Bruno Villalba, Luc Semal (dir.), Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles
Texte intégral
- 1 Cofinancé par le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et l’Agence de l’environnement et de la maî (...)
1« Assez, c’est combien ? » (p. 187) Reportée dans la conclusion, cette question d’un individu en situation de précarité est emblématique de l’ouvrage, qui tente de comprendre en quoi la perspective de la sobriété énergétique impose une remise en cause de nos modes de consommation et de production, parallèlement à un souci d’équité sociale. Au fil des différents chapitres, les contributeurs y explorent le problème du besoin de réduction de l’empreinte énergétique de nos sociétés pourtant fondées sur l’utilisation massive d’énergies non renouvelables et polluantes – au premier rang desquelles le pétrole. L’une des originalités de ces réflexions est alors qu’elles sont portées par des chercheurs académiques et des acteurs de terrain qui ont pour la plupart participé au programme de recherche « Sobriétés » entre 2010 et 20131. Publié dans la collection « Indisciplines », dédiée aux travaux interdisciplinaires sur les liens entre société et environnement, l’ouvrage prolonge le rapport final du programme « Sobriétés » en l’approfondissant. Ce faisant, il revient sur l’importance de la sobriété énergétique dans le Nord-Pas-de-Calais.
- 2 Dans ses grandes lignes, la Troisième révolution industrielle conceptualisée par Rifkin repose sur (...)
2Partant du constat que la plupart des politiques énergétiques ont, en lien avec le mythe persistant d’une société d’abondance, privilégié la recherche de solutions techniques (p. 19-21), l’ouvrage décrit la politique énergétique du Nord-Pas-de-Calais au prisme de l’apparition des nouvelles technologies (p. 41). De pair avec sa Chambre de commerce et d’industrie, la région soutient en effet le projet de Troisième révolution industrielle – d’abord appelée « TRI » puis « Rev3 » – issu des travaux du prospectiviste Jeremy Rifkin2. Pour Bruno Villalba, codirecteur de l’ouvrage, cette voie tracée par les institutions tend cependant à résumer la sobriété à une recherche d’efficacité, et pour lui « les propositions de la TRI-Rev3 maintiennent ainsi un imaginaire techniciste [qui] coexiste difficilement avec l’imaginaire de la finitude et du délai qui donne sens à la notion de sobriété » (p. 116-117).
3Dans cet esprit, les différents contributeurs mettent en avant la dimension subversive du concept de « sobriété énergétique », qui impose à leurs yeux de questionner notre dépendance à des ressources énergétiques qu’ils jugent insuffisantes au maintien de notre modèle de développement. Selon eux, non seulement « la sobriété contribue à rematérialiser l’enjeu énergétique » (p. 35) en rappelant que nos besoins sont actuellement comblés grâce à l’extraction de certaines ressources naturelles non durables, mais elle incite aussi à promouvoir un mode de vie moins inégalitaire. Et c’est là un aspect particulièrement intéressant de l’ouvrage, qui se saisit de la sobriété comme « mécanisme de partage et de lutte contre les inégalités » (p. 50) plutôt que comme logique de privation. De plus, les auteurs envisagent la sobriété énergétique comme un levier de participation démocratique : à condition de la mettre en débat, la sobriété s’inscrirait dans un projet d’émancipation capable de rendre les individus plus autonomes car moins dépendants de l’énergie dans leurs actions.
- 3 Comme le rappelle l’auteure, ce concept provient des travaux d’Amartya Sen et désigne les « aptitud (...)
4Deux situations de sobriété énergétique sont toutefois à distinguer : d’une part la sobriété volontaire et choisie, d’autre part la sobriété contrainte et subie. La première concerne alors les individus qui optent par conviction pour un mode de vie plus frugal et la seconde ceux qui sont obligés de restreindre leur consommation par manque de ressources financières. Si ces options semblent a priori opposées, Luc Semal, codirecteur de l’ouvrage, explique qu’elles se rapprochent pourtant au regard d’aspects tels que l’anticipation de sa consommation, la valorisation des sensations corporelles, et la tendance à favoriser l’échange et le partage. Finalement, la frontière entre ces deux catégories de sobriété serait pour lui relativement poreuse. Et concernant la sobriété énergétique subie, cet aspect est également soulevé par Caroline Lejeune, étudiant les débats du Forum permanant de l’insertion (FPI) qui accompagne vers l’insertion des Lillois allocataires du Revenu de solidarité active (RSA). Sa contribution montre que les réunions organisées par le FPI entre 2009 et 2013 autour du thème de la sobriété ont été l’occasion pour les plus précaires de prendre la parole et de développer de nouvelles « capabilités »3, de même que des « zones de liberté » (p. 143). Moins responsables des désordres écologiques, ils se réapproprient ainsi leur autonomie en réinvestissant leur mode de vie sobre en tant qu’argument pour inverser le stigmate qui leur est généralement attribué au regard de leur marginalisation de la société de consommation. Par conséquent, en reconfigurant la place de chacun au sein de l’espace social, la sobriété s’avèrerait pouvoir être vécue positivement par les plus précaires.
