Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez, Olivier Pilmis, Le biais comportementaliste
Texte intégral
1À l’heure où les sciences cognitives sont convoquées parmi les comités experts chargés de la conception des politiques publiques, cet ouvrage propose une analyse critique du recours aux nudges, cette « forme d’intervention sur et par les comportements » inspirée par l’économie comportementale (p. 5). Cette discipline s’est attachée à étudier les « biais cognitifs » des individus, définis comme des écarts aux décisions « optimales » du point de vue de la rationalité maximisatrice, et émet des prescriptions pour amener les individus à réorienter leurs comportements vers ce qui est jugé souhaitable sans que ceux-ci aient besoin d’y réfléchir ou d’en comprendre les enjeux. À titre d'exemple, considérer que les individus sont donneurs d’organes sauf s’ils ont demandé leur inscription au registre national des refus repose sur le « biais du statu quo », selon lequel les agents ont tendance à rester sur les choix définis par défaut. Réduire la taille des assiettes mises à disposition dans la restauration collective pour diminuer la consommation alimentaire et le gaspillage exploite le « biais de cadrage », qui prédit que les individus remplissent leurs assiettes au maximum de leur contenance.
- 1 Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. (...)
- 2 https://lebiaiscomportementaliste.com/.
2Rédigé collectivement par six chercheurs et chercheuses du Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po, cet opuscule approfondit des réflexions entamées dans un précédent ouvrage dirigé par Sophie Dubuisson-Quellier, où était identifiée l’émergence d’un nouveau paradigme de l’action publique, le « gouvernement des conduites individuelles »1. Selon cette analyse, les formes de régulation des marchés qui s’appuient sur les mécanismes marchands tendraient à se substituer à la loi ou la discipline. Les exemples n’étant pas développés dans Le biais comportementaliste, le lecteur est invité à se reporter aux études de cas dans l’ouvrage de 2016 et aux billets de blog2 qui ont accompagné la parution du présent livre.
- 3 American Economic Review, Quarterly Journal of Economics, Journal of Political Economy, Review of E (...)
- 4 Parce que les individus auraient des capacités de calcul limitées, et parce qu’ils doivent prendre (...)
3Le premier chapitre retrace la généalogie des approches comportementales de l’action publique, depuis leur constitution dans la recherche académique jusqu’à leur transfert vers la sphère politique. À l’aide d’une analyse quantitative sur quatre revues anglo-saxonnes3, ils montrent que ce processus s’est accompagné d’une recomposition de l’importance relative des différents courants de l’économie comportementale. Ainsi, l’économie industrielle, dont Herbert Simon était l’un des éminents représentants, connait un certain déclin tandis que l’étude des « biais cognitifs », portée par Daniel Kahneman et Amos Tversky, devient le paradigme le plus influent. Ces deux traditions divergent sur plusieurs points : la place accordée au contexte dans l’analyse (essentiel pour la première, non prise en compte dans la seconde), la démarche empirique (quasi-ethnographique pour la première, en laboratoire pour la seconde) et enfin la définition de la rationalité. Alors que Simon défendait l’existence d’une forme « procédurale » de la rationalité4, Kahneman et Tversky s’appuient sur une conception substantive, selon laquelle les agents prennent des décisions maximisatrices. Ils définissent les biais cognitifs comme ce qui éloigne les individus des choix optimaux. Alors que la rationalité était pour la plupart des économistes un concept positif, qui avait pour fonction sinon de décrire le comportement des individus, du moins d’effectuer de bonnes prédictions, elle devient dans la théorie de Kahneman et Tversky un horizon normatif. Le raisonnement est le suivant : lorsque les biais cognitifs sont corrigés, les individus prennent des décisions optimales ; cela prouve donc que ces biais doivent bien être corrigés.
- 5 Cass Sunstein, Richard Thaler, Nudge. Improving Decisions about Wealth, Health and Happiness, New H (...)
4Le deuxième chapitre du livre s’intéresse à la diffusion des nudges au sein de l’action publique à partir des années 2000. La publication de Nudge5 par Cass Sunstein et Richard Thaler entérine la transformation de l’étude des biais cognitifs en science de gouvernement. Au sein des administrations, des unités dédiées à ces outils sont créées, d’abord au Royaume-Uni (2010), puis aux États-Unis (2014) avant de s’élargir à d’autres pays. En France, ces outils restent encore débattus. Comment expliquer les raisons du succès des nudges en particulier et de l’économie comportementale en général dans l’action publique, depuis une quinzaine d’années, alors qu’ils existent depuis près de quarante ans dans la sphère académique ? Outre leur faible coût et leur apparente efficacité, ils auraient des « affinités électives » avec les transformations des politiques publiques (p. 65). Sous l’influence du néolibéralisme, d’une part l’objectif de bonheur individuel aurait supplanté celui de bonheur collectif, d’autre part les individus seraient considérés comme l’échelle pertinente d’intervention pour réaliser cet objectif. Les nudges, qui se focalisent sur l’individu, s’accordent avec une vision peu interventionniste de l’État mais qui considère que celui-ci doit prendre soin de sa population. Ils trouvent leur place « dans l’espace […] entre interventionnisme étatique et laissez-faire », qui se dessine dans de nombreux pays occidentaux (p. 67).
