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Jérôme Lamy, Politique des savoirs. Michel Foucault, les éclats d’une œuvre

Guillaume Brie
Politique des savoirs
Jérôme Lamy, Politique des savoirs. Michel Foucault, les éclats d'une oeuvre, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2019, 180 p., ISBN : 979-10-351-0283-8.
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Texte intégral

1Jérôme Lamy, historien et sociologue des sciences, fin connaisseur de Michel Foucault, pose dans son ouvrage la question du rapport entre savoirs et pouvoirs dans l’œuvre du philosophe. Sous la forme d’un recueil de textes – versions remaniées de chapitres de livres, d’articles ou de communications –, il propose au lecteur un voyage orchestré en trois parties qui examinent, à travers ce dispositif, l’héritage heuristique de Foucault à partir de la production de ses concepts et théories, de ses interprétations et surtout des possibilités de problématisation que le legs du philosophe permet.

2S’il est vrai que le répertoire des usages de Foucault, ses modes de problématisation et de conceptualisation font l’objet d’une littérature croissante depuis plus d’une trentaine d’années, le livre de Lamy, « classique » dans sa démarche de ce point de vue, n’empêche toutefois pas de poser transversalement un problème important à nos yeux, en tout cas pour tous ceux qui prétendent analyser nos sociétés contemporaines : la capture politique des savoirs.

  • 1 Nous renvoyons, par exemple, à la ferveur actuelle pour la recherche-action pratiquée au nom (et au (...)

3Ainsi, plutôt que de faire le panégyrique du livre à partir de chacune de ses parties et de leurs chapitres, il nous semble important de souligner à quel point la question de la capture politique des savoirs soulevée par l’auteur interroge, selon nous, tout un pan non négligeable de recherches qui entérinent, par leur approche, ce qu’elles estiment « analyser ». Autrement dit, et avant d’exemplifier ce point-ci à partir d’un problème concret, nous souhaitons dire que le propos que Jérôme Lamy développe dans cet ouvrage constitue en soi déjà une « politique des productions de savoirs » qui échappe radicalement aux observateurs/analystes même les plus outillés « méthodologiquement ». En effet, sans aborder ici des types de recherches qui ne problématisent pas leur objet et qui font pléonasme au monde qu’elles décrivent1, notons que le positionnement de Lamy vis-à-vis de l’œuvre foucaldienne sur la question du politique donne un coup de pied salutaire dans le fagot mou des connaissances ainsi produites. « Car, et c’est un élément que la structure du présent ouvrage entend rappeler avec force, le questionnement de Foucault sur les rapports entre savoir et politique résulte d’une très longue maturation par-delà la diversité des thématiques abordées », indique l’auteur dès l’introduction (p. 12). Et de poursuivre à la page suivante par ce commentaire sur les travaux du philosophe depuis sa thèse sur l’histoire de la folie jusqu’à ses derniers écrits sur l’histoire de la sexualité : « Il [Foucault] a ainsi dissipé les remugles couvrant les vieilles catégories nosographiques pour sonder l’épaisseur d’une conscience politique inscrite dans les chairs soumises au regard du clinicien. Il a reconstruit les stratifications épochales donnant leur cohérence intrinsèque aux savoirs et à leur condition de possibilité » (p. 13).

  • 2 Nous pensons ici à la multiplication des lois antiterroristes et des dispositifs de sécurité qui le (...)
  • 3 Sur ces approches qui ratifient, nous pouvons citer, entre autres : Xavier Crettiez, « Penser la ra (...)

