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Dominique Cardon, Culture numérique

Guillaume Arnould
Culture numérique
Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Les petites humanités », 2019, 430 p., ISBN : 9782724623659.
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Texte intégral

1Synthèse massive des effets de la révolution digitale selon Dominique Cardon – sociologue des médias et des technologies de l’information et de la communication à Sciences Po – Culture numérique développe une perspective généalogique qui prend soin d’expliquer en quoi le contexte et les choix des acteurs de la naissance de l’informatique, de même que leurs valeurs, ont influencé et déterminent parfois encore le fonctionnement actuel d’internet et des réseaux de communication. L’auteur y compare l’arrivée du numérique à l’invention de l’imprimerie, choisissant un terme aussi général que celui de culture pour cerner : « la somme des conséquences qu’exerce sur nos sociétés la généralisation des techniques de l’informatique » (p. 18).

2Sont ainsi mobilisés de nombreux savoirs associés au numérique, à ses outils, et aux services informatiques. Autour d’un objet trop rarement saisi dans sa globalité, Cardon mûrit une analyse qui croise la sociologie, la science politique, l’économie, ou encore les sciences de l’information et de la communication. Les ruptures que l’informatique a pu induire en termes de pratiques de communication, de consommation et de production y sont décrites avec précision. Bien souvent, l’auteur prend appui sur les protagonistes de ces ruptures – ingénieurs, manageurs, scientifiques, politiques – pour dynamiser son propos et restituer les rôles de grandes figures souvent méconnues. In fine, Culture numérique aborde successivement : la généalogie d’internet ; le web comme bien commun ; la culture participative et les réseaux sociaux ; l’espace public numérique ; l’économie des plateformes ; le big data et les algorithmes.

3Le chapitre liminaire retrace la confrontation de différentes cultures autour de la conception informatique. Historiquement, le web s’est développé en combinant les savoirs d’ingénieurs (concepteurs) et de communautés hippies (utilisateurs) et militaires (demandeurs de solutions). Pour Cardon, ceci explique en grande partie la philosophie libertaire associée à internet et les tensions envers les autorités désireuses de contrôler le web – gouvernements, tribunaux, entreprises, etc. Globalement, les réseaux informatiques sont utilisés par des collectifs en ligne qui partagent des affinités, des centres d’intérêts ou parfois simplement des intérêts : certains acteurs ont alors pour objectif de déployer un monde virtuel qui permet de changer la société sans prendre le pouvoir, sorte de territoire autonome vis à vis des États et des institutions politiques ; d’autres communautés voudraient améliorer l’humain grâce à la machine ou même se forger de nouvelles identités en changeant virtuellement de sexe, d’âge, de nationalité, etc.

4Un des intérêts majeurs du livre est ainsi de rappeler dans un second temps la nature des réponses techniques apportées à ces besoins et à ces valeurs libertaires. Les innovations informatiques découlent en effet bien souvent de processus originaux, et dont les utilisateurs sont les créateurs. Des innovations ascendantes, qui se déploient de manière virale, sont associées à une culture du partage et de l’ouverture incarnée notamment dans les logiciels libres, ces programmes pouvant être utilisés, modifiés et distribués sans contraintes au bénéfice de tous les utilisateurs. Et les modifications radicales des usages de l’informatique touchent aussi bien les produits que les procédés : pour Cardon, l’encyclopédie en ligne Wikipédia illustre bien cette reconfiguration d’un partage de connaissance à mi-chemin entre logiques de marchés et établissement de biens communs.

  • 1 Voir en particulier Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2 (...)
  • 2 L’exemple du selfie en est assez représentatif : les filles ont davantage tendance à sourire que le (...)
  • 3 Notamment dans le domaine du droit : propriété intellectuelle, droits d’auteur, liberté d’expressio (...)

5Les deux chapitres suivants traitent de la participation numérique aux débats publics et des nouveaux procédés de communication associés au numérique – ceci en prise avec les précédents travaux de l’auteur1. Notamment, il s’agit de décrire et classer les réseaux sociaux selon une typologie qui tient compte de la visibilité des acteurs et de leurs modalités de prise de parole : Cardon y distingue d’une part l’identité en ligne réelle de l’identité projetée, afin d’envisager sa fidélité à la réalité ; d’autre part, il s’agit de tenir compte, en termes d’identité acquise ou active, de la tendance des internautes à montrer qui ils sont ou ce qu’ils font. En découlent de nombreuses classifications – l’identité civile renvoyant par exemple à la subjectivation des individus qui publicisent leurs caractéristiques réelles sur des réseaux sociaux tandis que l’identité narrative résulterait d’un processus de théâtralisation des informations mises en ligne. Ainsi, ces types d’identité déterminent plusieurs formes de visibilité des acteurs sur les plateformes : montrer en étant caché, tout montrer et tout voir, etc. Les réseaux sociaux comportent en effet des systèmes relationnels spécifiques, solidaires du déploiement d’identités parfois exclusivement numériques. Ils permettent à chacun de choisir ce qu’il diffuse et démocratisent des pratiques créatives telles qu’entre autres la musique ou l’écriture – même s’ils consacrent en retour un certain conformisme2 et posent des enjeux de régulation très clairs3.

