Émilie Goin, Julien Jeusette (dir.), Écrire la révolution. De Jack London au Comité invisible

Texte intégral
- 1 Voir Éric Vuillard, La guerre des pauvres, Arles, Actes Sud, 2019.
- 2 Voir Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir, Ce qui nous soulève, T.I, Paris, Les Éditions de Minu (...)
1Écrire la révolution est un ouvrage collectif dont les textes rendent ensemble toute leur teneur aux mots « révolution » et « littérature ». Il vise à circonscrire les formes esthétiques issues d’un large corpus d’œuvres, depuis les romans d’Alfred Döblin, de Louis Aragon ou de Pierre Michon, jusqu’aux essais du Comité invisible en passant par le travail dramaturgique d’Armand Gatti en marge de Mai 68. À l’heure où la révolte de Thomas Münzer résonne avec le mouvement contestataire des Gilets jaunes1 et que Georges Didi-Huberman compose un atlas des soulèvements2, questionner les interactions entre écriture et politique paraît des plus pertinents.
- 3 Julien Jeusette nous rappelle à ce titre que « l’irruption en 1789 d’un temps imprévu et imprévisib (...)
2L’article introductif de Julien Jeusette fournit des pistes de réflexion essentielles à l’appréhension des notions employées. Celle de « révolution » se caractérise par son souhait de rupture politique et par sa volonté de modification d’un ordre social tandis que celle de « littérature » se définit par sa force poétique façonnante liée au « caractère indissociable de l’écrire-agir qui se noue dans la forme » (p. 15). L’ouvrage s’attache à définir quelles sont les traces de cet entrelacement entre le littéraire et le révolutionnaire, il en questionne notamment les formes et indique enfin quels sont les enjeux qui les animent. Le projet du livre tient déjà dans les deux épigraphes de départ : aux mots de Pierre Alféri qui traduit la révolution en tant qu’« ultime aphrodisiaque » répondent ceux de Léon Trotsky qui associe « la signification de toute une époque » au développement de l’art, dans Littérature et révolution. L’invocation de ces grands noms est une manière de rappeler tout l’héritage historique philosophique et esthétique d’une telle problématique, qui s’ancre à partir de la Révolution française où s’est nouée la métamorphose d’un mot et d’un mode de gouvernance3.
3La première partie de l’ouvrage se pense à l’aune de la réactivation du concept de révolution. Ainsi, Jean-Guillaume Lanuque étudie de près les traitements fictionnels élaborés autour de la Commune de Paris et les porte au regard de différents enjeux contemporains tels que le féminisme, les luttes homosexuelles ou encore les postcolonial studies. En face de la sanguinaire Révolution française, la sanglante Commune semble faire figure d’exception et les espoirs révolutionnaires s’accompagnent plus aisément de cette volonté de « revivifier le présent en réactivant le passé » (p. 37). Pourtant, nous apprenons dans le même temps qu’il serait délicat d’affirmer le dessein programmatique d’une repolitisation de la Commune en raison de l’imprécision de son ancrage idéologique. De son côté, Thomas Vandormael pèse le « comble de l’Histoire » dans les Onze de Pierre Michon : la Terreur au nom de la Révolution. L’imprécision devient alors une imposture littéraire et l’espoir se transforme en illusion. En écrivain du XXe siècle, Pierre Michon souligne que l’heure est « aux relents de soufre imprégnés de la cendre tiède d’un espoir décevant » (p. 45).
4Dès lors, le champ littéraire semble indéniablement entaché d’une résignation qui va jusqu’à enterrer tout espoir révolutionnaire. Aussi, le deuxième pan de cet ouvrage collectif s’applique à en montrer toute l’ambivalence. Aurore Peyroles fait une étude remarquable de Novembre 1918. Une révolution allemande d’Alfred Döblin. L’article met en lumière le refus de l’écrivain de faire de son roman un « instrument d’intervention politique » (p. 70). Il s’agit plutôt pour Döblin d’enterrer cette révolution pour empêcher l’effacement d’une histoire et de son souvenir. L’écrivain compose de ce fait un roman-tombeau où « le deuil est aussi rappel » (p. 73).
5Le sceau de la mélancolie n’est pas le stigmate de tous les écrivains. La fiction peut également devenir une ressource face aux désastres. Tanguy Wuillème révèle ainsi de quelle façon Le Talon de fer de Jack London permet de prendre conscience des événements ; plus largement, il invite à « s’engager activement dans une transformation de l’ordre existant » (p. 190) aux lendemains de la faillite de la Commune et de l’échec de la révolution russe de 1905.
