Lydie Laigle et Sophie Moreau, Justice et environnement. Les citoyens interpellent le politique
Texte intégral
1D’abord outil de contestation contre les discriminations socio-environnementales, puis champ d’étude universitaire et enfin principe de gestion institutionnalisé, la justice environnementale recouvre des discours fort différents depuis son apparition dans les années 1980 aux États-Unis. De fait, sa définition reste floue, complexe et dépendante des contextes où elle est utilisée. Lydie Laigle et Sophie Moreau ne proposent pas dans leur ouvrage une définition unique de la justice environnementale. Au contraire, conformément au parti pris des ouvrages de la collection du Labex Futurs Urbains, elles s’attachent davantage à proposer leurs lectures de la notion, au prisme de leurs disciplines et de leurs travaux respectifs. Lydie Laigle est sociologue et travaille sur la justice climatique tandis que Sophie Moreau est géographe et s’intéresse aux politiques d’aménagement et de développement à Madagascar. Le constat central qui anime les deux autrices est que les politiques environnementales, sociales et urbaines ne prennent pas en compte les inégalités environnementales telles qu’elles sont vécues par les citoyens. L’ouvrage est composé de deux parties qui peuvent se lire de façon indépendante.
2La première partie, écrite par Lydie Laigle, vise à articuler inégalités environnementales et justice climatique en défendant l’idée selon laquelle la justice environnementale devient réellement intelligible lorsque l’on prend en compte « la diversité des éthiques » (p. 99) liant les sociétés aux milieux. L’état des lieux des inégalités et injustices environnementales proposé revient sur les définitions plurielles de ces notions à la lumière de leur circulation entre contexte français et contexte américain. Lydie Laigle observe ainsi que les associations d’acteurs autour de la justice environnementale diffèrent entre les États-Unis et la France. Si aux États-Unis il y a bien un mouvement qui s’organise à partir des militants, des scientifiques et des politiques publiques, ce n’est pas le cas en France. Cela s’explique par la prégnance des règles d’urbanisme qui ont régulé les problèmes environnementaux dès le XIXe siècle. Cette régulation ancienne a limité l’émergence de mouvements citoyens français sur ces thématiques dans la mesure où ils étaient « pris en tenaille entre les procédures publiques et le confinement de l’expertise » (p. 24). L’autrice propose de parler d’injustice environnementale plutôt que d’inégalité afin d’insister sur l’importance de la capacité des citoyens à se mobiliser et à participer de façon démocratique à la fabrique de la ville afin de répondre aux transformations de leur milieu de vie. La définition des injustices environnementales qu’elle propose dépasse ainsi les questions d’accès aux aménités et d’exposition aux nuisances et aux risques plus couramment évoquées. Cet élargissement de la définition permet à Lydie Laigle d’en pointer la principale limite : la difficulté d’objectiver des situations d’injustice dans la mesure où elles se rapportent à des situations vécues et perçues par des individus. C’est cet écart entre savoirs experts et savoirs citoyens qui limite la prise en compte des injustices environnementales par les autorités publiques et la mise en place d’un processus démocratique de production de l’environnement.
3La première partie se clôt par une étude sur la justice climatique, qui s’ouvre ici à une nouvelle thématique, celle des effets inégaux du changement climatique sur les populations. Cette étude de cas est l’occasion pour Lydie Laigle de réaffirmer l’importance d’une approche multiscalaire des inégalités environnementales. Elle le montre au travers des mobilisations environnementales qui apparaissent de manière simultanée à l’échelle locale et globale autour de points de convergence comme la reconnaissance d’une dette écologique, le respect des droits territoriaux des populations autochtones et la possibilité d’une transition écologique sur des bases démocratiques renouvelées. Pour l’autrice, il s’agit aussi de repenser les approches de la justice en dépassant les questions de redistribution pour prendre en compte une « éthique relationnelle » (p. 79), soit les relations des êtres aux milieux comme enjeu démocratique de reconnaissance et de mobilisation.
