Philippe Poirrier, Culture, médias, pouvoirs aux Etats-Unis et en Europe occidentale de 1945 à 1991
Texte intégral
1Les questions au programme des concours du second degré sonnent traditionnellement l’heure de la synthèse pour les spécialistes concernés : le manuel dirigé par Philippe Poirrier n’échappe pas à cette logique, mais le fait avec originalité. Réunissant un grand nombre de contributeurs — pour certains vétérans de l’histoire culturelle (Pascal Ory, Laurent Martin…), pour d’autres chercheurs plus jeunes proposant des objets nouveaux —, l’ouvrage s’adresse en premier lieu aux étudiants préparant la question d’histoire contemporaine de l’agrégation et du CAPES. Toutefois, il constitue aussi, un recueil de documents où les professeurs pourront trouver de quoi nourrir leurs cours, ainsi que, en filigrane, un bilan d’étape pour les historiens, puisqu’il entend montrer l’état des nouveaux chantiers de l’histoire culturelle.
- 1 Sur l’héritage de l'École de Francfort : Voirol Olivier, « La Théorie critique des médias de l'Écol (...)
- 2 Sur les enjeux des cultural studies : Mattelart Armand, Neveu Erik, Introduction aux Cultural Studi (...)
- 3 Becker Howard S., Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
- 4 Morin Edgar, L'esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962.
- 5 Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
- 6 Notamment depuis les travaux pionniers de Pascal Ory : Ory Pascal, « L'histoire culturelle de la Fr (...)
2Revenant dans son introduction sur les bouleversements qui ont touché ce domaine depuis une cinquantaine d’années (de l’école de Francfort1 aux cultural studies britanniques2, de la sociologie interactionniste d’Howard Becker3 aux travaux d’Edgar Morin4 ou de Pierre Bourdieu5 en France), Philippe Poirrier s’attarde sur les questionnements qui ont occupé les historiennes et historiens du culturel depuis la fin des années 19806. Le second vingtième siècle dont il est ici question a ainsi fait l’objet d’études se cristallisant autour de trois axes. La période est d’abord celle de la diffusion massive des contenus culturels, soutenue en particulier par la généralisation de la télévision : cette culture de masse, longtemps laissée de côté par les chercheurs, trouve aujourd’hui toute sa place dans les travaux académiques. Par ailleurs, la question des circulations culturelles a également connu une attention renouvelée, notamment autour des acteurs (l’État et sa diplomatie culturelle, parfois relayés par des acteurs privés, mais aussi les dissidents et les immigrés). Enfin, les politiques culturelles — de la « démocratisation » et ses différentes formes nationales aux questions de censure, en passant par le rôle des organisations culturelles internationales — constituent le dernier pan de cette historiographie dynamique.
3Le corps de l’ouvrage se compose d’une quarantaine de dossiers thématiques, variés selon les échelles, les espaces et les angles d’analyse. Chacun d’entre eux, en moins de dix pages, propose un développement concis sur la question, une courte bibliographie, et quelques documents venant appuyer et démontrer le propos.
4L’ensemble est organisé en trois temps selon une démarche chrono-thématique : la période allant de 1945 à la fin des années 1950 porte essentiellement sur les affrontements culturels (« Libération, engagement et guerre froide »). On y trouve en effet des dossiers portant sur le contrôle politique dans le contexte de guerre froide (autour du maccarthysme) ou sur l’engagement d’intellectuels (à propos de Raymond Aron), qui présentent tous deux l’intérêt d’être largement traités du point de vue médiatique, en étudiant la façon dont les médias nouveaux ont permis l’émergence des acteurs concernés sur la scène publique : « si la presse écrite avait fait McCarthy, la télévision allait le défaire » (p. 22). Notons également un pertinent chapitre sur le cinéma américain en tant que vecteur des musiques populaires, qui permet à la fois une étude des circulations trans-médias (en soulignant la perméabilité, tout au long des années 1950, entre le rock et Hollywood jusque sur les affiches des films) et transatlantiques (avec les Beatles qui apprennent leur métier de musiciens dans les films du King). Enfin, un soin particulier est prêté à la question du complexe rapport des masses à la culture : on trouve notamment le manifeste saisissant de l’association Peuple et culture en faveur de l’éducation populaire, ou un étonnant chapitre sur les clubs de vacances, dont la vision, volontiers ethnographique, montre bien toutes les tensions autour de la signification même de ce concept de « vacances ».
- 7 Sartre Jean-Paul, « Culture de poche et culture de masse », Les Temps modernes, n°228, 1965.
