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François Dubet (dir.), Politiques des frontières

Ronan Crézé
Politiques des frontières
François Dubet (dir.), Politiques des frontières, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2018, 276 p., ISBN : 9782348040740.
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Texte intégral

  • 1 Les frontières sont communément reconnues comme un attribut central des États, depuis les traités d (...)

1Bien loin de l’effacement progressif auquel elles sembleraient destinées dans le contexte actuel de mondialisation des échanges, les frontières refont surface sans toutefois ressembler à celles du passé. Les auteurs de cet ouvrage collectif s’attèlent donc à l’étude des frontières dans leur forme contemporaine, tout en rappelant comment elles s’ancrent dans la réalité sociale depuis l’établissement des États modernes1. Cette tâche nécessite de se prémunir contre deux illusions que François Dubet rappelle dans la préface : la première est que les frontières seraient abolies, la seconde que le retour des frontières consisterait à retrouver leur forme ancienne. Fidèles à la démarche éditoriale promue par la collection « Recherches » des éditons La Découverte, les articles sont rédigés par des chercheurs issus d’une pluralité de disciplines (histoire, droit, science politique, sociologie, etc.). Tous se penchent sur les politiques des frontières, c’est-à-dire sur un large spectre d’actions mises en œuvre par une multitude d’acteurs (États, populations, société civile, etc.) qui entrent parfois en conflit pour définir le lien ou la séparation entre un « eux » et un « nous ». Nous tentons ici de révéler certains traits saillants de ces travaux en mettant davantage en exergue quelques-uns d’entre eux.

  • 2 Ils se définissent comme le « vote par lequel la population d’un territoire rattaché à un État se p (...)
  • 3 Dans son article portant sur les incertitudes écossaises, Fabien Jeannier analyse le paradoxe auque (...)
  • 4 Selon l’historien Laurent Warzoulet, la victoire du « oui » au Brexit ne serait pas le signe d’une (...)

2L’un des intérêts de l’ouvrage est qu’il explique la façon dont les frontières se sont construites de manière légitime. La réflexion est donc d’abord portée sur l’outil référendaire puisqu’il semble être l’instrument le plus approprié pour délimiter le territoire des États en obtenant l’assentiment de la population. Le juriste Emanuel Castelain étudie les référendums d’indépendance2 et plus particulièrement l’encadrement international auquel ils sont soumis. D’après lui, la communauté internationale est vigilante sur certaines normes (notamment les aspects procéduraux comme le refus que la population soit contrainte par l’emploi de la force). Toutefois, elle ne remet pas en cause la prépondérance des États dans la reconnaissance des résultats, quand bien même ils ne respecteraient pas la volonté populaire : « le droit international reste marqué par l’effectivité et par les relations interétatiques, héritages de l’indifférence westphalienne aux souhaits de la population » (p. 41). L’instrument référendaire peut générer des tensions et fait l’objet de vifs débats dans lesquels s’investissent des partis politiques qui revendiquent l’indépendance. Or, ces derniers ne parviennent pas forcément à faire accepter l’établissement de nouvelles frontières lorsqu’ils sont au pouvoir (c’est le cas par exemple en Écosse3). D’ailleurs, le référendum ne sert pas forcément des velléités sécessionnistes car il est parfois utilisé pour redéfinir les relations entre partenaires. C’est ce dont attesterait le vote pour le Brexit, qui aurait été un moyen pour la Grande-Bretagne de redéfinir sa place en Europe4.

  • 5 Mobilisant entretiens et observations auprès d’une multitude d’acteurs ainsi que des archives, le p (...)

3La légitimité des frontières est impactée par la prégnance de certaines idéologies, au premier rang desquelles le nationalisme, comme c’est le cas en Israël (et récemment aux États-Unis) où la construction du mur est devenue un enjeu identitaire5. La frontière se trouve également être l’une des pierres angulaires d’idéologies qui en dénoncent les fondements. Ainsi, l’organisation djihadiste Daech a conçu une nouvelle narration de l’espace en critiquant fortement les frontières établies en Irak et en Syrie depuis les accords de Sykes-Picot (décidés par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale au détriment de l’Empire ottoman). C’est ce à quoi s’intéresse Matthieu Cimino, qui s’appuie sur plusieurs centaines de documents pédagogiques (dont des manuels scolaires) pour montrer comment s’est bâtie la pensée territoriale de Daech. Même si cette théorie spatiale reste floue, il remarque qu’elle se fonde sur une dénonciation du modèle de l’État-nation et sur une dichotomie identitaire propre à l’islam politique du XXe siècle, distinguant le domaine de l’islam (dār al-islām) et le domaine de l’impiété (dār al-kufr). Ainsi, en dénonçant les frontières étatiques, Daech en instaure d’autres de nature religieuse et culturelle.

  • 6 Les observations de Mathilde Darley montrent que, « dans un contexte a priori juridiquement très no (...)

