François Dosse, La saga des intellectuels français 1944-1989, tome 1. À l’épreuve de l’histoire, 1944-1968
Texte intégral
- 1 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997 ; Catherine Brun et Olivier Penot-La (...)
- 2 À la différence de Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pét (...)
1Fallait-il une énième histoire intellectuelle française ? On est en droit de se poser cette question en ouvrant le livre de François Dosse tant ce champ a été investi par l’histoire culturelle et la sociologie des idées ces dernières années1. Pourtant, François Dosse affronte ce défi en effectuant une synthèse qui n’est ni une simple sociographie, ni une histoire générationnelle2, même si elle s’en rapproche à plusieurs égards (p. 501). Mais pourquoi embrasse-t-il cette période en rendant compte des acteurs, des lieux d’échange et des agents (éditeurs) qui participent à la structuration du champ intellectuel français ? La première raison est que cette histoire intellectuelle récente est complexe et qu’il serait absurde de vouloir en donner une fresque exhaustive. De ce point de vue, l’auteur évite de tomber dans le piège d’une hagiographie ou d’un regard muséal classant les figures intellectuelles selon leur iconicité – c’est-à-dire l’audience dont elles ont pu bénéficier à un moment donné.
2En l’occurrence, ce qui frappe dans cette histoire intellectuelle, c’est précisément le fait que François Dosse ait très peu recours à des épithètes pour qualifier les figures intellectuelles. À aucun moment il ne cède non plus à la facilité de décrire les attitudes des intellectuels selon leur filiation idéologique, tant les événements invitent à la prudence lorsqu’on analyse leurs engagements. Il propose plutôt une mise en perspective du champ intellectuel français en se concentrant sur les plans idéologique (les figures dominantes et les courants), pratique (les rivalités individuelles et concrètes, les lieux de socialisation des intellectuels, ou encore les revues) et géopolitique (analyse des défis qui se posent à la nation française, notamment dans le contexte de la décolonisation). C’est de cette manière que l’historien rend justice aux positionnements éclairés et parfois à contre-courant de certains intellectuels – comme Raymond Aron qui avait pris le parti de l’indépendance algérienne dès 1956 (p. 368). Pour François Dosse, les intellectuels sont des « éveilleurs » (p. 312) au moment des fractures coloniales et des guerres qui ne sont pas reconnues comme telles par les autorités françaises de l’époque.
- 3 Entre autres François Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris, La Découverte, 2014 (compte rendu de Nico (...)
3Par conséquent, cette saga permet de comprendre en détail la mutation de la figure de l’intellectuel au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mutation incarnée notamment par Jean-Paul Sartre, qui en a théorisé les contours à partir de la notion d’engagement. Selon ce dernier, l’intellectuel n’existe effectivement qu’à partir du moment où il s’exprime sur une scène qui ne correspond pas à sa zone initiale d’expertise. Apprécié dans sa posture philosophique et politique, le sartrisme permet ainsi à François Dosse de revenir sur les ruptures intellectuelles majeures entre Sartre et Camus, puis entre Sartre et Lefort, et enfin entre Sartre et Merleau-Ponty, ceci au fil des dénonciations des crimes du stalinisme. Selon Sartre, le marxisme se comprend à partir de sa situation temporelle, avec néanmoins le risque de refuser les critiques pour conforter le lieu d’énonciation de la parole marxiste, à savoir le Parti Communiste Soviétique. Trois ruptures viennent alors s’articuler autour du refus de cette orthodoxie stalinienne : en ce qui concerne Camus, Sartre est resté silencieux sur la parution de L’Homme révolté (p. 112) et a laissé à un autre contributeur de la revue le soin d’effectuer une critique acerbe de cet ouvrage, double affront qui blessa profondément Camus (p. 118-119) ; Claude Lefort a pour sa part critiqué la bureaucratisation de la représentation politique à partir des positions énoncées au sein de la revue Socialisme ou Barbarie (p. 126-127) ; tandis que Maurice Merleau-Ponty avait également perçu très tôt les dangers du soviétisme menant à la terreur (p. 136-137). D’un autre côté, l’aveuglement idéologique du fondateur de la revue Les Temps Modernes n’est pas non plus un cas isolé, et permet d’ailleurs à François Dosse d’aborder d’autres intellectuels qui furent tiraillés entre leur loyauté militante et leur implication scientifique – comme ce fut le cas au moment des falsifications des théories génétiques par Lyssenko (p. 174) ou lors des événements majeurs de Budapest en 1956 (p. 273). Sur ce point, l’historien a finalement le mérite, du fait de ses travaux antérieurs3, de rééquilibrer les histoires intellectuelles en revalorisant certaines figures – comme les revues Socialisme ou Barbarie et Arguments qui sont mentionnées à plusieurs reprises dans la description des gauches intellectuelles françaises (p. 265).