5Les années 68 (fin des années 1950 – début des années 1970) sont celles des « Contestations, révoltes et contre-cultures ». Ces dernières sont largement évoquées (mouvement hippie, festivals de musique), avec souvent un souci salutaire de comprendre leur trajectoire par rapport à la culture légitime : rejet, mais aussi récupération par celle-ci (l’entrée des affiches de mai 68 sur le marché de l’art), ou encore transformation plus tardive en objet commercial (la Movida, dépeinte avec des documents captivants). Au-delà des contestations, la période est aussi celle de l’intensification des circulations, traversant le rideau de fer (la Beatlemania) et entraînant leur lot d’adaptations locales (les yéyés). Cet essor sans précédent de la culture de masse, grâce à laquelle « des dizaines de millions de jeunes ont des références communes, au-delà des frontières et d’une culture nationale apprise à l’école » (p. 163), amène aussi son lot de résistances et de débats, notamment chez les intellectuels. La querelle du livre de poche, par exemple, qui faisait craindre la dévalorisation du livre à nombre de penseurs français, se conclut sur un constat sévère de Jean-Paul Sartre : « ce sont toujours les classes aisées et moyennes qui achètent »7 (p. 123).
- 8 Winock Michel, Les Années Mitterrand. Journal politique, 1981-1995, Vincennes, Éditions Thierry Mar (...)
6La dernière période, des années 1970 à 1991, apparaît comme un moment de « Libéralisation, patrimonialisation et mondialisation ». Elle voit se modifier les conditions du contrôle culturel : un dossier remarquable de concision met l’accent sur le passage d’une logique de censure (comme en France pendant la guerre d’Algérie) à une logique plus ambiguë de directives étatiques visant à couper les subventions (comme aux États-Unis dans le cas de la croisade du sénateur républicain Jesse Helms contre l’art « obscène ou indécent » (p. 198) des photographes Andres Serrano ou Nan Goldin). Le paysage intellectuel évolue aussi largement : deux chapitres traitent ainsi, pour le cas français, de l’« effet Soljenitsyne » et de la place de la culture à la télévision, deux dynamiques qui permettent conjointement l’émergence des « Nouveaux philosophes » et de leur succès davantage médiatique qu’intellectuel. Enfin, c’est aussi une période de questionnements autour de la politique culturelle, avec un chapitre conclusif dont les documents mettent en évidence la charge d’Alain Finkielkraut ou de Marc Fumaroli contre une politique culturelle (réduite, dans cette optique, à la fête de la musique, aux grands travaux, aux commémorations du Bicentenaire de la Révolution française) qui, d’après le premier, « noierait la culture (l’art) dans les pratiques culturelles » (p. 293). Une peur auquel répond l’effarement de Michel Winock dans son Journal politique8 face à cette conception selon laquelle « le peuple [est] considéré une fois pour toutes comme inapte aux choses de l’esprit » (p. 295).
7Composé d’une multitude de chapitres courts allant droit au but, l’ouvrage permet de mobiliser aisément de nombreux exemples des dynamiques culturelles à l’œuvre sur la période. Il a néanmoins les défauts de ses avantages, et laisse au lecteur le soin de la montée en généralités. Le nombre de contributions permet un panorama suffisamment large des travaux actuels, même si on s’étonne que la bande dessinée soit évoquée tardivement, ou que la presse écrite ne fasse pas l’objet de quelques pages dédiées. Occasionnellement hagiographiques, c’est quand ils montrent les tensions, les échecs et les évolutions, que les dossiers invitent le mieux à réfléchir à la place de la culture dans les sociétés contemporaines, et c’est heureusement souvent le cas.
8Pour les historiennes et historiens du culturel, l’ouvrage met en lumière les (nombreuses) avancées des dernières décennies, autant qu’il esquisse, en creux, à travers des biens culturels seulement évoqués brièvement, le travail qui reste à accomplir. Les études poussées sur le jazz, le rock et la pop pourraient ainsi avantageusement se poursuivre en direction des musiques électroniques (des expérimentations savantes de Pierre Henry au bouillonnement de Detroit et de Chicago dans les années 1980) ou du phénomène disco (et sa surprenante circulation des États-Unis vers l’Italie ou l’Allemagne). Des pans larges de l’histoire culturelle du contemporain, comme le jeu vidéo, restent également sous-exploités : autant de perspectives d’approfondissements stimulantes pour l’histoire culturelle à venir.
Notes
1 Sur l’héritage de l'École de Francfort : Voirol Olivier, « La Théorie critique des médias de l'École de Francfort : une relecture », Mouvements, n°61, 2010, p. 23-32.
2 Sur les enjeux des cultural studies : Mattelart Armand, Neveu Erik, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003.
3 Becker Howard S., Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
4 Morin Edgar, L'esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962.
5 Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
6 Notamment depuis les travaux pionniers de Pascal Ory : Ory Pascal, « L'histoire culturelle de la France contemporaine : question et questionnement », Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°16, 1987, p. 67-82.
7 Sartre Jean-Paul, « Culture de poche et culture de masse », Les Temps modernes, n°228, 1965.
8 Winock Michel, Les Années Mitterrand. Journal politique, 1981-1995, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2018.
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Référence électronique
Romain Lebailly, « Philippe Poirrier, Culture, médias, pouvoirs aux Etats-Unis et en Europe occidentale de 1945 à 1991 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mars 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/32239 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.32239
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