Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2019Roman Kuhar & David Paternotte, C...

Roman Kuhar & David Paternotte, Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité

Élise Escalle
Campagnes anti-genre en Europe
Roman Kuhar, David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l'égalité, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « SXS Sexualités », 2018, 363 p., trad. Agnès Chetaille & David Paternotte, préf. Florence Rochefort, ISBN : 978-2-7297-0942-6.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Kuhar Roman & Paternotte David (dir.), Anti-Gender Campaigns in Europe. Mobilizing against Equality(...)
  • 2 Richardson Diane, Rethinking Sexuality, Londres, Sage, 2000.

1Dans cet ouvrage collectif dont la traduction française paraît dans une version augmentée et actualisée un an après sa première édition anglophone1, les auteur·trice·s proposent une cartographie sociologique inédite des mouvements anti-genre dans treize pays européens, dont la Russie. Adoptant une approche transnationale et comparée, l’analyse est centrée sur l’action, sur les discours et sur les modes de diffusion constitutifs de ces mobilisations, dont l’horizon commun est de s’opposer à une « idéologie du genre » conçue comme un ensemble variable d’interventions et de politiques en faveur de l’égalité dans le domaine de la « citoyenneté sexuelle »2, des droits reproductifs, de l’éducation, de la construction des savoirs et des pratiques démocratiques. En évitant « une conception téléologique des politiques de genre et de sexualité » dont le récit tend à considérer ces résistances hétérogènes comme de simples « reliquats du passé » (p. 13-14), les différentes contributions cherchent ainsi à décrire la « recomposition disparate et complexe de l’opposition aux libertés fondamentales de choix et de libre disposition de son corps », comme le souligne Florence Rochefort dans sa préface (p. 9).

  • 3 Kováts Eszter & Põim Maari (dir.), Gender as Symbolic Glue. The Position and Role of Conservative a (...)
  • 4 Garbagnoli Sara & Prearo Massimo, La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Pari (...)

2Dans la mesure où elle joue le rôle de « colle symbolique »3 permettant à des militant·e·s ayant des buts très différents « de travailler collectivement contre un ennemi commun » (p. 25), l’« idéologie du genre » est étudiée dès l’introduction par Roman Kuhar et David Paternotte en tant que discours et stratégie au cœur de ces mobilisations. Issue de « débats internes à l’Église catholique » (p. 20), dont des travaux récents ont permis de faire les généalogies4, ce concept apparaît au Vatican en réaction aux conférences internationales du Caire et de Beijing du milieu des années 1990, et fait l’objet d’une diffusion émanant simultanément de membres du clergé et de personnalités laïques. Revendiquant « des notions progressistes telles que le genre ou le féminisme pour en modifier la signification » (p. 22), différents ouvrages des domaines de la théologie, du journalisme, de l’activisme ou des savoirs universitaires mobilisent alors cette structure interprétative pour expliquer l’adoption de réformes à une échelle globale et « relier différentes sortes d’acteurs dans le cadre d’une conspiration présumée » (p. 16).

3Toutefois, faire l’histoire de cette invention catholique ne suffit pas à comprendre comment un tel discours a pu, au début des années 2010, « se transformer en manifestations de rue massives » (p. 28). Convoquant « le sens commun et [des] divisions binaires entre “eux” et “nous” » (p. 26), les mobilisations anti-genre s’appuient en effet sur « la vague populiste de droite qui traverse l’Europe depuis quelques années » (p. 25). Elles agissent ainsi comme le catalyseur de projets politiques nationalistes, suprémacistes et/ou socialement conservateurs, dont l’agencement varie suivant les contextes. Loin de céder à un « nationalisme méthodologique » qui a pu aboutir à présenter l’opposition au mariage pour tous comme une exception française (p. 14), ou encore « le conservatisme de genre » comme une singularité de la situation polonaise (p. 236), le livre insiste donc sur des réseaux et des logiques d’action qui circulent, sans pour autant renoncer à décrire des singularités locales.

  • 5 Laclau Ernesto, La guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, Paris, La Découverte, coll. « (...)

