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Laurence Caillet, Démons et merveilles. Nuits japonaises

Olivier Gras
Démons et merveilles
Laurence Caillet, Démons et merveilles. Nuits japonaises, Nanterre, Société d'ethnologie, coll. « Anthropologie de la nuit », 2018, 204 p., ISBN : 9782365190251.
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Texte intégral

1L’année du Japon en France voit s’épanouir nombre d’expositions et de publications autour du pays du soleil levant. Les expositions organisées par le Quai Branly, « Enfers et fantômes d’Asie » puis celle autour de « L’Art brut japonais » (encore visible jusqu’en mars 2019 à la Halle Saint Pierre), sont à mon sens les plus marquantes. Quant aux publications, elles analysent le folklore, le cinéma, les mythes et la philosophie du Japon. L’intérêt du livre de Laurence Caillet est de mêler ces différents univers. En effet, l’auteure nous donne à voir l’enchevêtrement des mondes : le Japon traditionnel et le Japon contemporain, les mythes et leurs résonnances actuelles, les croyances et leurs expressions à travers le théâtre, la littérature et le cinéma, ainsi que les emprunts culturels venus de Chine et d’Occident. Le Japon apparaît comme une imbrication de différents univers, visibles et invisibles, qui se côtoient sans cesse, tout en feignant de s’ignorer superbement.

  • 1 Sur cette question, les livres d’Agnès Giard sont exhaustifs et bien documentés, entres autres : L’ (...)

2L’auteure explore en quatre parties les multiples territoires de la nuit. La première partie aborde les conduites humaines au cours de la nuit, notamment le rapport qu’entretient la société japonaise avec le sommeil ainsi qu’avec la sexualité1. La seconde montre comment l’astrologie a régi et continue, dans une moindre mesure aujourd’hui, de régir les relations entre le monde des humains et les différentes créatures imaginaires qui peuplent la nuit. La troisième présente les habitants des espaces nocturnes ainsi que les différentes voies d’accès à ces mondes « invisibles ». Enfin, la dernière partie explique comment différents rituels tentent de maintenir l’étanchéité des frontières entre les mondes diurne et nocturne, faisant perdurer ainsi l’ordre social. En utilisant des sources et matériaux d’analyses classiques de l’anthropologie culturelle, l’auteure produit une réflexion sur les aspects multiples de la nuit qui se révèle pertinente pour qui essaie de saisir globalement la société japonaise contemporaine. Quant à mon implication élevée dans la présentation de cet ouvrage, elle explique en partie mon désir de rester au plus près du texte.

3En premier lieu, Laurence Caillet fait le constat que la plupart des Japonais dorment dans les transports en commun. Pour qui est coutumier du cinéma japonais, cette scène est familière. En effet au Japon, le sommeil n’est pas forcément un acte privé, dans le retrait de la chambre à coucher. Selon le statut social, le sommeil public est plus ou moins accepté et valorisé. Si un chef d’entreprise peut profiter d’une réunion ou d’une conférence pour s’assoupir, un simple employé ne peut se le permettre. Lieux, temps et situation sociale codent les modalités du sommeil en public. Cette « polyphasie du sommeil » est probablement liée à la manière dont les Japonais partageaient leur habitat. Deux voire trois générations pouvaient dormir dans le même espace : les parents au centre et les enfants sur les côtés. Le « co-dodo », même s’il semble moins pratiqué aujourd’hui du fait du besoin croissant d’intimité importé d’Occident, est cette habitude de dormir accompagné. Selon l’auteure, il accentue la « dépendance et la confiance en l’autre » (p. 42), mais aussi « bride les relations sexuelles » (p. 50) tout en favorisant les situations d’inceste, qui semblent relativement tolérées dans la société japonaise. « La socialisation du sommeil implique une maîtrise des corps et définit les limites de leur relâchement. Elle prescrit les bonnes attitudes et proscrit les mauvaises » (p. 53).

