Catherine König-Pralong, La colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles
Texte intégral
- 1 Pour une description de ce projet financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) et la liste (...)
1Cet ouvrage est la dernière publication en date de la professeure d’histoire de la philosophie Catherine König-Pralong. Sa recherche, menée de 2014 à 2019 à l’université de Fribourg-en-Brisgau, porte sur la façon dont les historiens de la philosophie des XVIIIe et XIXe siècles ont reconstruit la pensée médiévale1. Le livre englobe et dépasse cette problématique puisqu’il se donne pour projet d’étudier comment ces savants ont développé une conception spécifique de la philosophie. Selon l’autrice, ceux-ci ont, selon différentes modalités qu’il s’agit de restituer, situé la genèse de la discipline dans l’Occident moderne, à l’exclusion des autres époques et espaces. Cette double appropriation symbolique (ou « colonisation ») du temps et de l’espace par les historiens de la philosophie a contribué à légitimer une vision de l’individu européen comme porteur exclusif des propriétés sociales de rationalité et de modernité. En termes méthodologiques, l’autrice indique se doter de « vieux outils » (p. 22) étrangers à toute épistémologie postmoderne. La démarche adoptée consiste principalement à étudier les « idées », aussi grandes et abstraites soient-elles, comme le produit de pratiques sociales concrètes. Par ailleurs, l’objet a imposé à Catherine König-Pralong de porter une attention particulière aux relations que l’histoire de la philosophie a entretenues avec les autres disciplines académiques.
2Le livre est organisé en deux parties. La première analyse l’institutionnalisation de l’histoire de la philosophie et la situe au sein du système des disciplines modernes (chapitres 1 et 2). La seconde documente le processus de double colonisation savante opéré par les historiens de la philosophie, à travers des études de cas qui illustrent les rapports de la discipline aux sciences naturelles (chapitre 3), à la linguistique (chapitre 4), à l’histoire des civilisations et à l’ethnologie (chapitre 5), et finalement à la géographie (chapitre 6).
3Dans un premier temps, l’autrice documente le processus d’institutionnalisation de l’histoire de la philosophie. Il s’agit d’« une pratique et [d’]une réflexion allemandes » (p. 25) puisque, après des tentatives hors de l’université dès le XVIIe siècle, la discipline s’autonomise (d’abord à Göttingen dans les années 1770, avec Christoph Meiners) pour finalement s’implanter durablement dans les universités allemandes, vers 1830. L’histoire de la philosophie se diffuse ensuite vers le reste de l’Europe au cours du XIXe siècle, notamment en France en 1804 avec Joseph-Marie Degérando, puis une génération plus tard avec Victor Cousin, lequel « confère à la discipline un nouveau statut en assimilant la philosophie universitaire à l’étude de l’histoire de la philosophie » (p. 26).
4Deux principes sont alors au centre de la discipline. Il s’agit en premier lieu d’une pratique essentiellement scolaire qui « contribu[e] à la consolidation de la philosophie dans l’acception restreinte qui la qualifie aujourd’hui » (p. 27). Par ailleurs, la tension entre la prétention à un discours philosophique totalisant et la pratique de l’histoire comme étude du contingent est constitutive de la discipline nouvellement constituée. Le reste de la première partie est dédié à l’étude « de la constitution et des transformations du self de l’historien de la philosophie dans le nouveau paysage des savoirs modernes » (p. 31). L’autrice distingue trois moments principaux, qu’elle associe à des déclinaisons de ce self. À la fin du XVIIIe siècle, « la figure de l’intellectuel des Lumières qui se conçoit comme “moderne” en se démarquant des philosophes médiévaux et antiques » (p. 33) mène les historiens de la philosophie à adopter une posture de « juge et d’ethnographe ». Au début du XIXe siècle, les romantiques et les spiritualistes contestent cette figure, pour lui opposer celle « de généalogiste et d’évangéliste ». Enfin, au milieu du XIXe siècle, des praticiens « de diverses tendances perçoivent l’historicité de la discipline et leur propre subjectivité d’historien comme problématiques » (p. 33), et développent ce questionnement. Le deuxième chapitre développe les solutions que les différents groupes de savants (l’École historique allemande, les philosophes dits « autrichiens », les néokantiens allemands, mais aussi les spiritualistes français) apportent au nouveau problème de la subjectivité historienne. Catherine König-Pralong dégage finalement une constante commune à la majorité de ces réflexions : « une articulation étroite entre l’autoréflexion critique d’une part [...] et, d’autre part, la temporalisation de l’objet de l’histoire de la philosophie et/ou l’historicisation des pratiques scientifiques » (p. 78).
5La seconde partie propose des études empiriques documentant la manière dont les historiens de la philosophie des XVIIIe et XIXe siècles ont opéré une colonisation savante. Le troisième chapitre aborde le traitement de la pensée arabe vers 1800 par Dietrich Tiedemann, Wilhelm Gottlieb Tennemann, et Joseph-Marie Degérando. Ce cas montre plus largement comment ceux-ci ont, à l’aide d’outils méthodologiques issus des sciences naturelles, fait de la philosophie une spécificité européenne, entrainant « un vaste mouvement d’exclusion culturelle, dont la philosophie arabe est le cas limite, la frontière » (p. 108).
