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James K. Galbraith, Inégalité. Ce que chacun doit savoir

Marie Duru-Bellat
Inégalité
James K. Galbraith, Inégalité. Ce que chacun doit savoir, Paris, Seuil, coll. « Économie Humaine », 2019, 287 p., trad. André Cabannes, ISBN : 978-2-02-128868-1.
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Texte intégral

  • 1 John K. Galbraith, L’ère de l’opulence, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l'esprit », 1961.

1James K. Galbraith est économiste américain, chercheur et professeur d’université, spécialiste des inégalités. Il est aussi le fils d’un autre économiste fameux, John K. Galbraith, dont se souviennent les chercheurs en sciences sociales qui ont découvert, en 1961, l’analyse passionnante et à l’époque novatrice de la société de consommation américaine (avec L’ère de l’opulence1). James K. Galbraith entend lui aussi poser un regard pas toujours conventionnel sur la question des inégalités, dont le champ est aujourd’hui immense, aux États-Unis comme dans le reste du monde. Mais sa visée est, dans ce livre, avant tout pédagogique, comme l’explicite le sous-titre, puisqu’il entend y résumer « ce que chacun doit savoir ». Le lecteur va donc découvrir non seulement ce que l’économie dit, en matière d’inégalités, mais aussi et surtout comment elle l’établit, avec quelles définitions et quels instruments. Certes à condition qu’elle parle d’une seule voix, ce qui semble loin d’être le cas, car le livre expose également les multiples controverses qui la traversent.

2L’ouvrage est structuré en 11 chapitres dont les intitulés, fort classiques, évoquent de prime abord un manuel, avec par exemple : « Les inégalités dans l’histoire de la pensée économique », « Cause de l’évolution des inégalités dans le monde », ou tout simplement « Mesure ». Mais on perçoit d’emblée qu’il y a dans ce livre des angles d’attaque moins conventionnels, avec des chapitres intitulés « Note sur la richesse et le pouvoir », ou « L’égalité économique conduit-elle à la victoire militaire ? »…

3L’auteur s’attarde fort logiquement sur la définition de ce qui est au cœur de l’ouvrage, à savoir l’inégalité économique, en soulignant la nécessité de distinguer l’inégalité liée à la paie, au revenu (dont la complexe mesure est exposée dans un chapitre dédié) ou encore aux dépenses de consommation ou à la richesse. Il rappelle aussi combien il serait simpliste de penser sans autre forme de procès que réduire les inégalités suffirait à réduire la pauvreté : « une société plus égalitaire peut être en moyenne plus pauvre…, la misère étant simplement partagée par un plus grand nombre de gens » (p. 24). Il convient donc d’être vigilant quant à la construction des indicateurs de distribution des revenus – donnée de base pour toute approche des inégalités –, et quant à ce que peuvent masquer des indicateurs moyens dans les nombreux pays où existent de fortes disparités géographiques. Ainsi, aux États-Unis, la croissance des inégalités au cours des années 1990, tant dénoncée, voit son importance réduite de moitié si l’on extrait des statistiques cinq comtés (soit les divisions au sein des états) et va jusqu’à disparaître si l’on en extrait quinze.

4Dans une perspective plus polémique, se positionnant en recul par rapport à ce qu’il désigne comme l’« économie conventionnelle » (p. 26), James K. Galbraith aborde toute une série de questions que l’on pourrait penser tranchées par la science économique mais qui, à ses yeux, ne le sont pas vraiment. Ainsi en est-il de l’évolution des inégalités sur la longue période : la fameuse courbe de Kuznets – qui décrit la dynamique générale des inégalités sous la forme d’un U renversé, avec des inégalités croissantes au fur et à mesure du développement économique puis décroissantes ensuite –, a été et reste encore considérée comme une loi par de nombreux économistes tandis que, pour d’autres, elle s’est avérée fausse dans la période récente. L’auteur souligne que ces deux thèses ont leur part de vérité ; Simon Kuznets a raison si l’on considère que les pays se situent diversement sur cette courbe : encore en phase d’inégalités croissantes pour la Chine, en phase décroissante pour la Corée ou plus encore les pays de l’Europe du Nord, tandis que, et là les critiques de Kuznets ont raison, la courbe semble remonter aujourd’hui dans les pays très riches comme les États-Unis.

5De fait, même si l’économie cherche volontiers à établir des lois générales, l’auteur souligne que les causes sous-jacentes à l’évolution des inégalités peuvent être sensiblement différentes d’un pays à l’autre et relèvent parfois de raisons très spécifiques, voire de l’anecdote, plutôt que de grandes régularités socioéconomiques. Ainsi, il remarque qu’aux États-Unis, la réforme fiscale de 1986, qui a abaissé considérablement les taux d’imposition des revenus les plus élevés et contribué à l’augmentation des inégalités, a été portée par des sénateurs qui étaient d’anciens athlètes et par une ancienne vedette de cinéma, Ronald Reagan, tous convaincus de par leur pedigree qu’ils devaient leur fortune à leurs seuls mérites ou à leurs seuls talents…

  • 2 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, coll. « Les Livres du Nouveau Monde », 2013 ; Com (...)

