Brigitte Gaïti, Johanna Siméant-Germanos (dir.), La consistance des crises. Autour de Michel Dobry

Texte intégral
1La sociologie des crises politiques proposée par Michel Dobry se donne pour ambition de rendre visibles les régularités tendancielles se déployant dans les « conjonctures fluides », ces moments couramment nommés « crises » et recouvrant en réalité un ensemble de phénomènes (révolutions, transitions, rébellions, scandales) rassemblés par leur dénominateur commun : une érosion des rapports sociaux et des configurations institutionnelles précédemment considérés comme allant de soi. Armée d’un ensemble systématisé de concepts et de propositions théoriques particulièrement dense et cohérent, son œuvre se veut articuler des temporalités, structures, contextes et individus trop souvent considérés comme répondant de logiques distinctes. Cet ouvrage collectif en quatre parties présente une dizaine de contributions qui explorent la pertinence et l’actualité de ces articulations. Un entretien avec Dobry conclut l’ensemble et lui permet de revenir sur les questions soulevées tout au long de l’ouvrage.
2La première partie s’attarde sur l’opposition publique de Dobry à la « thèse immunitaire » qui souscrit à l’impossibilité d’un fascisme français. L’exploration des ressorts de cette thèse permet effectivement de mettre au jour et d’invalider certains regards portés sur l’histoire : historicisme, logique classificatoire, raisonnements téléologiques. Bruno Goyet se penche ainsi sur les conditions de fabrication du maurrassisme et le présente en pleine structuration théorique soit, selon un principe cher à Dobry, « en train de se faire tel qu’il se présentait à ses lecteurs du moment » (p. 24). En manquant d’interroger son mode d’élaboration, la thèse immunitaire rate les enjeux d’époque qui se déploient autour de l’étiquette « fascisme », et hérite ainsi d’une « labellisation » maurassienne classant extrême-droite française et fascisme en deux traditions distinctes et incompatibles. De même, Brian Jenkins expose une historiographie qui succombe à une « obsession classificatrice » fabriquant des catégories idéologiques – « fascisme » – hermétiques et essentialisées. Cette construction est facilitée par une « méthode régressive » dont Zeev Sternhell présente l’axiome : « l’issue d’une crise serait révélatrice de sa nature » (p. 63). Le concept de conjoncture fluide de Dobry en prend le contre-pied : favorisant une détérioration des frontières idéologiques, ces situations gagnent une autonomie propre et des logiques distinctes du contexte dans lequel elles surviennent. Par ailleurs, le choix d’un étalon (le régime de Mussolini) et d’une périodisation stricte (la première guerre mondiale, matrice du fascisme) est contesté par Sternhell, qui leur préfère la définition générique d’un fascisme-idéologie qui préexiste sa constitution en fascisme-mouvement, à la suite des transformations induites par la première guerre mondiale. Ce sont finalement les conditions de fabrication de la thèse immunitaire elle-même qui sont exposées : une production franco-française peu ouverte sur les apports de la recherche étrangère et dont les agents, principalement historiens, sont en position dominante dans leur champ académique.
3Les trois articles suivants détaillent les postures épistémologiques de la sociologie des crises. Jean-Philippe Heurtin confronte ainsi Jean-Claude Passeron et Michel Dobry sur la question du régime épistémologique des sciences sociales. Le premier considère que l’impossibilité de reproductibilité des expériences en sciences sociales confère à leurs propositions un caractère nécessairement non universel. À l’inverse, Dobry construit ses objets théoriques en isolant et en sélectionnant certaines de leurs propriétés spécifiques, appelées « variables efficaces ». Par ce moyen, il estime possible de faire émerger des régularités tendancielles constituant des « îlots de connaissance de type nomologique » (p. 111). Assia Boutaleb et Violaine Roussel explorent quant à elles les jeux trans-sectoriels par le concept de « transactions collusives », ces « échanges de bons procédés et “non ingérences” » (p. 116) entre des secteurs sociaux dont l’existence « assure la solidité des réseaux de consolidation, tandis que leur érosion débouche sur des tensions de légitimité » (p. 113). Ce concept n’éclairant qu’incomplètement la diversité des jeux trans-sectoriels, les auteures proposent d’investir celui, plus globalisant, d’arènes d’intervention publique, ces « zones d’interaction et d’interdépendance publicisées » (p. 127) où se négocient « les relations entre secteurs autonomes et les mécanismes de redistribution des forces » (p. 130). Les variations de jeux trans-sectoriels dans ces arènes sont traitées par les calculs stratégiques des protagonistes comme des signaux informant de nouvelles possibilités « de faire ce qui n’était pas pensable et [...] tenter ce qui n’était pas possible » (p. 120). Apparaissent ici deux caractéristiques fondamentales de la sociologie des crises : son intérêt pour les calculs stratégiques et sa prise en compte des perceptions des acteurs dans la définition de leurs stratégies et dans l’évolution des situations. C’est précisément ce second point qu’aborde Frédérique Matonti en invoquant plusieurs auteurs (Claude Imbert, Quentin Skinner, Roger Chartier, Timothy Tackett) qui soulignent l’importance d’émotions naissant d’interactions sociales parfois très localisées et dont la puissance modifie les catégories de perception, faisant apparaître des potentialités politiques précédemment inimaginables.
