Diane Reay (dir.), Bourdieu and Education
Texte intégral
1Rassemblant une douzaine de contributions publiées dans des revues du groupe anglo-saxon Taylor & Francis entre 1993 et 2017, cet ouvrage entend faire la preuve de l’utilité heuristique des concepts développés par Pierre Bourdieu (capital, habitus, champs, etc.) pour l’analyse des enjeux éducatifs au sens large. Diane Reay a ainsi sélectionné des articles portant sur des questions, des terrains ou des approches variés (essentiellement associés aux sciences et à la sociologie de l’éducation), mais ayant la pensée bourdieusienne comme cadre théorique commun. L’ambition est précisément d’en démontrer à la fois toute la richesse analytique et la très grande plasticité en matière empirique. De ce point de vue, le contrat est rempli. Néanmoins, ce que ce corpus gagne en diversité, il le perd malheureusement en cohérence, et ce d’autant plus que l’agencement des articles choisis ne répond ni à une logique chronologique, ni à une logique thématique.
2Par souci de synthèse, nous dégageons ici trois grands thèmes qui permettent d’articuler les différents chapitres de l’ouvrage. Le premier réunit les articles qui traitent, classiquement, de la reproduction des inégalités socio-économiques dans l’éducation supérieure. Le second agrège les analyses consacrées aux pratiques pédagogiques et qui ont une portée sensiblement prescriptive. Le dernier rassemble les contributions qui, sans nécessairement toujours convaincre, adoptent la démarche la plus audacieuse, dès lors qu’ils développent des considérations originales à partir des réflexions de Bourdieu ou réinterprètent certains de ses plus célèbres concepts.
- 1 Notons toutefois que Robbins ne rend pas justice à Jean-Claude Passeron, qu’il omet de citer en deh (...)
3Les chapitres 1, 7, 10 et 12 ont en commun le thème de l’éducation supérieure. Publié originellement en 1993 par Dereck Robbins, le premier article est certes le plus daté mais n’en reste pas moins éclairant. Il s’apparente à une revue de littérature visant à faire connaître au public anglo-saxon les travaux de Bourdieu consacrés au système d’enseignement supérieur français. Des Héritiers (1964) à La Noblesse d’état (1989) en passant par Homo Academicus (1984) et La Reproduction (1970), les principaux ouvrages du sociologue sont présentés dans leur contexte de rédaction1. Quant aux chapitres 7 et 10, ils renvoient aux terrains empiriques les plus « exotiques » du corpus et tendent à prouver que l’analyse bourdieusienne s’exporte plutôt bien : ils décrivent respectivement le double jeu d’intégration et d’exclusion entretenu par le système universitaire postapartheid en Afrique du Sud et la perception ambivalente d’étudiants chinois, dotés d’un fort capital social, vis-à-vis de leur université de Hong-Kong, pourtant réputée élitiste. De très bonne facture, le chapitre 12 interroge les raisons de l’abandon prématuré des études universitaires en Grande-Bretagne, à partir du concept séduisant d’habitus institutionnel (institutional habitus) que l’auteure, Liz Thomas, désigne comme l’ensemble des principes formels et informels qui structurent les valeurs, les objectifs ou les priorités des institutions et que les agents sont tenus d’intérioriser pour y réussir leur intégration. Dans sa conclusion, Liz Thomas suggère que les établissements d’enseignement supérieur doivent éviter de marginaliser leurs étudiants et les incite à investir dans leur accompagnement pédagogique (valoriser les enseignements inclusifs) et relationnel (favoriser les groupes d’interconnaissance), à défaut de pouvoir lutter contre les inégalités socio-économiques qui contraignent les plus précaires d’entre eux à s’enferrer dans des jobs alimentaires, jusqu’à se détourner de leurs études.