4Bien que les contributions se succèdent dans l’ordre alphabétique des treize pays évoqués, le contraste entre le recours à une grille analytique commune et une méthodologie propre à chaque étude traduit cette exigence sur un plan épistémologique. Ainsi, Paula-Irene Villa montre comment « l’anti-genderisme » en Allemagne fait fond sur « l’absence d’ambiguïté sociale que certains groupes ont le sentiment d’avoir perdue » (p. 38), et articule une critique de la réorientation des politiques publiques familiales suite aux mouvements d’émancipation des années 1970-1980. Farouchement anti-communistes, anti-européennes et le plus souvent racistes, ces attaques ne comportent toutefois qu’une faible empreinte religieuse, en dépit de la présence dans le pays de certaines figures catholiques, centrales pour le mouvement à l’international. Révisionniste, l’« anti-genderisme » se comprend donc avant tout comme « une tentative de défaire ou d’effacer une partie de l’histoire récente », par un discours complotiste d’« auto-héroïsation » de ses militant·e·s (p. 53). En Autriche, bien que le conservatisme de droite y repose fortement sur le catholicisme, par différence avec une extrême-droite laïque et nationaliste, c’est également la perspective « d’accroître leur pouvoir culturel » (p. 76) qui rassemble ces deux courants auprès de « parents inquiets » dans les coalitions anti-genre (p. 65). Comme l’expliquent Stefanie Mayer et Brigit Sauer, « l’idéologie du genre » fonctionne alors comme un « signifiant vide »5 dans la rhétorique d’alliances promouvant une hégémonie masculiniste et islamophobe, face à la prétendue « menace existentielle » de l’égalité et du pluralisme (p. 75).

5Bien qu’elles n’aient eu qu’un impact limité sur le cadre législatif et les politiques institutionnelles des pays germanophones, les campagnes anti-genre ont cependant eu des conséquences importantes dans le contexte croate étudié par Amir Hodžić et Aleksandar Štulhofer. S’appuyant sur le renouveau de l’Église catholique nationale durant la période postsoviétique, un réseau restreint d’organisations de la société civile est en effet parvenu à s’opposer à l’implantation des programmes d’éducation sexuelle et à bloquer juridiquement le mariage entre personnes de même sexe, par la « légitimation d’un discours sur la morale religieuse et les valeurs traditionnelles » dans l’espace public croate (p. 113). Une stratégie comparable, qui permet de mobiliser à la fois des associations de grands-parents et une nouvelle génération de jeunes activistes conservateur·trice·s, a abouti en Slovénie à deux référendums d’opposition à ce même mariage en 2012 et 2015, dont Roman Kuhar analyse les raisons des succès dans sa contribution.

6Loin de pouvoir se résumer à un clivage Est-Ouest, la force de ces manifestations s’explique aussi par la mobilité de personnalités des droites religieuses américaines et européennes et par la circulation des savoirs militants. Michael Stambolis-Ruhstorfer et Josselin Tricou montrent ainsi comment la « Manif pour tous » en France repose sur une base sociologique issue des classes aisées, qui a fourni au mouvement « de formidables ressources organisationnelles » (p. 154). Celle-ci permet alors aux campagnes conduites par cette organisation aussi bien de drainer les réseaux et élites favorables à un catholicisme d’identité en France que de s’exporter à l’étranger. Elle inspire ainsi directement le nom de la principale organisation anti-genre italienne, avant que les Sentinelle in Piedi ou encore les discours de « renaturalisation de la division sexuée du travail » (p. 220) ne retraversent la frontière en sens inverse.

7Dans ce contexte de « radicalisation catholique » que décrit Sara Garbagnoli (p. 217), des acteurs étatiques prennent alors part aux conférences, organisations et mouvements familialistes pour renforcer leur position géopolitique. C’est le cas en Russie, pays dont Kevin Moss souligne qu’il ambitionne de « devenir le chef de file mondial des « valeurs traditionnelles » » (p. 285). L’Église orthodoxe russe, en lien avec des acteur·trice·s à l’international, joue un rôle central dans ce processus, en particulier dans les domaines de la législation et de la production des savoirs. Comme l’observent Agnieszka Graff et Elżbieta Korolczuk en Pologne, cette rhétorique occidentaliste se réapproprie les codes du discours anti-colonial pour créer une « intersection entre des influences conservatrices globales et la résurgence locale d’un nationalisme genré » (p. 241). Souvent portée par des femmes, elle accompagne l’arrivée au pouvoir de la droite en 2015 et lui fournit des cadres politiques. Revendiquée dans le cadre d’une « guerre culturelle » depuis 2017 par le gouvernement en Hongrie, cette stratégie sert ainsi une conception « illibérale » et souverainiste de l’exercice du pouvoir, dans un contexte de remise en cause des fondements de la construction européenne, précisent Eszter Kováts et Andrea Pet.