4La seconde partie, écrite par Sophie Moreau, revient sur les contradictions qui entourent la notion de justice environnementale, contradictions qui, loin de décrédibiliser la notion, sont le signe de sa vitalité et montrent le processus d’élaboration et de construction « des droits sociaux et politiques à travers l’environnement » (p. 112). L’autrice signale que le changement d’échelle de la notion de justice environnementale, entre son émergence et son internationalisation, témoigne de l’opérabilité de la notion comme clé de lecture des relations Nord-Sud, notamment dans un cadre post-colonial, en permettant de remettre en parallèle les inégalités socio-environnementales et les relations de domination. Sophie Moreau rattache la justice environnementale aux théories de la justice sociale en rappelant les différents sens possible de la justice : justice distributive, justice comme reconnaissance et justice procédurale. Elle expose également la difficulté qu’il peut y avoir à penser ensemble justice sociale et justice environnementale : « Si l’on cherche à reconnaître des droits “de l’environnement”, alors cela revient à penser l’homme comme un être perturbateur des écosystèmes et à limiter son action. Si l’on cherche à reconnaître des droits sociaux, cela revient à penser l’environnement comme du “tout social”, sans reconnaître de valeur spécifique à celui-ci » (p. 147). Les multiples sens donnés au mot justice sont ainsi créateurs de contradictions : la place prépondérante donnée à la justice distributive dans l’évaluation, la remédiation et la compensation des injustices environnementales amène à une quantification des inégalités qui ne rend pas forcément compte de la réalité, complexe et difficile à délimiter. De même, la justice procédurale crée des déséquilibres en termes de rapports de pouvoir entre les groupes sociaux et ne permet pas de négociations justes.
5La partie de Sophie Moreau s’achève par une étude de cas sur la construction de normes de justice environnementale à Madagascar. Les normes de justice environnementale sont entendues comme « des représentations et des valeurs associant environnement et groupe social dominé […] qui sont utilisées pour contester et obtenir des droits, et qui font l’objet d’un consensus à différents niveaux, local, national et global » (p. 182). L’autrice montre que, même si les politiques de justice environnementale des acteurs mondialisés pour la conservation de la biodiversité ou l’exploitation minière sont un échec, elles ont permis aux Malgaches de se familiariser avec des discours globaux sur la justice et ainsi d’organiser des mobilisations locales reprenant les codes de ces discours pour défendre une gestion démocratique de leur environnement. Sophie Moreau identifie plusieurs normes qui mettent en forme les discours de justice environnementale : la reconnaissance de certains acteurs comme capables de contester, la valorisation de la mesure et de la carte et l’élaboration de grandes valeurs consensuelles (biodiversité, paysan-écologiste, sacralisation de la terre, …). Malgré les sens très divers et les apparentes contradictions qui entourent la notion, ces normes construisent un langage commun autour d’une justice environnementale à portée marchande et distributive. C’est ce langage commun qui permet aux habitants, aux associations et aux institutions de négocier ensemble.
6Bien qu’il s’agisse d’un parti pris de la collection, on peut regretter que les deux autrices ne croisent jamais directement leur point de vue, même dans l’épilogue où elles répondent chacune à la même question de façon séparée. Elles ont pourtant des points de convergence et de divergence intéressants sur ce qui fonde la justice environnementale et étayent leurs propos par deux études de cas très différentes. Finalement, il ressort de ces deux essais que ce sont bien les citoyens qui reconnaissent et dénoncent les injustices environnementales en se mobilisant pour défendre leur droit à un environnement équitable. La réussite de l’ouvrage tient dans cette mise en avant du sentiment d’injustice environnementale, considéré comme central et pourtant largement délaissé par les politiques actuelles qui ne savent se saisir de ce savoir issu de l’expérience du milieu.
Pour citer cet article
Référence électronique
Amélie Deschamps, « Lydie Laigle et Sophie Moreau, Justice et environnement. Les citoyens interpellent le politique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 mars 2019, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/32346 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.32346
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