- 4 Voir p. 57 : 97,5% du transport en dépendrait aujourd’hui.
- 5 Voir p. 88 : selon Simone Osborn, rédactrice principale du rapport Building a positive future for B (...)
5Au regard des expériences décrites dans l’ouvrage, la sobriété apparaît toutefois comme un horizon atteignable alors même que l’enjeu est de l’appliquer dans des sociétés qui sont entrées dans un rapport d’addiction au pétrole4. Ainsi, certaines villes comme Bristol ont déjà pris le parti de réduire leur dépendance au pétrole en adhérant au réseau des transition towns, néanmoins les résultats semblent en deçà des espoirs suscités par cet engagement5. De même, Mathieu Le Dû nous explique comment l’association Virage-énergie Nord-Pas-de-Calais a entamé en 2008 une réflexion sur la dépendance énergétique de sa région et les solutions pour l’en extraire. Mais si la sobriété se présente comme un vecteur d’économies non négligeable dans les deux scénarios proposés, d’un côté une sobriété douce accompagnée de changements inspirés d’institutions et de pays voisins ne permettrait que 26% de réduction de la demande énergétique, de l’autre les 41% relatifs à une sobriété radicale excluraient les modes de vie actuels.
- 6 Selon les auteurs, la perspective d’un pic pétrolier – ainsi que les conséquences environnementales (...)
- 7 Notamment les impacts négatifs du recours aux ressources fossiles – tels que la pollution de l’air (...)
6En somme, « dire ce que serait “assez” conduit à interroger les conditions d’élaboration d’une satiété négociée en équité » (p. 190). Favorisant « un renouvellement profond de notre rapport individuel et collectif à l’énergie » (p. 173-174), la notion de sobriété énergétique invite donc à reconsidérer la place des ressources naturelles dans nos modes de production et de consommation. Elle permet également de pointer la question de la justice sociale dans un contexte de fortes contraintes écologiques. Toutefois cette réflexion sur les individus précaires et ceux qui font vœu de sobriété mériterait d’être étendue au reste de la population, qui se complaît dans l’illusion de l’abondance énergétique. En effet, la question des modalités concrètes d’une transition sociétale vers la sobriété énergétique est malheureusement insuffisamment approfondie. Par ailleurs, parmi les postulats sur lesquels repose ici l’idée d’urgence à agir, le pic pétrolier6 a été infirmé par de nouvelles techniques d’extraction qui repoussent son échéance en exploitant des gisements jusqu’alors inaccessibles. Les autres arguments pointant une nécessité d’agir restent néanmoins pertinents7, et cet ouvrage est d’une qualité indéniable, mais la réflexion pourrait utilement s’ouvrir à d’autres ressources non renouvelables au fondement de nos modes de production – telles que les minerais.
Notes
1 Cofinancé par le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).
2 Dans ses grandes lignes, la Troisième révolution industrielle conceptualisée par Rifkin repose sur cinq piliers : la promotion des énergies renouvelables, la décentralisation de la production énergétique, le stockage de l’énergie, la mise en place d’un réseau équilibrant davantage production et consommation d’énergie, ainsi que le développement des véhicules électriques.
3 Comme le rappelle l’auteure, ce concept provient des travaux d’Amartya Sen et désigne les « aptitudes à réaliser une action pour subvenir à ses besoins » (p. 144). Les capabilités renvoient au degré de liberté de choix d’un individu dans une société donnée.
4 Voir p. 57 : 97,5% du transport en dépendrait aujourd’hui.
5 Voir p. 88 : selon Simone Osborn, rédactrice principale du rapport Building a positive future for Bristol after Peak Oil publié en 2009, « les mesures entreprises restent encore largement insuffisantes au regard du problème posé par notre dépendance au pétrole ».
6 Selon les auteurs, la perspective d’un pic pétrolier – ainsi que les conséquences environnementales de l’utilisation massive de ressources fossiles – contraignent les économies thermo-industrielles à reconsidérer en profondeur leur rapport à l’énergie.
7 Notamment les impacts négatifs du recours aux ressources fossiles – tels que la pollution de l’air par exemple.
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Référence électronique
Ronan Crézé, « Bruno Villalba, Luc Semal (dir.), Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 février 2019, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/31419 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.31419
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