Cécile Vigour, Réformes de la justice en Europe
Texte intégral
1Au moment même où le gouvernement français propose une réforme de la justice, l’ouvrage de Cécile Vigour fournit le recul nécessaire pour comprendre et expliquer ce mouvement régulier d’instauration de nouvelles règles pour les institutions judiciaires d’Europe. Ce livre prend appui sur un ensemble de recherches inédites mobilisant la sociologie et les sciences politiques : entretiens avec les acteurs des réformes, analyses de la doctrine, études des débats parlementaires... en France, en Belgique et en Italie. Les Pays-Bas font également, mais plus ponctuellement, l’objet de cette réflexion comparative remarquable qui vise à identifier des objets communs dans des systèmes judiciaires fort différents pour des raisons historiques ou politiques. On retrouve ainsi comme traits caractéristiques : la place des individus ou des organisations dans le processus de fabrique de la loi (étudiée en première partie) ; les modalités de construction des réformes dans le domaine judiciaire (deuxième partie) ; les conséquences et tensions induites par les changements mis en œuvre (troisième et dernière partie).
- 1 Cécile Vigour fait ainsi référence à l’Avant-propos de MaxWeber, Sociologie des religions, Paris, G (...)
- 2 Eliot Freidson, Professionalism, Chicago, University of Chicago Press, 2001
- 3 Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977
2Cécile Vigour présente le monde judiciaire sous un triple éclairage. La justice est une institution : elle repose sur une bureaucratie, un appareil d’État et des corps de personnels spécialisés selon l’analyse classique de Max Weber1. La justice repose sur des professions : les acteurs du monde judiciaire possèdent des compétences spécifiques ancrées dans leurs formations ou leurs pratiques et qui fondent leurs activités2. Enfin, la justice relève du monde des organisations : la coordination des acteurs ou leur implication, l’impact des décisions ou les structures dans lesquelles interviennent les juges ou les avocats relèvent de plus en plus de logiques de gestion3. Ce triptyque permet de mobiliser trois grands corpus de la sociologie et d’éclairer le processus global de réforme de la justice comme une question de sociologie politique de l’action publique. Réformes de la justice en Europe explore en effet les nombreuses tensions qui découlent des différences d’objectifs, de visions ou d’intérêts entre le monde judiciaire, le monde politique et le grand public. Cette idée est fondamentale et parfaitement éclairée par les extraits d’entretiens cités tout du long de l’ouvrage : définir ce que pourrait être une justice efficace ne peut mettre d’accord des juges, des avocats, des parlementaires ou des parties à un procès...
3Le sous-titre retenu met particulièrement en relief l’évolution récente de l’esprit des réformes de la justice : « entre politique et gestion ». On constate d’une part une forte volonté politique, à partir des années 1990, de reprise de contrôle d’une institution qui avait su développer une autonomie certaine. Les exemples de réforme du statut des magistrats du Parquet (qui mettent en œuvre la politique judiciaire portée par des gouvernements) en sont une bonne illustration : une justice moins indépendante mais avec des objectifs et des procédures clairement définis. On voit également, d’autre part, la montée en puissance de la logique de gestion et de la pensée managériale dans l’organisation de la justice. Les magistrats sont incités à raisonner en termes d’efficacité et d’efficience (atteindre des résultats en utilisant au mieux des ressources limitées), en termes de coût et de budget (intérêt de mettre en œuvre telle ou telle poursuite judiciaire sur la base des bénéfices attendus).
- 4 Georges Tsebelis, Veto Players How Political Institutions Work, Princeton, Princeton University Pre (...)
4L’ouvrage est particulièrement stimulant quand il souligne la temporalité du changement. En se basant sur des comparaisons systématiques, Cécile Vigour identifie le rôle fondamental de groupes d’influence sur ce processus constant de réforme (le terme en devient tautologique tellement on ne l’interroge plus). La première partie analyse en profondeur les prises de positions des acteurs du monde judiciaire : avocats, syndicats de magistrats, personnalités politiques... L’auteure met ainsi en valeur l’existence de « veto players » : certains acteurs s’efforcent en effet de favoriser ou d’empêcher les évolutions4. De même, des groupes d’intérêts se structurent et se mobilisent en faveur ou en opposition de certaines réformes. Ces configurations varient en fonction des sujets abordés, de l’opportunité de la réforme et tout simplement de son contexte. On constate par exemple l’impact déterminant de l’affaire Dutroux en Belgique. Les nombreuses difficultés rencontrées par l’institution judiciaire dans le traitement de ce cas fortement médiatisé de viols et de meurtres sur des enfants et des jeunes adolescentes ont conduit les parlementaires belges à modifier en profondeur l’organisation de la justice. Des sujets discutés depuis plusieurs années se sont traduits en réformes concrètes suite à cette crise.
5Cécile Vigour analyse avec brio le déploiement d’une logique gestionnaire dans le domaine de la justice. Elle met en valeur ce facteur essentiel pour expliquer et comprendre les réformes les plus récentes. Les évolutions du domaine judiciaire évoquées en France, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas vont bien au-delà d’une simple logique de rationalisation administrative. Il ne s’agit pas simplement d’agir avec des ressources publiques contraintes ou de simplifier des processus, mais bien de concevoir l’activité judiciaire en termes managériaux. Plusieurs problématiques de gestion viennent en effet percuter les traditions du monde de la justice. La question de l’évaluation de l’activité judiciaire en est un exemple : une justice rapide est-elle plus efficace ? La multiplication des procédures simplifiées permettant d’éviter le rituel des audiences favorise-t-elle réellement la résolution des conflits ? Les débats sur la responsabilité des juges deviennent également fondamentaux dans une logique de reddition de compte propre au management. Ceci explique en grande partie l’évolution des ministères publics et de la gestion des carrières de magistrats avec une emprise plus forte des gouvernements. Enfin, la réflexion de fond sur la qualité de la justice découle également de la logique de gestion. La prise en compte des délais, de la satisfaction des usagers, l’existence de certifications de la qualité... sont autant de concepts directement importés du management qui bouleversent une institution plus habituée à mettre en valeur simplement la bonne application des règles de droit.
6En décrivant le processus réformateur en Europe dans le domaine de la justice, Cécile Vigour nous entraîne au cœur des politiques publiques. On y découvre avec plaisir et parfois inquiétude les difficultés de la fabrique des réformes ainsi que les nombreuses tensions qui en découlent. Cet éclairage est particulièrement illustratif de l’implantation des sciences de gestion dans des domaines professionnels inattendus. Le rôle des acteurs politiques apparaît donc essentiel pour que cet import d’une logique de gestion dans le service public ait un sens pour tous les acteurs.
Notes
1 Cécile Vigour fait ainsi référence à l’Avant-propos de MaxWeber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996
2 Eliot Freidson, Professionalism, Chicago, University of Chicago Press, 2001
3 Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977
4 Georges Tsebelis, Veto Players How Political Institutions Work, Princeton, Princeton University Press, 2002
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Guillaume Arnould, « Cécile Vigour, Réformes de la justice en Europe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 février 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/31922 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.31922
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