6Le quatrième chapitre envisage la prise en charge vers 1850 par quelques historiens français de la philosophie (Jules Barthélémy Saint-Hilaire, Charles Rémusat, et aussi le linguiste Francis Wey) du débat linguistique sur l’adéquation de la langue à la pensée abstraite. Ici, l’autrice montre que la thèse de ces auteurs – la supériorité conceptuelle du français moderne par rapport à l’allemand, et sa descendance du latin scolastique – n’est compréhensible que lorsqu’elle est située au sein du débat politique opposant intellectuels français et allemands. Cette thèse « se formule en réponse à la francophobie de certains intellectuels allemands, des romantiques bien sûr, mais aussi de philosophes rationalistes, comme le kantien Jakob Friedrich Fries » (p. 143). Par ailleurs, elle ne se préoccupe pas des résultats de la linguistique, « qui souligne habituellement les influences exercées par les parlers vernaculaires sur le latin scolastique » (p. 128).
7Le cinquième chapitre, en même temps qu’il synthétise le processus de définition de la philosophie par les historiens de la philosophie des XVIIIe et XIXe siècles, développe les rapports de la discipline à l’histoire de la civilisation et à l’ethnologie. L’essentiel de l’argumentation consiste à indiquer que la thèse d’une nature et d’une culture proprement philosophique de l’Europe moderne repose sur cinq propriétés, que le chapitre détaille : la sécularisation du champ sociopolitique à l’ère moderne ; le mouvement intellectuel et social des Lumières comme cause de cette sécularisation ; la mobilité et la vitesse comme caractéristiques de la civilisation occidentale ; l’Occident comme porteur exclusif de la rationalité auto-analytique ; les origines grecques de la pensée philosophique.
8Enfin, le sixième chapitre conclut l’enquête, en abordant les rapports de l’histoire de la philosophie à la géographie. L’autrice documente ici l’opposition croissante du projet de géographie civilisationnelle de Jules Michelet par rapport à l’histoire de la philosophie de Victor Cousin. Selon Catherine König-Pralong, cet antagonisme n’est compréhensible qu’une fois resitué au sein « du débat implicite qui oppose l’histoire libérale et révolutionnaire de Michelet à la pratique historiographique éclectique des cousiniens, mondaine et antiquaire, donc antirévolutionnaire » (p. 185).
9La thèse du livre peut être synthétisée ainsi : suite à l’institutionnalisation de leur discipline, les historiens de la philosophie des XVIIIe et XIXe siècles ont, par-delà de purs enjeux de connaissance et à travers leurs relations aux disciplines modernes, développé des prises de positions sociales et politiques aboutissant « à une conception exclusive de l’Occident comme territoire de la rationalité réflexive, critique et analytique » (p. 205). En guise de prolongement de l’enquête, l’autrice propose d’étudier les rapports entre histoire de la philosophie et philosophie à partir de la fin du XIXe siècle. L’hypothèse générale de König-Pralong sur ce point est que l’histoire de la philosophie a « contribué à l’isolement de la discipline philosophique », puisque « ses textes et ses problèmes canoniques, ont donné matière à philosopher bien plus que la réalité sociale » (p. 212), menant à de récentes tentatives de renouvellement de la philosophie.
- 2 Pour un aperçu des prises de positions sur cette question dans l'espace académique français, on peu (...)
10L’ouvrage nous semble témoigner de plusieurs grandes qualités. De manière générale, l’organisation interne du livre et la clarté de l’argumentation facilitent la compréhension de l’enquête. De plus, le parti-pris d’effectuer des études de cas très précises est toujours solidaire d’une réflexion sur les conditions de montée en généralité (par exemple p. 115-116 et p. 149), ce qui permet à notre sens de contrôler la validité de la thèse globale. Enfin, la démarche consistant à lier une histoire intellectuelle (ici principalement l’histoire de l’histoire de la philosophie) à ses « contextes » sociaux et politiques permet de compléter et de préciser des travaux et débats touchant aux relations actuelles entre philosophie et sciences (sociales)2. Il s’agit donc en définitive d’une contribution importante aux domaines de l’histoire sociale, politique et intellectuelle.
Notes
1 Pour une description de ce projet financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) et la liste des publications associées, consulter : https://www.memophi.uni-freiburg.de.
2 Pour un aperçu des prises de positions sur cette question dans l'espace académique français, on peut par exemple se reporter à la troisième partie et à la conclusion de l'ouvrage suivant : Joly Marc, Pour Bourdieu, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; compte rendu de Kevin Toffel pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/31399.
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Référence électronique
Matthias Fringant, « Catherine König-Pralong, La colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 avril 2018, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/33544 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.33544
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