir Pascal Engel, « Les Croyances », in Denis Kambouchner (dir.), Notions de philosophie, T. II, sous la direction de, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 9-101.

2 Un exemple très intéressant de ces stratégies d’adaptation mobilisé par l’auteure est celui de jeunes femmes musulmanes qui, lors des célébrations de l’Aïd-el-Kébir, s’attachent à la préparation du repas (tâche traditionnellement réservée aux femmes), mais moins par respect scrupuleux du culte que par volonté de ne pas s’éterniser dans le salon par peur de l’ennui, et parce qu’elles y voient également un moyen de préserver leur régime. Autrement dit, « les jeunes filles rusent et négocient leur place en douceur. Elles protègent ainsi leur attachement à leurs parents tout en exerçant leur réflexivité et leur liberté et en mettant la tradition familiale à distance » (p. 54). L’exemple est tiré de Christine Rodier, « L’halal à l’épreuve de la socialisation inversée », Enfances Familles Générations. Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine, n° 20, 2014, p. 58-78.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Gascoin, « Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 juin 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35316 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35316

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Rédacteur

Alexandre Gascoin

Élève diplômé en philosophie contemporaine à l’ENS de Lyon.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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