4Avant que la nuit ne devienne le temps du sommeil pour la quasi-totalité de la société japonaise, ce temps était consacré aux prières (pour les prêtres), aux travaux domestiques, mais aussi aux plaisirs, à la contemplation voire à la rêverie. Plusieurs facteurs impulsés par le pouvoir en place ont contribué à lisser les temporalités : l’instauration du calendrier grégorien qui alignait le temps des Japonais sur le temps occidental (tout en diminuant le contrôle social des astrologues, qui œuvraient surtout la nuit). Deuxièmement, les courants hygiénistes ont été très largement mis en avant par le gouvernement japonais afin de montrer que le Japon est un pays fort : seuls des hommes en bonne santé physique étaient à même de bâtir un Japon solide d’où la coupure entre une temporalité productive et une consacrée au repos. Enfin, sous l’effet des multiples crises économiques depuis 1970, le gouvernement a fait de la consommation une troisième temporalité se glissant entre la productivité et le repos dans des horaires relativement similaires aux uns et aux autres. Malgré cela, l’auteure montre que les représentations liées au sommeil ne sont pas les mêmes qu’en Occident : dormir n’est un pas synonyme de reproduction de la force de travail (pour employer un vocabulaire marxisant), mais est essentiellement lié au plaisir, voire à une « forme d’art » (p. 32)

5Afin de montrer en quoi la nuit n’est pas qu’une temporalité mais aussi un espace, l’auteure se livre à une interprétation de ses différents idéogrammes. L’idéogramme Yoru (nuit) peut signifier autant la génération que le statut social (une personne de second rang). Mais il désigne aussi une période sombre allant du crépuscule à l’aube, dont la seule qualité serait l’obscurité. L’auteure insiste sur le statut de qualité qui diffère du statut ontologique. Ainsi, la nuit est un espace cosmique qui implique des interprétations divinatoires, mais aussi un espace social qui perturbe l’ordre diurne.

6Les personnes qui prennent en charge le lien entre l’espace cosmique et l’espace social sont les astrologues. « La nuit est un espace dont il faut assurer le gouvernement par des règlements et par des rites, par des calculs, des jeux et des plaisirs » (p. 9-10). L’interprétation des astres fut un outil de contrôle social car les astrologues, se fondant sur une maîtrise réelle des textes traditionnels chinois, préconisaient les bonnes conduites humaines contre les rencontres dangereuses de la nuit, assuraient les déplacements nocturnes qui pouvaient être protégés, voire fermés, par des interdits. Ils pouvaient également intervenir sur le cours du temps, en se « glissant dans ses plis et replis » (p. 71). Derrière l’école d’astrologie officielle, qui sévissait à la cour impériale, coexistaient de nombreuses écoles qui étaient autant d’interprétations des concepts et des techniques des doctrines divinatoires. Si le pouvoir japonais a pu s’inquiéter de la montée de certaines écoles, parce qu’elle diminuait son pouvoir sur ses sujets, la population percevait ces luttes de contrôle des espaces nocturnes pour ce qu’elles étaient réellement : « des affaires de famille » (p. 78). Les maîtres de la nuit étaient donc les familles les plus puissantes du Japon et elles continuent à exercer une certaine influence aujourd’hui.

  • 2 Mon voisin Totoro, Studio Ghibli, 1988.

