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Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission

Bastien Barouh
Au coeur des cabinets d'audit et de conseil
Sébastien Stenger, Au coeur des cabinets d'audit et de conseil. De la distinction à la soumission, Paris, PUF, coll. « Partage du savoir », 2017, 288 p., ISBN : 978-2-13-078887-4.
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Texte intégral

  • 1 Nous prenons la liberté de nous affranchir de l’usage de l’auteur afin d’utiliser systématiquement (...)
  • 2 Appellation renvoyant aux quatre cabinets d’audit et de conseil les plus reconnus par les grandes e (...)
  • 3 Voir à ce sujet Ramirez Carlos, « Du commissariat aux comptes à l’audit. Les Big 4 et la profession (...)

1Dans cet ouvrage, l’auteur revient sur ce qu’implique le travail dans un cabinet d’audit et de conseil. À partir d’une observation participante de trois mois en tant que salarié ainsi que d’une cinquantaine d’entretiens avec des auditeurs-trices1, l’enquête de Sébastien Stenger donne à voir une élite salariale des affaires au travail dans un des Big Four2. Alors que le champ professionnel de l’audit et du conseil se développe depuis une quarantaine d’années, les Big Four diversifient leur offre dans les années 19903 et constituent par là leur pouvoir économique au niveau international. Ils occupent progressivement la position de « banque centrale de capital symbolique » (p. 10), tout autant auprès des entreprises qui sollicitent leurs services et auxquelles sont prescrites des normes managériales et comptables, qu’auprès des salarié-es des cabinets eux-mêmes – souvent placé-es par la suite aux fonctions de direction des grandes entreprises. En la restituant dans son histoire, l’enquête se saisit ainsi de la pratique de l’audit au sein du cabinet étudié, analysant un mode de gestion des carrières par lequel les auditeurs-trices sont incité-es à s’engager dans une compétition à la sélection draconienne, et dont les rétributions matérielles (rémunérations et montée en grade) et symboliques (sentiment de distinction) se répartissent inégalement selon le degré d’incorporation d’une rationalité spécifique au monde de l’audit.

2Le livre s’organise en trois parties : la première introduit le mode de régulation du cabinet par le principe du up or out, qui enjoint les auditeurs-trices à l’efficacité, écartant régulièrement du cabinet les moins performant-es. Le rapport des salarié-es à ce dispositif est alors interrogé à l’aune des modalités de l’engagement professionnel, ici polarisé entre un schème technique – qui suppose une certaine éthique de la discipline comptable – et un schème pragmatique – conférant notamment son importance au relationnel. La deuxième partie s’attache ensuite à caractériser les raisons du (sur)investissement dans la profession, s’attardant sur les enjeux valorisés par les salarié-es pour dépasser l’argument d’une motivation strictement économique. Le métier d’auditeur-trice est ainsi rendue tenable par sa dimension symboliquement distinctive – au sens où s’opère l’inculcation progressive d’une éthique élitiste des affaires, spécifiquement ajustée aux pratiques des grandes entreprises et donnant le sentiment d’appartenir soi-même à une élite triée sur le volet. Finalement, la dernière partie propose des facteurs exogènes pour expliquer les modalités d’abstraction du groupe professionnel des auditeurs-trices, à l’instar des sociabilités extra-professionnelles ou de la transformation du cadre normatif des salarié-es.

3La première partie rend compte des contraintes générées par le système up or out et des postures professionnelles qu’il produit. Après avoir explicité les prérequis liés à l’insertion professionnelle et à la pratique du métier, notamment l’acquisition de ressources culturelles, de qualités commerciales et d’une familiarité avec les modes de gestion valorisant l’autonomie, le deuxième chapitre insiste sur les logiques propres du système up or out, qui structure les rapports sociaux du cabinet. L’accent est mis sur le classement, que ce soit par le biais des évaluations annuelles qui conditionnent la montée en grade, par l’indexation ensuite des missions et des clients sur la position dans le classement ou encore par les rumeurs qui animent le cabinet. L’expérience du cabinet ressemble à un « parcours d’apprentissage » (p. 14) décennal, au terme duquel les meilleur-es peuvent espérer devenir associé-es – et donc actionnaires du cabinet. Il s’agit pour les salarié-es de mettre en œuvre des stratégies pour assurer leur permanence, principalement par la constitution d’un réseau de dépendances pour protéger sa réputation des aléas de la « bourse aux valeurs » (p. 32) qui classe continuellement les auditeurs-trices. Ces stratégies, indissociablement individuelles et collectives, sont empreintes d’une « tension entre les aspirations à progresser qui sont socialement entretenues et l’incertitude de leur réalisation rappelée chaque année par le classement » (p. 55). L’auteur en déduit une polarisation des rapports au travail entre d’un côté une perspective intellectuelle associée à l’assiduité et de l’autre une perspective technocratique plus pragmatique – polarisation elle-même structurée par des socialisations antérieures différenciées. À divers degrés, les salarié-es plutôt technocrates auront le souci d’entretenir leurs relations professionnelles et de « se placer », tandis que les profils intellectuels se consacreront à leur métier dans les règles de l’art comptable. Aussi cette polarité évolue-t-elle selon l’auteur à mesure que l’on grimpe les échelons du cabinet – l’intériorisation du schème pragmatique deviendrait alors de plus en plus décisive, au détriment du schème technique.

  • 4 Pour plus d’informations, se référer également à Petitet Vincent, Enchantement et domination. Le ma (...)