4Dans cette même veine prescriptive, les chapitres 4, 5, 6 et 9 se penchent sur les pratiques éducatives avec la volonté plus ou moins explicite de les améliorer. Sur la base d’une étude de terrain réalisée auprès d’un enseignant de lycée du centre de l’Angleterre, Ian Hardy (chapitre 4) analyse la capacité individuelle des professeurs à s’adapter à l’introduction des logiques néo-managériales dans l’enseignement. Dans l’article suivant, écrit à seize mains, Louise Archer et ses collègues étudient un projet-pilote lancé dans quelques collèges de Londres en vue de stimuler les élèves les moins socialement avantagés à poursuivre l’apprentissage des sciences. Dans le chapitre 6, Diane Reay démontre que les programmes d’outre-Manche visant à encourager l’implication des parents d’élèves dans la vie éducative favorisent principalement ceux qui jouissent du capital social le plus élevé. Partant d’une enquête au long cours menée dans une école primaire d’Australie, le neuvième chapitre analyse en quoi le sport scolaire naturalise, dans l’esprit des élèves, un rapport complexe au corps et au genre qui polarise les classes plus qu’il ne les fédère.
5Enfin, en sus du douzième chapitre déjà évoqué, les chapitres 2, 3, 8 et 11 se distinguent par leur relative audace théorique, dans la mesure où leurs auteurs s’efforcent de dépasser la pensée bourdieusienne, mais sans pour autant la critiquer. Au demeurant, ils ne parviennent pas toujours à convaincre de la pertinence des nouveaux concepts qu’ils ont forgés. Par exemple, à la différence de celui d’habitus institutionnel (chapitre 12), le concept de « capital émotionnel » (chapitre 3) ne nous apparaît pas d’une très grande utilité heuristique. Cependant, en réinterprétant la notion de « violence symbolique » pour traiter du problème de la violence dans les écoles de Chicago et celle de « capital culturel » comme synonyme de « blancheur » (whiteness) dans les représentations ethno-raciales en vogue dans les collèges britanniques, les analyses des chapitres 8 et 11 restent très intéressantes. Dans le second article, David James revient sur la notion peu connue chez Bourdieu de misrecognition ou « méconnaissance ». Celle-ci affecte les acteurs sociaux autant qu’elle peut aveugler les chercheurs. Pour en faire la preuve, l’auteur revient sur les études qui se sont penchées sur un étonnant constat : en Angleterre, il apparaît que de nombreuses familles de la classe moyenne scolarisent volontairement leurs enfants dans des écoles publiques jugées moins bonnes que les écoles privées. Par cet acte militant, les parents prétendent agir éthiquement tout en préparant leurs progénitures à la vie dans un monde globalisé et multiculturel. Or, les conclusions des chercheurs méconnaissent le fait que ces choix « à contre-courant » (against the grain) peuvent être, en réalité, motivés par des convictions inavouées : les parents seraient ainsi intimement persuadés que leurs enfants sont si intelligents et si bien dotés en ressources extra-scolaires qu’ils ne peuvent pas échouer, quel que soit l’établissement dans lequel ils sont scolarisés. En l’espèce, les inégalités socio-éducatives liées aux différences de capital économique et culturel ne sont pas bousculées mais sont au contraire renforcées.
- 2 Dans l’article de Louise Archer et al. (chapitre 5), il est fait mention de la « dimension pessimis (...)
- 3 Ayant quitté l’école communale de Denguin et le lycée Louis-Barthou de Pau pour « monter à la capit (...)
- 4 Nathalie Heinich, « Rhétorique et sophistique chez Pierre Bourdieu », Noesis, n° 15, 2010, p. 93-10 (...)
- 5 Voir notamment Ignacio Farías, « Adieu à Bourdieu ? Asimetrías, paradajos y límites en la noción de (...)