7Dans cet espace nocturne, ne se meuvent pas que des hommes mais aussi des dieux, des êtres surnaturels, des monstres avec qui les hommes vont avoir à commercer et à négocier pour maintenir l’ordre social diurne. Ce maintien de l’ordre s’accompagne d’une clôture entre les mondes humains et extrahumains : malgré les multiples points de passage entre eux, ces deux mondes restent hétérogènes. « Les multiples rééditions des histoires de fantômes constituent une réserve inépuisable et toujours disponible d’interprétations du malheur. Ainsi, depuis la catastrophe de Fukushima, d’innombrables fantômes errent par les rues, les rivières, les champs et les villes » (p. 103). Les êtres qui peuplent la nuit sont parfois issus du monde des humains ; en effet, certains morts reviennent hanter le monde des vivants pour assouvir une vengeance ou un acte non effectué de leur vivant. Mais ces revenants ne sont pas les seuls à habiter les espaces de la nuit, il y a aussi les dieux (d’origine bouddhique ou shinto), des yurei (esprits qui errent entre les mondes), des animaux imaginaires et fantastiques, tel le renard, ou encore le « chien céleste » (tengu). L’imaginaire nippon est peuplé d’animaux fabuleux que le cinéaste Miyazaki a très largement mis en image2. Enfin, il y a les yokai qui ne sont ni des fantômes ni des revenants : ces êtres ne sont pas d’origine humaine et possèdent une aptitude maîtrisée à la transformation. Une de ces apparitions fantastiques est Yuki-onna, femme d’une grande beauté qui est représentée flottant au dessus de la neige. Ses pouvoirs sont ambivalents, maléfiques ou secourables envers les humains. La première exposition citée en préambule a mis en avant ce peuplement, et ces créatures sont encore présentes dans les mangas et certains jeux pour enfants, dont le succès est planétaire. Inversement, les êtres imaginaires occidentaux (comme les trolls, le loup-garou) intègrent l’imaginaire japonais de façon syncrétique.

  • 3 L’idéogramme Q signifie neuf, d’où l’analogie avec le roman 1984 de Georges Orwell (Folio, 1972). D (...)
  • 4 À ce sujet, on peut lire le roman de Ryoko Sekiguchi, Nagori, Paris, P.O.L., 2018. Nagori signifie (...)
  • 5 Dans le livre de Patrick Baudry, on retrouve cette idée d’un espace des morts qui doit être séparé (...)
  • 6 Isao Takahata, Le tombeau des Lucioles, Studio Ghibli, 1988.

8La nuit est un moment de passage, propice pour aller d’un monde à un autre. La porosité entre les différents mondes a été décrite par Haruki Murakami dans sa trilogie 1Q843, où il y explore également le thème de la lune régulatrice. Entre ces mondes, des ponts, des grottes, des carrefours, mais aussi des bâtiments abandonnés des rivières ou encore des forêts servent de points de passage ouvrant sur « plusieurs univers » (p. 85). La nuit seule « permet de percevoir le monde invisible » (p. 159). Le plus souvent, les peuples non humains de la nuit bouleversent l’ordre social établi. C’est la raison pour laquelle ce dernier doit être réaffirmé par les différents rites. Ces rites ont pour fonction de séparer les différents mondes et ainsi de maintenir l’ordre social diurne que la nuit ne cesse de perturber. Les rites s’effectuent donc la plupart du temps la nuit, loin des gestes quotidiens ou ordinaires de la journée, ce qui accentue leur caractère sacré et leur confère de l’efficacité. Par exemple, lors du jour de l’an, le temps est suspendu ; les aliments consommés sont choisis pour leur « aspect et leurs caractéristiques biologiques » mais aussi pour leur nom : « de la langoustine qui a le dos courbé comme celui d’un vieillard ; des œufs de poissons qui augurent d’une descendance aussi nombreuse que celle des poissons » (p. 149). Il y a une rhétorique des noms qui installe dans un autre monde que celui de la quotidienneté où ce ne sont plus des aliments qui sont consommés mais les valeurs et les vertus qu’ils symbolisent4. Pour ce rite, il s’agit du renouveau. Il est contrebalancé par la fête qui célèbre les morts. Tandis que le jour de l’an est du côté des vivants et de leur permanence, la fête des morts est du côté des défunts, à l’écoute de leurs récriminations. Il s’agit de s’assurer que le monde des morts ne viendra pas perturber celui des vivants le reste de l’année, mais aussi de marquer la clôture entre le monde du jour et celui de la nuit5. Outre ces deux grands rites qui structurent le monde japonais, se trouvent, entres autres, celui des jours de liens, les Ennichi, organisés pour rendre hommage à Yakushi, le bouddha thaumaturge, et la fête des lucioles, dont la métaphore est la séparation. La luciole est une « étincelle de vie au sein de la mort » (p. 176) et elle est parvenue aux occidentaux à travers le film Le tombeau des lucioles6. Les catharsis rituelles constituent également le thème privilégié des histoires de fantômes dans le ou le kabuki, comme en littérature ou au cinéma : la création contemporaine continue de s’inspirer des traditions dans ces différentes formes expressives.