4Mobilisant davantage le matériau ethnographique, la deuxième partie se concentre sur le sentiment de distinction que le système up or out contribue à produire chez les salarié-es. L’auteur s’emploie à montrer que l’engagement professionnel n’est pas seulement motivé par la perspective d’une promotion, mais aussi et surtout par le souci d’appartenir à une élite des affaires dotée d’une rationalité spécifique, qui vient légitimer le mode de régulation du cabinet. L’enjeu est alors surtout symbolique, et se traduit par des stratégies de distinction dont l’efficacité dépend de la « soumission à un dispositif compétitif » (p. 168) valorisant : le surinvestissement dans le travail, l’aisance dans la courtisanerie, l’usage intensif du temps et l’excitation face à l’urgence, l’esprit de compétition vécu sur le mode de la performance et du sacrifice4, ou encore l’ascétisme professionnel. Des rappels à l’ordre réguliers, allant de l’évaluation annuelle à la condamnation de certains comportements dans les moments informels, viennent sanctionner l’intégration ou l’exclusion des salarié-es, qui intériorisent ainsi leur position dans le classement et les normes classificatoires. Le sentiment de reconnaissance s’avère tributaire d’évaluations plongeant l’auditeur-trice dans une incertitude toujours renouvelée, incitant chacun-e à s’investir dans la course au prestige. Dans ce mode de gestion managérial, l’évolution dans le cabinet peut donner lieu au sentiment d’exception d’être avec les « brillants » (p. 128) dans le cas d’une ascension régulière, comme au sentiment de relégation, si les attentes liées au grade sont déçues. À ce titre, la discrimination de genre que peut subir une auditrice devenant mère est frappante : cette dernière ne pouvant s’investir exclusivement dans la « compétition comme fin en soi » (p. 162), elle se retrouve en position d’« outsider », réprouvée par ses collègues et peinant à répondre aux attentes de ses supérieurs hiérarchiques (p. 176).

5Plus concise, la dernière partie propose une typologie des reconfigurations du rapport au travail suite aux situations de décrochage du cabinet. Dans le sillage de l’approche interactionniste des professions développée par Everett Hughes, l’analyse est ici conduite à partir du concept de « carrière morale » (p. 211), ciblant l’évolution des représentations de soi selon les jugements des acteurs avec lesquels l’auditeur-trice interagit. Stenger y voit un moyen d’appréhender le sens que les auditeurs-trices donnent à leur carrière et les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour s’adapter à l’institution ou pour s’en préserver. Pour saisir le sens que les auditeurs-trices investissent dans leur trajectoire professionnelle, il met notamment l’accent sur trois types de reconversion professionnelle : le « jobard », dont l’investissement n’a pas été récompensé et qui vit sa mise à l’écart sur le mode de l’humiliation ; l’« intégré distancié », relativisant son engagement professionnel sans subir son désinvestissement du cabinet comme un échec total ; et le « forfait », souvent lié à des transformations de la sphère domestique.

  • 5 Pour une analyse détaillée du système de positions structurant l’espace du conseil, voir Henry Odil (...)
  • 6 Voir Thine Sylvain, Lagneau-Ymonet Paul, Denord François et Caveng Rémy, « Entreprendre et dominer. (...)

6En définitive, cette ethnographie documente avec précision le fonctionnement d’un cabinet d’audit, ses méthodes de management, et leurs effets sur les pratiques professionnelles, ainsi que les logiques de prestige et de statut qui font d’un corps professionnel une élite spécifique. On peut seulement regretter, avec l’auteur, que l’étude des socialisations antérieures n’ait pas été systématisée statistiquement, de sorte à rendre pleinement compte des ressources sociales qui ont cours dans l’espace de l’audit, voire même de sa composition sociale5. De plus, si l’on suit Sylvain Thine, replacer ce corps professionnel dans ses relations avec les autres sphères de pouvoir aurait sans doute également permis de saisir la position qu’occupe l’élite de l’audit dans le champ du pouvoir6.

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Notes

1 Nous prenons la liberté de nous affranchir de l’usage de l’auteur afin d’utiliser systématiquement le double genre pour restituer la mixité du groupe professionnel étudié.

2 Appellation renvoyant aux quatre cabinets d’audit et de conseil les plus reconnus par les grandes entreprises : Deloitte, Ernst & Young, KPMG, PricewaterhouseCoopers.

3 Voir à ce sujet Ramirez Carlos, « Du commissariat aux comptes à l’audit. Les Big 4 et la profession comptable depuis 1970 », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 146-147, 2003, p. 75, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2003_num_146_1_2788.

4 Pour plus d’informations, se référer également à Petitet Vincent, Enchantement et domination. Le management de la docilité dans les organisations, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2007.

5 Pour une analyse détaillée du système de positions structurant l’espace du conseil, voir Henry Odile, « La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », Politix, vol. 10, 1997, p. 155-177, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1997_num_10_39_1689.

6 Voir Thine Sylvain, Lagneau-Ymonet Paul, Denord François et Caveng Rémy, « Entreprendre et dominer. Le cas des consultants », Sociétés contemporaines, vol. 89, 2013, p. 73-99, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-societes-contemporaines-2013-1-page-73.htm.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bastien Barouh, « Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 novembre 2018, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29073 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29073

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Rédacteur

Bastien Barouh

Étudiant en deuxième année de master de sociologie à l’EHESS.

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