4Les mouvements migratoires sont responsables de l’apparition de lieux-frontières entre les États avec l’établissement controversé de camps de migrants tel que celui de Vintimille à la frontière italo-française. C’est dans cette ville que la politiste Daniela Trucco étudie les dissensions entre plusieurs acteurs (habitants, associations, pouvoirs publics, etc.) jusqu’à l’encampement progressif des migrants dans un parc ferroviaire désaffectée à l’extérieur de la ville. L’élargissement du camp a confirmé cette option qui s’est révélée être une réponse « à une demande paradoxale de “prendre en charge” [en particulier les migrants mineurs] et de “mettre à l’écart” l’ensemble des migrants » (p. 153). Des projets de coopération transfrontaliers promus par l’Union européenne peuvent également faire émerger des « lieux-frontières », comme c’est le cas à la frontière serbo-croate par exemple. Le géographe Cyril Blondel explique ainsi comment la frontière entre deux États ennemis est devenue un territoire de coopération : « la frontière qui, jadis, séparait les nations, se voit conférer le statut de support permettant le lien entre elles » (p. 96). Mais ces initiatives peuvent être contreproductives puisqu’elles entérinent également des différences. Par exemple, la mise en place de panneaux bilingues participe à la différenciation ethnique et renforce les frontières entre communautés nationales. Par ailleurs, certains lieux-frontières peuvent émerger au sein même des États. C’est le cas lorsque les pouvoirs publics mettent en place des centres administratifs ou de rétention afin de prendre en charge les migrants. La sociologue Mathilde Darley s’est intéressée à ces structures en Autriche et en République tchèque. Elle affirme que la politique migratoire n’est pas uniforme car l’acceptation des demandes d’asile ne dépend pas de normes juridiques neutres appliquées de façon homogène mais bien plus de la capacité des migrants à correspondre aux attentes des agents administratifs chargés de traiter ces demandes6. Les politiques menées dans ces lieux-frontières ne sont donc pas uniformes, elles sont multiples et changeantes.

  • 7 L’économiste Ekrame Boubtane analyse les effets des migrations sur le marché de l’emploi en s’appuy (...)

5Enfin, les frontières évoluent au gré des relations entre États, qui sont parfois conflictuelles car elles donnent à voir des enjeux importants (par exemple économiques7). Dans son étude sociologique sur la comptabilisation des morts en Méditerranée, Antoine Pécoud montre comment la production de données sur le nombre de migrants décédés en effectuant la traversée est devenue un enjeu complexe dans l’espace méditerranéen. Cette problématique a été accaparée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) depuis 2013. Contrairement à d’autres organisations qui avaient débuté ce comptage dans les années 1990, l’OIM est jugée plus conciliante face aux gouvernements. Par son travail, l’OIM rend cette question moins politique puisqu’elle se restreint à « fournir des chiffres de façon neutre et non critique [et donc à opérer] une dépolitisation des morts » (p. 138). Les ONG occupent une place de premier plan dans les politiques menées aux frontières en ne délaissant pas ce sujet aux seuls États. Plutôt que de se focaliser uniquement sur les acteurs étatiques, l’historien Matthieu Rey renverse lui aussi la perspective en s’interrogeant sur la façon dont les populations frontalières investissent et participent à la stabilisation des limites entre États. Il montre que la mise en œuvre des accords de Sykes-Picot a entrainé la création de villes-frontières (par exemple entre la Turquie et la Syrie) qui se sont transformées au gré des relations entre les États. Les espaces frontaliers qu’incarnent ces villes ont été sujets à des mutations continues, favorisées par les déplacements de population ou l’évolution des échanges commerciaux entre États.

  • 8 Le dernier article de l’ouvrage ouvre de nouvelles perspectives grâce au concours de la politiste I (...)

6L’ouvrage révèle ainsi que, dans leur diversité8, les frontières donnent lieu à des politiques variées. Sa lecture s’avère très intéressante du fait de la richesse des travaux présentés. Tous participent à éclairer la complexité des politiques de frontières. En effet, l’ensemble des articles révèle les multiples fonctions des frontières, exploitées par des acteurs divers aux intérêts parfois contradictoires. Il est cependant dommage que certaines contributions ne fournissent pas davantage de précisions, laissant l’impression qu’elles sont inabouties. Pour en apprendre davantage, sans doute faudra-t-il rester attentifs aux prochains travaux des ces jeunes chercheurs investis dans plusieurs champs disciplinaires. Cet ouvrage collectif répond donc bien à l’ambition de la collection de faire connaître des travaux académiques contemporains en sciences sociales.

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Notes

1 Les frontières sont communément reconnues comme un attribut central des États, depuis les traités de Westphalie en 1648 qui délimitent les territoires des puissances européennes et ouvrent la voie à l’établissement de l’État moderne.

2 Ils se définissent comme le « vote par lequel la population d’un territoire rattaché à un État se prononce directement sur la proposition de se constituer en nouvel État » (p. 31).