  • 7 Cette dualité est parfaitement décrite dans le roman de Murakami Ryu, Les bébés de la consigne auto (...)

9En définitive, jour et nuit supposent deux visions contradictoires. La première relève de l’administration de la cité, d’une gestion « socio-politique » (p. 182), tandis que l’autre est liée aux plaisirs, au merveilleux et à la poésie7. Dire que l’ordre diurne tendrait à s’imposer au détriment d’une perte des sensibilités nocturnes revient, d’après mon interprétation de ce livre, à ne pas comprendre la société japonaise dans ses multiples aspects. D’une richesse et d’une densité remarquable, l’ouvrage de Laurence Caillet, très largement illustré (en noir et blanc le long du texte, et en couleur dans le un cahier central non paginé), n’a de cesse de montrer les différents traits de la société japonaise, tant traditionnelle que contemporaine, dans une écriture limpide et presque poétique.

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Notes

1 Sur cette question, les livres d’Agnès Giard sont exhaustifs et bien documentés, entres autres : L’imaginaire érotique au Japon, Paris, Albin Michel, 2006 ; Un désir d’humain. Les love doll au Japon, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

2 Mon voisin Totoro, Studio Ghibli, 1988.

3 L’idéogramme Q signifie neuf, d’où l’analogie avec le roman 1984 de Georges Orwell (Folio, 1972). Dans sa triologie 1Q84 (Paris, Belfond, 2011 et 2012), Haruki Murakami s’inspire d’un vieux conte japonais. Sur les passages entre les différents mondes, signalons aussi Yoko Ogawa qui fait surgir le merveilleux comme l’inquiétant dans la plupart de ses romans et nouvelles, notamment : La petite pièce hexagonale, Arles, Actes Sud, 2004 ; Le musée du silence, Arles, Actes Sud, 2003. Le court roman La petite pièce hexagonale fait écho aux « pavillons des rêves », originairement bâti par un aristocrate qui résolut un problème grâce à un rêve. Ces sortes de pavillons ont depuis essaimé dans tout le pays, « ils constituent sur le territoire un réseau de lieux d’où les fidèles approchent plus facilement les dieux, et où se trouvent, renoués, les dialogues antiques entre dieux et humains » (p. 141). Ce roman représente une métaphore païenne de ces pavillons.

4 À ce sujet, on peut lire le roman de Ryoko Sekiguchi, Nagori, Paris, P.O.L., 2018. Nagori signifie littéralement « reste des vagues », il symbolise la séparation. Ce roman évoque poétiquement la rhétorique symbolique des aliments et des saisons qui passent loin de l’alimentation et de la temporalité ordinaires.

5 Dans le livre de Patrick Baudry, on retrouve cette idée d’un espace des morts qui doit être séparé du monde des vivants par l’efficacité du rituel : « Construire l’espace des morts, c’est construire un dehors où ils doivent se tenir séparés. Et c’est aussi tenir la limite depuis laquelle ce dehors se sépare », La place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999, p. 69. On peut aussi se reporter à Sylvia Girel et Fabienne Soldini (dir.), La mort et le corps dans les arts aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2013.

6 Isao Takahata, Le tombeau des Lucioles, Studio Ghibli, 1988.

7 Cette dualité est parfaitement décrite dans le roman de Murakami Ryu, Les bébés de la consigne automatique, Arles, Philippe Picquier, 1996 dans lequel deux jumeaux sont retrouvés dans une consigne automatique. Le destin du premier est celui d’un coureur de fond, il incarne le côté diurne fait de régularité et d’ordre ; tandis que le second devient chanteur de variété et passe le plus clair de son temps dans le quartier des plaisirs de Tokyo où se mêlent prostituées, yakuzas et trafic en tout genre…

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Gras, « Laurence Caillet, Démons et merveilles. Nuits japonaises », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 janvier 2019, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/30086 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.30086

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