6L’auteur insiste sur l’impact de ce nouvel espace public numérique sur les pratiques démocratiques. Pour lui, il favorise des modes d’expression et de revendication originaux, car décentralisés et participatifs, mais sans aboutir à une forme politique stable et opérationnelle. Pour en résumer brutalement l’esprit, la démocratie internet permettrait de se mobiliser sans passer par les politiques ni les médias, mais sans déboucher sur une alternative à la démocratie représentative. Les journalistes et les circuits d’information sont compromis par ces nouvelles formes de débat et d’expression, mais si leur audience ou leurs revenus se réduisent parfois, les médias traditionnels conservent leur autorité, et principalement leur capacité à établir une vérité factuelle.

  • 4 Visant à distinguer le rôle qu’une organisation peut jouer pour introduire un mécanisme de marché s (...)

7Les deux derniers chapitres sont encore plus ancrés dans l’actualité du numérique. L’auteur y traite d’abord du rôle économique des grands opérateurs informatiques : moteurs de recherche, commerce en ligne, réseaux sociaux, fabricants de matériel électronique, etc. Ces jeunes entreprises ont su monétiser des éléments cruciaux de la culture numérique. Et Cardon rappelle à cet égard l’opposition traditionnelle entre économie de partage et économie de plateforme4. Les plateformes numériques reposent paradoxalement sur des solutions techniques garantes de confiance entre offreurs et demandeurs, mais elles ont bâti leur succès sur des pratiques de publicité en ligne qui ont révolutionné le marketing, le numérique donnant accès à des informations plus fines sur le comportement de futurs consommateurs potentiels.

  • 5 Voir notamment Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l'heure des big data, Pa (...)

8Finalement, l’ouvrage revient sur le big data et les algorithmes – déjà abordés dans des travaux antérieurs5. Dans l’ensemble labyrinthique de l’espace numérique, la valorisation des données constitue un enjeu primordial. Sur internet, quatre critères détermineraient selon Cardon la valeur des informations : leur popularité, leur autorité, leur réputation et leur capacité à prédire des comportements. Mais, au-delà de ces critères, il souligne que leur exploitation procède de machines. S’agissant bien d’outils et de techniques, il convient donc d’interroger le sens et les conséquences de cette exploitation des données. Un exemple parmi d’autres : fonder des prédictions algorithmiques sur des historiques de navigation peut pérenniser et systématiser des biais discriminants. De plus, les enjeux de la surveillance numérique amènent Cardon à clore son analyse en soulignant avec malice que son livre, qui s’ouvrait sur les promesses d’un monde meilleur imaginé par les pionniers de l’informatique, se referme sur une menace orwellienne : celle d’un contrôle de la vie privée grâce aux nouvelles technologies. Ce dernier passage est tout à fait emblématique de l’esprit de Culture numérique, qui veut éclairer le lecteur sur les potentialités et les risques liés à l’emprise du numérique sur la vie sociale.

9Donnant un certain nombre de clés de lecture sans jamais sombrer dans le manichéisme, plusieurs facteurs expliquent le caractère littéralement addictif de la lecture de Culture numérique. D’une part, rédigé dans un style agréable, l’ouvrage rend accessibles des sujets complexes et technologiques. Notamment, l’auteur y décrypte les algorithmes et l’intelligence artificielle en des termes simples, mais sans minorer pour autant leurs enjeux fondamentaux. Adapté de l’enseignement de Cardon, le livre s’appuie sur des années de cours pour proposer un rythme et une structure pédagogiques, permettant d’en dévorer le contenu. D’autre part, cette limpidité s’accompagne d’une grande rigueur scientifique. Comme le rappellent les orientations bibliographiques qui clôturent chaque entrée de l’ouvrage, il s’agit là d’une véritable introduction au sujet en question – combinant même un effort de vulgarisation et d’actualisation puisqu’un phénomène aussi contemporain que celui des gilets jaunes est pris en compte.

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Notes

1 Voir en particulier Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010 (compte rendu de Marin Dacos pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1162).

2 L’exemple du selfie en est assez représentatif : les filles ont davantage tendance à sourire que les garçons, de même que les Brésiliens par rapport aux Russes par exemple.

3 Notamment dans le domaine du droit : propriété intellectuelle, droits d’auteur, liberté d’expression, etc.

4 Visant à distinguer le rôle qu’une organisation peut jouer pour introduire un mécanisme de marché solvable par opposition à la réciprocité et la gratuité qu’implique le partage.

5 Voir notamment Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l'heure des big data, Paris, Seuil, 2015 (compte rendu de Thibault De Meyer pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20554).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Dominique Cardon, Culture numérique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 mars 2019, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/32737 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.32737

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Rédacteur

Guillaume Arnould

Inspecteur pédagogique d'économie et gestion, académie de Rouen.

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