8Enfin, Monica Cornejo et José Ignacio Pichardo pour l’Espagne, Mary McAuliffe et Sinéad Kennedy pour l’Irlande et Alberta Giorgi pour le Portugal soulignent le rôle clé de la temporalité dans l’interface entre réformes et campagnes anti-genre dans des pays à forte population catholique. Si, en Espagne, l’adoption rapide de politiques d’égalité a provisoirement pris de cours le clergé et ses relais médiatiques, c’est au contraire la présence historique de dispositions anti-avortement dans la constitution irlandaise qui a décrédibilisé localement les discours « pro-vie », suite à une série de scandales sanitaires. Sarah Bracke, Wannes Dupont et David Paternotte montrent cependant que, même dans un pays fortement sécularisé comme la Belgique, « le timing des réformes éthiques dans les années 2000 » (p. 93) a été crucial pour prévenir les mobilisations, sans que cela n’empêche en retour des tentations homonationalistes. Les auteur·trice·s soulignent ainsi que les partis et militant·e·s d’extrême droite en Flandre n’hésitent pas à « utiliser l’égalité de genre et les droits sexuels » pour promouvoir une rhétorique anti-immigration, islamophobe et séparatiste, censée permettre la défense des « valeurs « éclairées » propres à l’Occident » (p. 85).

9La conclusion, rédigée par les deux coordinateurs de l’ouvrage, propose enfin une précieuse synthèse des différentes contributions dans une perspective comparée. Elle rappelle notamment combien « le discours contre l’« idéologie du genre » fait fortement écho à d’autres débats en cours dans certaines sociétés européennes », tels que l’euro-scepticisme, « les inquiétudes nationales et “raciales”, et les résistances à la mondialisation » (p. 328). Ces éléments ne doivent cependant pas faire oublier le fait que les campagnes anti-genre s’inscrivent aussi dans un mouvement spécifique, organisé et en plein essor, qui partage des stratégies et répertoires d’action à une échelle transnationale, ce que démontre l’ensemble du livre. À ce titre, ce dernier représente un apport indispensable pour les chercheur·euse·s en sciences humaines qui se donnent pour but de comprendre comment ces mobilisations, « loin d’être un phénomène isolé », renvoient à « une constellation complexe d’acteurs globaux » (p. 332).

Haut de page

Notes

1 Kuhar Roman & Paternotte David (dir.), Anti-Gender Campaigns in Europe. Mobilizing against Equality, Londres, Rowman & Littlefield International, 2017.

2 Richardson Diane, Rethinking Sexuality, Londres, Sage, 2000.

3 Kováts Eszter & Põim Maari (dir.), Gender as Symbolic Glue. The Position and Role of Conservative and Far Right Parties in the Anti-Gender Mobilization in Europe, Bruxelles Foundation for European Progressive Studies et Budapest, Friedrich-Ebert-Stiftung, 2015.

4 Garbagnoli Sara & Prearo Massimo, La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2017 ; compte rendu de Marie Duru-Bellat pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23788.

5 Laclau Ernesto, La guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, Paris, La Découverte, coll. « MAUSS », 2000.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Élise Escalle, « Roman Kuhar & David Paternotte, Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/33524 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.33524

Haut de page

Rédacteur

Élise Escalle

Chargée de cours et doctorante en philosophie esthétique à l’Université Paris Nanterre, rattachée aux laboratoires HAR (Histoire des arts et des représentations) et Sophiapol (Sociologie, philosophie et anthropologie politiques). Membre du projet de recherche UPL/CNRS « Genre et transmission. Pour une autre archéologie du genre », axe « Archives du genre, genre de l’archive ». Sa thèse porte sur les généalogies trans et féministes de la modernité musicale.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search