David Puaud, Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste
Texte intégral
1L’ouvrage de David Puaud tente de saisir plusieurs problématiques : en premier lieu, l’analyse « des dispositifs et discours liés à l’administration sociale en temps de menace terroriste » avec l’hypothèse d’un « développement d’une administration socio-sécuritaire qui réagit à la peur mais paradoxalement la produit également » (p. 14). Plus loin c’est la question de la radicalisation qui est abordée : « cet ouvrage vise donc également à répondre à cette question : de quoi la radicalisation est-elle le nom, qui est ce “radical” ? » (p. 20). Par suite : « l’une des hypothèses de ce travail de terrain est de stipuler que le focus sur la radicalisation islamiste a de réelles incidences sur l’imaginaire social, notamment auprès des acteurs de terrain de proximité tant du fait des remaniements des discours que des techniques, directives envoyés aux institutions en termes de repérages des individus “radicalisés” » (p. 23). Enfin : « de manière concrète, il s’agit d’interroger la construction politico-médiatique de la figure du jeune radical islamiste issu des quartiers populaires » (p. 24).
2Dans les faits il nous semble que deux axes sont privilégiés par l’auteur : en premier lieu, l’étude du dispositif de mobilisation institutionnelle depuis le premier plan de lutte contre les attentats en 2014, et en second lieu la focalisation politique, médiatique et sécuritaire sur la notion de radicalisation. Ce faisant, un croisement théorique entre le concept d’imaginaire de Castoriadis et le dispositif foucaldien semble emporter la préférence de l’auteur – mais sans que ce parti-pris ne soit pour autant réellement explicité.
3L’ouvrage est divisé en six chapitres. Les trois premiers sont centrés sur la radicalisation à partir d’exemples (ch. 1), d’une discussion (ch. 2) et d’une mise en perspective conceptuelle de la radicalisation (ch. 3). Les trois suivants ciblent l’administration sociale. L’auteur y détaille les transformations institutionnelles liées à la question radicale (ch. 4), articule sa réflexion autour de temps de menace terroriste à proprement parler (ch. 5), puis conclut par des propositions plus générales (ch. 6).
4Issu des expériences professionnelles de l’auteur en tant que formateur pour plusieurs services d’intervention sociale, le premier chapitre consiste en l’évocation de six trajectoires de radicalisation qui informent sur des récurrences : déficit éducatif de familles déstructurées, instabilité affective des enfants, adolescents à la dérive et souvent délinquants, handicaps et limites des prises en charge institutionnelles. Même si l’on peut par exemple regretter de n’avoir pas l’entièreté du parcours de Mohamed Merah, les trajectoires sont très détaillées.
- 1 Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadist (...)
5Le deuxième chapitre se fonde sur ces exemples pour tenter d’identifier les variables significatives des trajectoires de radicalisation. L’auteur y emploie le terme de disponibilité biographique, s’engageant dans une lecture processuelle de la radicalisation. Il propose dans ce chapitre une typologie autour de six trajectoires de radicalisation : psychologique et/ou liée à une déficience mentale, initiatique, métaphysique et/ou au-delà de l’existentiel, politique, nihiliste et d’exclusion. Il est intéressant de comparer ces catégories à celles avancées par Bonelli et Carrié dans leur ouvrage sorti à peu près au même moment – où ils distinguent les radicalités agonistique, apaisante, rebelle et utopique1. En effet, les six types de radicalisation de Puaud sont ancrés dans sa pratique et manquent sans doute de généralité pour gagner en cohérence et être comparées à d’autres travaux. Notamment, les radicalisations initiatiques et nihilistes ont de telles similitudes qu’elles auraient pu être réunies – autour par exemple d’une forme de radicalité agonistique telle que la pensent Bonnelli et Carrié.
6Le troisième chapitre présente un élargissement de la réflexion à d’autres causes de radicalisation, explorant la seconde problématique de l’ouvrage : celle des mécanismes de construction d’une figure radicale. L’idée de l’auteur est de prendre au sérieux le fonctionnement médiatique et « la diffusion d’une image évanescente, floue, en un mot le “spectre du radical” » (p. 92). C’est ainsi que sont examinés les spectres de la géopolitique, des peurs intimes, de la toile ou des infiltrés (fameux homegrown terrorists). Ces spectres tendraient à figer un « signifiant social » (p. 108) emprunté à Lévi-Strauss, lui-même pris dans le « piège identitaire » (p. 109) d’Agier. À vrai dire, ce chapitre pâtit de vrais manques, marqués par l’absence d’un objet clair, d’une méthode d’interrogation et d’un corpus de données. On est souvent bien plus proches du « comptoir d’un bistrot » (p. 106) que d’une analyse de mécanismes sociaux et de logiques médiatiques.