4La troisième partie interroge le domaine de pertinence de la sociologie des crises. Ainsi, Sebastião Velasco e Cruz lui soumet des cas brésiliens de « quasi-crises » rassemblant certaines caractéristiques des conjonctures fluides (désobjectivation des rapports sociaux, sentiment d’incertitude) dont l’impact est cependant minoré par d’autres de leurs propriétés (réseaux de consolidation intersectorielle, mobilisations autour d’un enjeu spécifique, situations peu concurrentielles). Par là, l’auteur invite la sociologie des crises à étendre son domaine de pertinence à certaines spécificités des sociétés à moindre degré de différenciation sectorielle (asymétrie entre centre et périphérie, pressions de l’espace international, dissémination des moyens de la violence organisée...). De même, par l’étude des contestations à la réforme du planisme soviétique sous Khrouchtchev, Carole Sigman présente une sociologie des crises qui peut éclairer les modalités de l’action politique : les oppositions à cette réforme se situent non pas sur le plan idéologique mais sur celui de la persistance de transactions collusives tant horizontales (entre élites sectorielles) que verticales (entre instances de contrôle et entreprises). Cette « trop bonne entente entre certains acteurs situés dans différents lieux de l’espace social » (p. 194) est accentuée par des jeux de pouvoir entre instances bureaucratiques dont l’existence dépend de la perpétuation du statu quo. Enfin, le « coup » tenté par la Roumanie dans les derniers jours du processus d’intégration de la Serbie à l’Union européenne (conditionner son soutien à la résolution de conflits bilatéraux) permet à Yves Buchet de Neuilly de présenter différents aspects et effets des stratégies de négociation déployées dans les arènes internationales ainsi que les règles propres à celles-ci.
5Les trois derniers articles se penchent sur les apports de la sociologie des crises à l’analyse de l’action collective. Rejoignant l’intérêt de Dobry pour les processus de labellisation, Annie Collovald se penche sur les accusations de poujadisme formulées à l’encontre d’un mouvement « petit-patronal » des années 1970. Le fait que ce groupe social soit caractérisé par des frontières poreuses et une absence de tradition militante exacerbe les enjeux de cette labellisation : elle devient objet de luttes symboliques de décrédibilisation ou de captation. L’auteure montre ainsi que, principe cher à Dobry, l’histoire ne peut se lire à l’envers : à rebours du label qui s’est imposé, « l’inclination à gauche était un des possibles [...] avant que la filiation au poujadisme ne vienne en décourager l’idée même » (p. 244). Enfin, par l’étude de l’espace protestataire marocain, Frédéric Vairel met en exergue un point aveugle de la sociologie des mouvements sociaux : l’autolimitation de l’action collective. Issue d’un calcul stratégique prenant en compte les possibilités d’actions dans un contexte défavorable car répressif, cette autolimitation des revendications et des moyens autorise « le maintien de postures activistes sans que le coût en soit exorbitant » (p. 266). Du fait qu’elle respecte les « règles du jeu », cette autolimitation peut légitimer des organisations qui en viennent à occuper un espace contestataire inaccessible par d’autres voies.
6En définitive, si cet ouvrage peut s’avérer difficile d’accès à qui n’a déjà rencontré les principaux concepts développés par Dobry, il présente des prolongements intéressants et novateurs à sa sociologie des crises, ainsi que d’heureux éclaircissements de ses conséquences épistémologiques. Exposant avec clarté les forces, le domaine de pertinence et les potentiels encore inexplorés de l’étude des régularités tendancielles se déployant dans les « conjonctures fluides », les auteurs-trices de ce livre endossent à merveille le rôle que Dobry assigne à la recherche : « ajouter une plus-value de connaissances au stock de ce que les acteurs sociaux savent déjà » (p. 101). Reste à ces derniers à s’en emparer.
Pour citer cet article
Référence électronique
Baptiste Le Tallec--Rimbaud, « Brigitte Gaïti, Johanna Siméant-Germanos (dir.), La consistance des crises. Autour de Michel Dobry », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 janvier 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/30394 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.30394
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page