6Si le roman engagé n’adhère à aucune certitude, il rappelle que toute vérité révolutionnaire ne peut être que circonstancielle. Alexandre Saintin nous éclaire sur le cas des voyageurs intellectuels français en Allemagne nazie et sur l’association du « mouvement nazi » au terme de révolution. Ces « intellectuels de droite au sens large, de la jeune droite aux aînés catholiques traditionnalistes » (p. 104), à l’instar de Raymond Aron, la considèrent comme le fait d’une « révolution antimarxiste », quand Jean-Edouard Spenlé y voit l’avènement d’un mythe nationaliste révolutionnaire. Maxime Counet dépeint l’énigme de cet état de vérité dans son analyse du Délire logique de Paul Nothomb ; l’histoire d’un personnage communiste emprisonné pendant la Seconde Guerre mondiale qui parvient à se persuader de sa conversion au national-socialisme, un délire qui finit par faire de lui un véritable traître à sa cause afin d’assurer sa propre survie.
7Une autre forme d’ambivalence est soulignée par Juan Sébastián Rojas au sujet du « militant » dans l’œuvre d’Antoine Volodine. L’auteur introduit un nouveau mouvement littéraire, le post-exotisme, dont les membres revendiquent le « réagencement ludique de leurs propres poésies » (p. 80), au titre qu’il pourrait leur permettre de ne pas être démasqués en prison. La vérité y règne donc au moyen d’une voix plurielle : celle des hétéronymes. Des « sortes de fous littéraires » (p. 80) dont Antoine Volodine serait le principal. Ces figures révolutionnaires sacrificielles, martyrs de la cause anticapitaliste, composent une production littéraire carnavalesque.
8La dernière série d’articles de cet ouvrage s’ancre sur les devenirs. Sophie Coudray y dévoile le théâtre d’Armand Gatti et d’André Benedetto aux marges et en marge de Mai 68, où s’est écrit le « selmaire » : une écriture collective de l’histoire des luttes en son sens large. Le temps du « selmaire » est celui de la « réappropriation de l’histoire et de ses possibles » (p. 166) qui en appelle à « d’autres Mai » (p. 176). Émilie Goin illustre de son côté le cas des « personnages-figurants » révolutionnaires qui peuplent Les Cloches de Bâle de Louis Aragon, inscrit dans le cycle du Monde Réel. La particularité de ce traitement temporel réside dans le caractère fictionnel qui le définit et qui permet de rendre toutes les frontières sociales poreuses, « se rapprochant ainsi de l’idéal marxiste de l’homme total » (p. 159). Enfin, Bernard Guest livre son analyse des particularités inhérentes au Comité invisible. Notamment celle de la revendication de l’anachronisme qui devient le mode de l’éventuel utopique au pluriel, confirmé par l’emploi tout autant revendicatif de l’anonymat. Il s’agit de produire un livre qui « se défait en faisant retour au monde » (p. 133) par l’usage d’une poétique consciente du fragment et de la perte.
9L’ouvrage se clôt sur une série d’entretiens qui donne voix et place aux actrices et acteurs qui se soucient de l’idée « d’écrire la révolution ». Nathalie Quintane souligne pertinemment que la « sensibilité poétique est l’autre nom d’une sensibilité “politique” » (p. 195), au même titre qu’Arno Bertina met en relief le temps présent comme un « temps des métamorphoses » (p. 198) qui nous permet de respirer. Dans son entretien avec Stéphane Bikialo, Leslie Kaplan attire notre attention sur l’idée d’un enthousiasme qui s’associe parfois à la violence des révolutions pour rappeler toutefois que, pour « s’opposer à un pouvoir injuste, on n’est pas nécessairement obligé de passer par le même degré de violence que lui » (p. 225). Enfin, les derniers mots reviennent à François Cusset qui fait le constat de l’incompossibilité de la « littérature-chameau » avec la « révolution-hyène » et pourtant affirme qu’entre les deux, l’espace d’un court instant, elles font l’expérience de l’autre au sens large : celle de « l’épaisseur du monde », celle de « l’épreuve de l’existence », celle de « l’héritage sans testament » et enfin celle de « l’arc des possibles » (p. 236).
Notes
1 Voir Éric Vuillard, La guerre des pauvres, Arles, Actes Sud, 2019.
2 Voir Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir, Ce qui nous soulève, T.I, Paris, Les Éditions de Minuit, 2019.
3 Julien Jeusette nous rappelle à ce titre que « l’irruption en 1789 d’un temps imprévu et imprévisible avait en effet modifié le concept de révolution, qui jusque-là portait le sens astronomique de “rotation cyclique” » (p. 8).
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Référence électronique
Fiona Hosti, « Émilie Goin, Julien Jeusette (dir.), Écrire la révolution. De Jack London au Comité invisible », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/34610 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.34610
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