4Une autre originalité de l’ouvrage tient à la manière dont l’auteur revient sur les intellectuels chrétiens, analysant en particulier la voie personnaliste, qui a su tracer son propre chemin au-delà des écueils du stalinisme et du fascisme. Là aussi, ces intellectuels chrétiens ont pris parti pour des causes qui les dépassaient au nom d’une certaine conception de l’homme – comme au moment de l’affaire de l’ancien résistant communiste Henri Martin quittant son engagement militaire pour dénoncer l’attitude de l’armée française au Vietnam (p. 318-322). Aux prises du magistère alors exercé par les éditions du Seuil et la revue Esprit pour tenter de sortir le champ intellectuel français des apories idéologiques de l’époque (p. 233), le courant humaniste chrétien a échappé au piège d’une guerre froide idéologique des intellectuels par son positionnement vis-à-vis des deux blocs. D’une part, les revues intellectuelles chrétiennes ont dénoncé avec force les événements en Algérie dans les années 1956-1957, comme l’atteste la publication dans Témoignage chrétien des observations de Jean Muller, chef du scoutisme catholique mort sur le front algérien (p. 336). D’autre part, François Dosse insiste particulièrement sur l’itinéraire de l’écrivain François Mauriac (p. 64-67, puis p. 216-221), qui prend des positions courageuses contre le colonialisme en tentant d’influencer les milieux politiques et diplomatiques au début des années 1950 (p. 326-327). À ses yeux, le ralliement de François Mauriac au général de Gaulle est ici emblématique des risques pris par les intellectuels lorsqu’ils assument une évolution politique et idéologique (p. 294).
- 4 Voir aussi François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997.
- 5 Voir aussi François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.
- 6 Voir à ce sujet Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. (...)
5François Dosse s’attache aussi à retracer minutieusement l’œuvre et l’engagement du philosophe Paul Ricœur4, qui – outre son rôle majeur joué dans la redécouverte théorique de l’herméneutique et de la phénoménologie allemandes – avait pointé les difficultés structurelles que rencontrait l’université bien avant les événements de Mai 1968 (p. 512-513). Les analyses politiques de Paul Ricœur sur l’ambivalence du pouvoir, pris en tension entre libération et domination, lui permirent par exemple de faire preuve d’une lucidité sur des événements majeurs tels que ceux de Budapest en 1956 (p. 276). Puis vient s’inscrire dans cette histoire intellectuelle la trajectoire de Michel de Certeau5, notamment en ce qu’il proposa une étude systématique et critique du langage religieux. Au moment du concile de Vatican II (1962-1965), Michel de Certeau a en effet appuyé le tournant idéologique pris par l’Église catholique, qui s’ouvre à la modernité en acceptant les principes de la sécularisation des sociétés, la diversité des croyances et l’émancipation des peuples (p. 450). Dans cette veine, on regrette cependant les allusions trop discrètes au philosophe et théologien protestant Jacques Ellul, qui – par l’élaboration d’une critique fondamentale de la société technicienne avec son ami Bernard Charbonneau6 – avait inspiré un certain nombre d’intellectuels non-conformistes.
- 7 François Dosse avait déjà eu l’occasion de travailler sur l’émergence du champ structuraliste franç (...)
6Pour finir, François Dosse montre que les évolutions géopolitiques permettent aux intellectuels d’élaborer de nouveaux outils méthodologiques, à l’instar de l’ethnologie qui s’impose en pleine décolonisation (p. 387). Dès la sortie événementielle de Tristes Tropiques, la démarche anthropologique de Claude Lévi-Strauss instaure une distance critique nouvelle entre l’observateur minutieux et son terrain de recherche (p. 378). De même, la sémiologie s’impose progressivement dans ce contexte structuraliste7, en particulier avec les travaux de Roland Barthes et ses distinctions entre langue et langage (p. 408). Tout en finesse, l’auteur décrit ensuite les effets d’attraction produits par les séminaires de Louis Althusser et Jacques Lacan dans les années 1960 (p. 420), avant de s’intéresser à la naissance de la déconstruction et aux pérégrinations intellectuelles d’un Jacques Derrida (p. 448).
7Sur fond de passions politiques, les années 1960 et 1970 offrent somme toute une perspective de concurrence des avant-gardes (p. 470-471) entre les revues et les positionnements des intellectuels, comme en témoigne l’émergence singulière du maoïsme français. S’appuyant davantage sur des ruptures épistémologiques que sur un fil chronologique, l’ouvrage de François Dosse exprime à cet égard le souci constant de faire ressortir la tension de l’époque entre pensée critique et séduction idéologique. In fine, cette histoire monumentale des intellectuels français représente une synthèse de travaux menés par l’auteur depuis plus de trente ans, tout en offrant par la même occasion une grille d’analyse précieuse à celles et ceux qui s’intéressent aux situations d’engagement des intellectuels français.
Notes
1 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997 ; Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, Engagements et déchirements : les intellectuels et la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2012 ; Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France : II. De 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 2016.
2 À la différence de Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990.
3 Entre autres François Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris, La Découverte, 2014 (compte rendu de Nicolas Le Dévédec pour Lectures disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15965).
4 Voir aussi François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997.
5 Voir aussi François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.
6 Voir à ce sujet Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, 2014 (compte rendu de l’auteur pour Lectures, disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16202).
7 François Dosse avait déjà eu l’occasion de travailler sur l’émergence du champ structuraliste français. Il reste d’ailleurs le seul à avoir effectué une synthèse complète de cette mouvance intellectuelle. Voir François Dosse, Histoire du structuralisme. Tome 1 : le champ du signe, 1945-1966, Paris, La Découverte, 1991 (compte rendu de Julie Lauvernier pour Lectures disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/9976) et François Dosse, Histoire du structuralisme. Tome 2 : le chant du cygne, 1967 à nos jours, Paris, La Découverte, 1992 (compte rendu de François-Ronan Dubois pour Lectures disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10029).
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Référence électronique
Christophe Premat, « François Dosse, La saga des intellectuels français 1944-1989, tome 1. À l’épreuve de l’histoire, 1944-1968 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 décembre 2018, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29204 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29204
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