6Bien d’autres questionnements classiques en économie sont loin d’être tranchés. Ainsi en est-il des relations entre inégalités et développement de l’éducation. Une idée reçue largement partagée par les économistes (y compris en France) est qu’accroître le volume des qualifications disponibles serait une façon de réduire les inégalités en limitant les avantages que tirent les plus instruits, du fait même de leur rareté. Mais, sans compter qu’il convient de distinguer l’avantage apporté par l’éducation au niveau individuel et au niveau collectif, la dynamique des rémunérations n’est pas aussi simple que le suggère ce modèle offre/demande : il peut valoir dans certains domaines mais pas du tout dans d’autres, où l’influence du gouvernement, des syndicats ou des grandes entreprises du secteur peut être plus déterminante. L’auteur prône de considérer l’éducation davantage comme un bien de consommation, à ce titre désirable par tous mais inégalitaire que comme un investissement toujours rentable et égalisateur. Une autre idée reçue s’est diffusée à la suite des travaux des épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett : les pays seraient d’autant plus heureux qu’ils sont égalitaires. L’auteur met en avant le fait qu’au-delà des corrélations fondées sur les chiffres moyens des pays, le bonheur individuel dépend avant tout des personnes avec lesquelles chacun se compare ; si c’est avec ceux qui les entourent, et dès lors qu’ils leur ressemblent, on voit mal que l’inégalité puisse jouer un rôle, mais si c’est avec les personnes qu’elles regardent à la télévision, alors on n’en n’a pas la moindre idée, conclut-il. James K. Galbraith s’attarde aussi sur une autre démonstration qu’il juge insuffisamment solide, celle proposée par Thomas Piketty dans Le capital au XXIe siècle2 ; tout en reconnaissant l’intérêt de la thèse de ce dernier selon laquelle c’est une tendance structurelle du capitalisme que la rentabilité du capital soit plus forte que la croissance économique, avec à la clé une croissance des inégalités, il souligne que nombre de zones d’ombre subsistent : l’impact de la taxation des revenus financiers sur cette tendance, ou la consommation de ces revenus, ou encore la portée de l’inflation, sans compter le caractère spéculatif d’une aussi vaste mise en perspective historique (depuis les années 0 jusqu’à 2200 dans l’ouvrage de Piketty). Bref, là aussi, un certain doute est de mise.

7Le livre donne d’autres exemples de phénomènes complexes (l’évolution des inégalités dans le monde, par exemple, sur laquelle il est difficile de trancher de manière nette), à propos desquels l’économie n’apporte pas de conclusion univoque, les chercheurs tirant alors les observations dans un sens ou dans l’autre au lieu de s’en tenir à un scepticisme prudent. L’auteur apporte néanmoins, sans que cela apparaisse comme un parti délibéré de son livre, des arguments en faveur d’une réduction des inégalités. C’est le cas quand il souligne les procédés courants par lesquels, dans des pays comme les États-Unis, la richesse se meut en pouvoir politique (via l’intervention de lobbies, d’interventions dans les campagnes ou les nominations, etc.), brouillant ainsi le jeu démocratique. Dans la même veine, mais de manière plus iconoclaste, il remarque dans un chapitre final, présenté comme une digression mais fondé sur de nombreux exemples historiques, que « les sociétés égalitaires sont plus efficaces sur le champ de bataille que leurs adversaires plus inégalitaires » (p. 229).

8L’auteur admet en conclusion que « les données factuelles ne permettent pas de dire si l’inégalité est en soi une bonne ou une mauvaise chose pour la croissance » (p.192), mais que l’inégalité expose à un certain nombre de risques de fraude ou de prédation, de bulles financières, et qu’il faut donc, tout comme la pression artérielle, la surveiller et la contenir dans certaines limites. Si « une inégalité de zéro… est pour la morgue », quand l’inégalité est trop basse « le corps économique devient alors apathique » (p. 193).

9On a donc affaire à un livre qui n’a la volonté ni de défendre ni de combattre les inégalités, mais qui se justifie avant tout par un parti-pris de prudence, qui donne de la science économique une image bien plus diversifiée, polémique, voire idéologique que l’on peut en avoir. Même si l’on est ardemment convaincu qu’il faut les combattre, « quand on travaille sur les inégalités, on doit toujours savoir exactement de quoi on parle et ce que l’on mesure » (p. 91). C’est là le message pédagogique et que d’aucuns jugeront relativement rafraichissant que nous propose James K. Galbraith.

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Notes

1 John K. Galbraith, L’ère de l’opulence, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l'esprit », 1961.

2 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, coll. « Les Livres du Nouveau Monde », 2013 ; Compte rendu de Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12931.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Duru-Bellat, « James K. Galbraith, Inégalité. Ce que chacun doit savoir », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35266 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35266

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