7Le quatrième chapitre présente enfin une réflexion inédite : les transformations des institutions de l’État suite aux politiques mises en place depuis 2014. Dans un contexte de recomposition du social en France, de réduction massive des coûts, voire de fermeture de certains services d’accueil (p. 114-118), comment l’administration sociale réagit-elle face à l’impératif de prévention, de formation et de traitement des cas de radicalisation ? Deux axes sont évoqués : l’ajout de procédures de prise en charge supplémentaires d’une part, et de nouveaux dispositifs d’autre part – les « surdispositifs » (p. 143). Ce deuxième axe montre des transformations plus profondes du travail social telles que la re-hiérarchisation des tâches, la mise à distance de publics potentiellement dangereux, et une surveillance des personnes se traduisant à la fois par des injonctions à l’identification des risques du « bas spectre » (p. 146) sur lequel l’État a peu d’informations, mais aussi et surtout par des coopérations forcées entre le secteur social, les forces de sécurité et le renseignement (p. 154-159). Ce chapitre est de loin le plus convaincant de l’ouvrage.
8Plus court, le cinquième chapitre systématise ces constats et monte en généralité pour évoquer le temps de la menace terroriste – titre du chapitre et sous-titre de l’ouvrage. L’auteur mobilise alors une perspective foucaldienne relativement imprécise (voir p. 162-163) pour dénoncer le fantasme d’une « tranquillité totale » (p. 169) et le traitement sécuritaire du travail social.
9Finalement, le chapitre 6 clôt l’ouvrage en proposant une réflexion sur les stratégies de civilité mises en œuvre par les agents « en dépit ou en parallèle des logiques managériales et/ou sécuritaires. Il s’agit d’actes, outils, projets, souvent simples permettant de favoriser un “dialogue intime” bien souvent à partir de la création d’espaces d’improvisation artistique et/ou culturelle » (p. 188). Ces stratégies de civilité seraient alors observables dans des actions professionnelles qui visent à créer du réseau (p. 199), à « bricoler » de nouvelles formes d’intervention que l’auteur assimile à de l’« empathie méthodologique » (voir p. 206 et annexe 1).
- 2 Sous forme uniquement d’encadrés, et d’entretiens fournis sans aucune référence.
- 3 À l’exception toutefois de Khosrokhavar, auteur de la préface du livre.
10L’ouvrage de David Puaud est de ceux qui s’avèrent délicats à chroniquer. Il combine à la fois un fort intérêt de l’auteur pour la question radicale et une appétence au terrain – l’auteur est anthropologue. S’ajoutent à cela une culture intellectuelle foisonnante et des références éclectiques qui ponctuent l’ouvrage ; mais le propos est truffé de confusions, de raccourcis et d’imprécisions, de références à des auteurs expédiés en une poignée de lignes. Plus grave, le terrain effectué dans le cadre de cette recherche-action n’est présenté qu’en quelques pages, en annexe (p. 217-218), et il est extrêmement mal mobilisé2. L’objet même de l’étude n’est pas clairement identifié, et il ne peut donc pas être confronté à la littérature scientifique sur la question3. Enfin, la démarche théorique n’est pas explicitée et l’on déduit seulement l’importance de Castoriadis, Foucault et Deleuze à leur fréquence de citation.
11Difficile en ce sens de classer l’ouvrage parmi les contributions à la sociologie de la radicalisation. En revanche, il constitue une introduction intéressante aux débats sur les transformations de la société française suite aux attentats de 2015. Surtout, l’accès à l’administration sociale, le caractère informé et la justesse des constats de Puaud font presque de l’ouvrage un retour d’expérience sur les transformations concrètes des institutions face au terrorisme. En ceci, et en ceci seulement, ce livre demeure important.
Notes
1 Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, Paris, Seuil, 2018 (compte rendu d’Eric Keslassy pour Lectures disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28673).
2 Sous forme uniquement d’encadrés, et d’entretiens fournis sans aucune référence.
3 À l’exception toutefois de Khosrokhavar, auteur de la préface du livre.
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Référence électronique
Loïc Le Pape, « David Puaud, Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 décembre 2018, consulté le 14 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29968 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29968
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