3 Dans son article portant sur les incertitudes écossaises, Fabien Jeannier analyse le paradoxe auquel font face les nationalistes écossais. Le parti nationaliste Scottich National Party (SNP) a commencé à conquérir des voix dans les années 1960 et a pris la tête du gouvernement de l’Écosse en 2007 sans pour autant réussir à faire triompher le « oui » à l’indépendance. Se définissant comme un parti de centre gauche (notamment en opposition au libéralisme thatchérien), le SNP est devenu le premier parti écossais mais il est confronté au paradoxe que « les Écossais sont dirigés depuis dix ans par un parti de centre-gauche ouvertement indépendantiste [alors que le soutien à l’indépendance] reste minoritaire : le vote nationaliste ne vaut donc pas forcément adhésion au projet d’indépendance » (p. 61).

4 Selon l’historien Laurent Warzoulet, la victoire du « oui » au Brexit ne serait pas le signe d’une volonté de rupture des Britanniques vis-à-vis de l’Union européenne (UE). À l’inverse, ce référendum s’inscrit dans une longue tradition de rapports complexes entre la Grande-Bretagne et l’UE. Après la Grande Guerre, la Grande-Bretagne « a été un soutien actif au développement de la Société des nations (SDN) créée en 1919 » (p. 74). Or, la crise économique des années 1930 l’a conduite à se replier sur son espace colonial. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale elle se tient à l’écart de la fondation de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) tout en favorisant le développement du libre-échange dans une organisation concurrente avec la création de l’Association européenne de libre échange (AELE). Son adhésion à la CEE (Communauté économique européenne) en 1973 lui fait endosser le statut de l’« awkward partenaire » (partenaire maladroit et gênant, bientôt symbolisé par le « I want my money back » de Margaret Tchatcher. Toutefois, la Grande-Bretagne s’est montrée relativement active pour favoriser davantage de coopération intra européenne, notamment par son fervent soutien à l’élargissement à d’autres États et au développement des marchés européens. Ainsi, même si les rapports du Royaume-Uni avec le reste de l’Europe sont ambivalents « la Grande Bretagne a été et reste bien européenne » (p. 90).

5 Mobilisant entretiens et observations auprès d’une multitude d’acteurs ainsi que des archives, le politiste Damien Simonneau a enquêté sur deux terrains emblématiques : la frontière entre les États-Unis (Arizona) et le Mexique et celle entre Israël et le territoire palestinien. Il montre notamment comment la construction d’une barrière physique est devenue un enjeu de lutte identitaire pour une partie de la société civile qui se sent menacée, dans un contexte d’intensification (réelle ou supposée) des flux migratoires. La militarisation de la frontière vient répondre aux craintes des habitants vis-à-vis des migrants, qui représenteraient un risque pour la sécurité (la militarisation de la ligne verte entre Israël et les territoires palestiniens à partir de 2002 est une réponse face aux attentats et à la délinquance transfrontalière) ou une menace pour l’identité nationale (les discours en Arizona reposent par exemple sur « une définition exclusiviste, nativiste de la nation américaine », p. 220).

6 Les observations de Mathilde Darley montrent que, « dans un contexte a priori juridiquement très normé, la décision d’octroi d’une protection n’est pas le seul fruit des normes procédurales guidant le travail des officiers, mais une production socialement, culturellement et même émotionnellement située » (p. 172).

7 L’économiste Ekrame Boubtane analyse les effets des migrations sur le marché de l’emploi en s’appuyant sur les données disponibles pour 15 pays européens, depuis la signature des accords Schengen en 1985 jusqu’à nos jours. Son enquête empirique rappelle que l’immigration modifie la structure de l’emploi à travers le rajeunissement et l’augmentation de la taille de la population active). Analysant l’impact de l’immigration sur d’autres variables macroéconomiques (le niveau de richesse, les impôts, etc.), elle observe qu’une « augmentation de l’immigration a des effets positifs sur les finances publiques et sur le niveau de vie moyen dans les pays européens, sur la base des données disponibles entre 1985 et 2015 » (p. 125). Toutefois, l’auteure rappelle la difficulté de ce type d’étude économique du fait de la multiplicité des variables en jeu. Elle indique elle-même que son étude est sujette à des limites qu’il faudrait dépasser « en distinguant les ressortissants européens des ressortissants des pays tiers à l’UE » (p. 126) ou encore en prenant en compte les impacts socio-culturels (et pas seulement économiques) des migrations.

8 Le dernier article de l’ouvrage ouvre de nouvelles perspectives grâce au concours de la politiste Isabelle Bruno qui s’intéresse à un objet atypique : la plage. Elle montre comment différents lieux comme la plage peuvent faire l’objet de politiques de frontières entre les individus. Depuis qu’elle est devenue un lieu récréatif pour les classes de loisirs au XIXe siècle, la plage a été l’objet de convoitises qui a conduit à la privatisation partielle des littoraux, ; leur accaparement par les propriétaires de villas participe au « mouvement d’enclosure balnéaire » (p. 254).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ronan Crézé, « François Dubet (dir.), Politiques des frontières », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 décembre 2018, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29722 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29722

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