5Le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage entend dénoncer la vanité et les dangers du recours exclusif aux sciences comportementales pour guider l’action publique, au détriment d’autres disciplines. Cette partie est à la fois la plus critique et la plus critiquable de l’ouvrage : le raisonnement, mêlant des arguments de divers ordres, devient plus sinueux. Une première famille d’arguments, d’ordre méthodologique, souligne les limites des nudges. Les expériences en laboratoire étant souvent menées sur une population homogène de jeunes, étudiant dans de grandes universités américaines, considérer que les biais ainsi identifiés sont universels paraît douteux. En effet, il semble évident que les « biais » cognitifs sont inégalement répartis : comment expliquer sinon que les individus de classes populaires tendent à fumer davantage que ceux de milieux favorisés, alors qu’ils savent tout aussi bien que cela nuit à leur santé ?
6Une deuxième famille d’arguments, d’ordre épistémologique, critique deux axiomes de l’économie comportementale actuelle : la rationalité maximisatrice et l’individualisme méthodologique. Les auteur·es reprochent aux comportementalistes d’aborder l’architecture des choix sans relation avec le contexte social ni avec les institutions, et « [d’ouvrir ainsi] la voie au mouvement de re-biologisation ». Ils dénoncent « une rupture fondamentale avec le projet des sciences sociales qui se sont historiquement constituées dans un geste de rupture avec les explications biologistes » (p. 94). La critique nous semble fragile. Premièrement, parce que les comportementalistes ne se sentent pas nécessairement appartenir aux sciences sociales et n’ont de ce fait aucune obligation vis-à-vis de leur programme de recherche. Deuxièmement, parce que l’opposition de principe aux sciences du vivant – à distinguer de l’analyse critique des discours biologisants – ne constitue pas à nos yeux un projet constructif pour les sciences sociales.
- 6 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses de Sciences P (...)
7« La démarche au cœur des nudges, bien que libertarienne, n’en est pas moins paternaliste » (p. 90) : ainsi peut-on résumer la critique démocratique énoncée par les auteur·es. La vision de la rationalité dans l’économie comportementale est ambiguë : d’un côté, « les nudges promeuvent un mouvement d’agentization, qui valorise les libertés individuelles », d’un autre côté, nombre d’entre eux sont censés « induire des comportements favorables à la formation des biens communs de manière quasi mécanique » (p. 88-89). Que l’agent « monitore » ses comportements sans questionner ses préférences ou qu’il agisse sans être parfaitement conscient de ce qui le fait agir, sa réflexivité est modeste ou nulle. Le « rapport gouvernants-gouvernés sédimenté dans les instruments6 […] ne paraît pas correspondre à celui d'une forte ambition démocratique, celle qui vise la formation d’un citoyen éclairé, éduqué » (p. 89). Selon nous, l’opposition frontale entre nudge et éducation pourrait être nuancée : certains nudges comportent une part de sensibilisation et d’éveil de conscience, et l’entreprise éducative peut parfois mener à l’imposition de normes.
- 7 En sus de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, citons Arthur Jatteau, Les expérimentations aléatoi (...)
8Finalement, tout est affaire de degré : c’est le sens de la critique politique développée dans l'ouvrage. Ce qui doit gêner n’est pas le recours aux nudges dans l’action publique, mais l’ambition « hégémonique » des sciences comportementales, qui chercheraient à s’imposer comme « l’alpha et l’oméga » de l’intervention publique (p. 5). Parce que l’utilisation des nudges concentre la réflexion sur les instruments, les auteur·es craignent qu’elle sape les discussions sur les objectifs des politiques publiques. En cela, l’ouvrage s’inscrit dans la tradition de critique de la dérive technocratique des politiques publiques7. Or, le débat sur les objectifs des nudges et sur la vision de la société qui les sous-tend mérite d’être ouvert car, en se limitant à des interventions individualisées, « ces politiques n’ont plus l’objectif durkheimien de constitution d’une société » (p. 104).
9Au terme de notre lecture, nous avons autant de nouvelles questions que de réponses. Faut-il se priver d’un instrument utile pour l’action publique ? L’ouvrage ne le dit pas. En ne pré-cochant pas telle case, en proposant tel choix par défaut, l’État n’a-t-il pas fait, tel Monsieur Jourdain, des nudges sans le savoir ? Probablement au-delà de l’intention des auteur·es, le livre invite à réexaminer certaines pratiques à l’aune des sciences comportementales. Si le recours aux nudges par les États est antidémocratique et dangereux, que dire de leur utilisation par des entreprises ? Les options de partage de données proposées par défaut sur internet constituent, aujourd’hui, un danger sérieux pour la vie privée et la démocratie. Sauf qu’à la différence de l’État, nous ne pouvons pas présumer des entreprises qu’elles cherchent à améliorer le bien-être individuel et collectif.
Notes
1 Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2016, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20803.
2 https://lebiaiscomportementaliste.com/.
3 American Economic Review, Quarterly Journal of Economics, Journal of Political Economy, Review of Economic Studies. On regrettera que les graphiques présentés soient des « représentations simplifiées » et que les données n’aient pas été mises à disposition du lecteur ou de la lectrice.
4 Parce que les individus auraient des capacités de calcul limitées, et parce qu’ils doivent prendre leurs décisions sous contrainte de temps, ils adopteraient la première solution « satisfaisante » [satisficing].
5 Cass Sunstein, Richard Thaler, Nudge. Improving Decisions about Wealth, Health and Happiness, New Haven, Yale University Press, 2008. On peut en lire une recension sur le site de La Vie des Idées : https://laviedesidees.fr/Nudge-ou-le-paternalisme.html.
6 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2005.
7 En sus de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, citons Arthur Jatteau, Les expérimentations aléatoires en économie, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2013.
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Référence électronique
Marion Clerc, « Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez, Olivier Pilmis, Le biais comportementaliste », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29593 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29593
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