6Outre l’inégal intérêt des articles sélectionnés, cet ouvrage n’est pas exempt de reproches aussi bien sur la forme que sur le fond. En matière théorique, le manque de recul critique vis-à-vis de la pensée bourdieusienne nous apparaît quelque peu regrettable. À quelques exceptions près2, les auteurs présentent mais ne discutent pas les concepts du célèbre sociologue béarnais, celui-là même qui, par « honte » de ses origines3, n’a eu de cesse d’intellectualiser sa vie au point d’adopter, dans son écriture, une syntaxe singulière, aride et parfois si absconse que le néophyte est contraint de « s’y reprendre à deux fois sinon à trois pour passer du déchiffrement à la compréhension »4. Or, aucune remarque n’étant faite sur le « coût d’entrée » relatif dans les écrits de Bourdieu, faut-il en conclure que la plupart des auteurs ne l’ont pas lu dans le texte ou bien que la traduction vers l’anglais a gommé toutes les aspérités du style ? Quoi qu’il en soit et sans s’attendre à des points de vue radicalement iconoclastes – comme s’y sont prêtés certains auteurs latino-américains5 –, on peut s’interroger sur la pertinence d’une approche purement laudative. Certes, si l’ambition de l’ouvrage est de penser l’éducation avec Bourdieu, il n’aurait pas perdu de sa valeur en l’appréhendant aussi contre Bourdieu.
7Enfin, si la présentation extérieure est élégante (jolie couverture colorée, grand format cartonné), la présentation intérieure laisse sérieusement à désirer. La reproduction des textes in extenso, sans harmonisation typographique préalable ni réécriture des éléments bibliographiques, donne à ce livre collectif l’allure d’un corpus à peine amélioré de documents photocopiés ! Pire, l’index n’est d’aucune utilité puisqu’il ne correspond pas à l’ouvrage en question. À en juger par les entrées (Afro-Ecuadorian politics, Colombian Constitutional Court, Partido Autoctone Negro, Union of Cuban Writers and Artists, etc.), il se rapporterait plutôt à une étude consacrée à l’évolution des politiques de discrimination positive dans la région caribéenne !
Notes
1 Notons toutefois que Robbins ne rend pas justice à Jean-Claude Passeron, qu’il omet de citer en dehors de la bibliographie, en tant que co-auteur des premiers livres de Bourdieu sur la question.
2 Dans l’article de Louise Archer et al. (chapitre 5), il est fait mention de la « dimension pessimiste » du travail de Bourdieu (p. 79). Quant à Diane Reay, elle évoque la difficulté à faire usage d’un certain nombre de concepts en dehors du cas spécifiquement français pour lequel ils ont été forgés (chapitre 6, p. 94). C’est aussi l’opinion que partage Rajani Naidoo (chapitre 7). Selon elle, la théorie de Bourdieu serait mieux à même de décrire un état de fait (la perpétuation des inégalités socio-éducatives et raciales en Afrique du Sud) que d’expliciter le processus qui y a conduit (p. 116 sqq.). Enfin, dans le chapitre 9, Lisa Hunter signale la portée trop déterministe du concept d’habitus (p. 143).
3 Ayant quitté l’école communale de Denguin et le lycée Louis-Barthou de Pau pour « monter à la capitale » afin de suivre sa brillante scolarité au lycée Louis-le-Grand d’abord, puis à l’École normale supérieure ensuite, il a tout fait pour « corriger » son accent qu’il portait en horreur. D’après Anne-Marie Lescourret, Pierre Bourdieu. Vers une économie du bonheur, Paris, Flammarion, 2008, p. 35.
4 Nathalie Heinich, « Rhétorique et sophistique chez Pierre Bourdieu », Noesis, n° 15, 2010, p. 93-102, cinquième paragraphe.
5 Voir notamment Ignacio Farías, « Adieu à Bourdieu ? Asimetrías, paradajos y límites en la noción de Habitus », Convergencia Revista de Ciencias Sociales, n° 54, 2010, p. 11-34 ; Nicolás Trajtenberg, « ¿ Qué hay de malo con la Sociología de Pierre Bourdieu ? », in Fransisco Pucci (dir.), El Uruguay desde la sociología : Octava Edición, Montevideo, Universidad de la República, 2010, p. 373-388.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Damien Larrouqué, « Diane Reay (dir.), Bourdieu and Education », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mars 2019, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/32231 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.32231
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