4C’est précisément cette posture de recherche qui s’impose comme une méthode idéale pour rendre compte à quel point le chercheur problématise toujours à partir d’un cadre (historique, politique, scientifique) déterminé. C’est aussi une posture nécessaire « pour mieux saisir la façon dont les savoirs et les sciences sont intégrés aux institutions politiques et aux procédures de l’action publique » (p. 151). C’est souvent l’absence regrettable de ces réquisits dans les pratiques de recherche qui rend contestable une large partie de la production scientifique soumise à la commande d’État, laquelle légitime – ou délégitime – les formes d’expertise nécessaires à l’accomplissement de ses desseins. Par exemple, la plupart des travaux (de sociologie, psychologie, science politique, etc.) portant sur la « radicalisation » sont symptomatiques de l’engouement pour des pratiques de recherche qui n’interrogent pas le travail qu’opère l’État dans la (re)qualification des problèmes sociaux. Les pages que Lamy consacre à la centralité de l’appareil d’État dans la captation des savoirs (chapitre 8) constituent une alerte salutaire obligeant à réaliser, dans la geste foucaldienne, un écart par rapport à l’absence de pensée des définitions, des notions ou autres présupposés en jeu. Si nous poursuivons avec l’exemple de la « radicalisation », il convient d’observer que celle-ci n’est pas une notion clairement définie ; non qu’elle manque de définition, au contraire, le problème vient plutôt de la variété et surtout de la plasticité de ses définitions. La « radicalisation » est, pour le dire de manière imagée, une notion molle dont nous comprenons déjà qu’elle peut prendre différentes formes selon les forces en présence. Dès lors, comment ne pas voir la manière dont le monde politique s’est saisi de cette mollesse pour façonner l’objet radicalisation selon certaines conceptions de l’ordre et de l’Autre qu’il veut imposer2 ? Plus que tout, comment ne pas être déconcerté par l’absence de trouble profond du monde scientifique face à cette mollesse, c’est-à-dire face à ce défaut flagrant de questionnement de l’objet ? Autrement dit, en faisant fonctionner la notion sans interroger les façons de la penser, sans la problématiser, ces chercheurs nient, et de fait ratifient, le cadre idéologique et politique dans lequel elle s’inscrit. La prétention d’objectivité de la notion, adossée à une description en termes de « processus de radicalisation » ou bien « d’idéaux-types des radicalisés »3, est l’exemple presque parfait de l’érection d’un régime de vérité à partir duquel le registre scientifique contraint l’action.

5Nous pouvons évoquer, corrélativement à cette constitution d’un champ de savoirs, les dispositifs de repérage du risque de radicalisation et les programmes de prévention de la radicalisation déployés dans une partie des établissements pénitentiaires ciblés comme « sensibles » par l’administration. Autrement dit, il existe une circularité entre l’objet à connaître (dans notre exemple, la « radicalisation ») et le savoir qui permet l’apparition de cet objet (la sociologie, la « science pénitentiaire » ou encore la criminologie) via des procédures d’exercice du pouvoir. Plus généralement, en oubliant leur inscription dans des stratégies de pouvoir qui les conditionnent et qu’elles servent à élaborer et à légitimer, les sciences humaines (psychologie, sociologie) feignent de découvrir comme un fait l’objet qu’elles se sont déjà donné.

6La force du livre de Jérôme Lamy est de montrer comment toute l’œuvre de Michel Foucault aura permis de repousser des seuils d’interprétation en créant des écarts, en occupant des interstices, en accomplissant des déplacements (voir conclusion, p. 161). Mais c’est aussi, en contre-point, la promesse ambitieuse d’une réhabilitation du « savoir des gens » contre les discours experts. Michel Foucault, précise Lamy, s’est aussi intéressé aux « savoirs éliminés, proscrits, écartés, précisément au nom de la légitimité des connaissances régulatrices supérieures » (p. 147). Ce savoir, dont le philosophe précise la nature dans un extrait rapporté par Jérôme Lamy, nous rappelle la manière dont des surveillants pénitentiaires sont parfois exclus des interprétations de la radicalisation venant « d’en haut », c’est-à-dire des connaissances expertes : pour Foucault, il « n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais au contraire, un savoir particulier, un savoir local, régional, un savoir différentiel, incapable d’unanimité et qui ne doit sa force qu’au tranchant qu’il oppose à tous ceux qui l’entourent » (p. 147). Dès lors, comment ne pas être sensible à la puissance du propos à l’heure où la parole dominante est celle des « experts » qui font valoir des compétences en matière de recherche au sein de structures résolument tournées vers la réponse pragmatique aux problèmes « de sécurité » ? Assurément le livre de Jérôme Lamy est d’une grande rigueur pour retrouver le sens des problèmes et doter le lecteur d’un nouveau langage d’observations afin d’interroger ce qui se passe. Avec vigueur.

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Notes

1 Nous renvoyons, par exemple, à la ferveur actuelle pour la recherche-action pratiquée au nom (et au motif) d’une recherche « impliquée »…

2 Nous pensons ici à la multiplication des lois antiterroristes et des dispositifs de sécurité qui les accompagnent au motif de protéger les libertés publiques. D’une certaine manière, la « radicalisation » se présente comme un phénomène qui sollicite le politique sur un registre guerrier où prime la dangerosité (sociale) d’individus à détecter puis à neutraliser.

3 Sur ces approches qui ratifient, nous pouvons citer, entre autres : Xavier Crettiez, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, vol. 66, n° 5, 2016, p. 709-727 ; Farhad Khosrokhavar, Prisons en France. Violence, radicalisation, déshumanisation... Quand surveillants et détenus parlent, Paris, Éditions Robert Laffont, 2016 ; compte rendu de Théo Blanc pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22243.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Brie, « Jérôme Lamy, Politique des savoirs. Michel Foucault, les éclats d’une œuvre  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 février 2019, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/31525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.31525

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