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Laurence De Cock, Dans la classe de l’homme blanc, L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours

Soline Schweisguth
Dans la classe de l'homme blanc
Laurence De Cock, Dans la classe de l'homme blanc. L'enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2018, 318 p., ISBN : 978-2-7297-0940-2.
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Texte intégral

1Influencée par son activité d’enseignante en histoire dans un collège qu’elle qualifie de « très relégué socialement » (p. 9), ainsi que par les polémiques nombreuses autour de l’enseignement du fait colonial, décrit tantôt comme absent des programmes, tantôt comme envahissant, Laurence De Cock essaye de retracer les enjeux d’un enseignement apparemment si problématique et polémique. Pour ce faire, elle s’inscrit au croisement de plusieurs traditions empruntées à différentes disciplines et courants de pensée. Tout d’abord, il y a l’histoire de l’enseignement, avec notamment le linguiste et historien André Chervel, qui a ouvert une nouvelle voie aux historiens de l’éducation en récusant l’idée « qu’une discipline scolaire ne soit que la mise en forme par des pédagogues de savoirs savants » (p. 27) : le passage des découvertes académiques à un enseignement de celles-ci nécessite plusieurs intermédiaires qui viennent d’autres milieux et qui ont d’autres préoccupations, ce que Laurence De Cock s’efforce de montrer.

2En effet, pour affiner notre compréhension des choix d’enseignement, elle se concentre sur la mise en forme du curriculum, c’est-à-dire le choix des programmes et des ressources d’accompagnement proposés aux professeurs, en utilisant les outils d’analyse de la sociologie de l’éducation ainsi que l’« approche didactique » qui « interroge les transformations qu’un savoir subit pour devenir "enseignable" » (p. 32). Elle mène donc non seulement une étude des acteurs pour voir comment ceux-ci agissent et interagissent, mais regarde aussi comment le savoir lui-même est modifié par l’action de ces acteurs : il faut sélectionner les faits, les simplifier et les exprimer (parle-t-on de « mondes dominés », de « peuples dépendants », de « colonies », etc. ?).

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3Enfin, et c’est peut-être là l’approche la plus originale de ce travail, Laurence De Cock interroge le processus de transformation de l’enseignement du fait colonial en problème public, qui intéresse non seulement les professeurs et ceux qui écrivent les programmes, mais aussi la presse, les politiques et l’opinion publique. Pour cela, elle s’appuie sur le sociologue américain Joseph Gusfield1 qui montre comment ce qui n’était pas considéré comme un enjeu public le devient à travers la construction d’« arènes publiques » et l’action des « entrepreneurs de morale ». La volonté d’intégrer certains pans de l’histoire aux programmes ne découle pas seulement d’arguments académiques, mais aussi d’impératifs du registre de la morale : il est nécessaire, par exemple, de parler de la responsabilité de l’État français et des tortures pendant la guerre d’Algérie, non seulement en raison de la vérité historique, mais aussi dans le but d’aider à l’intégration des enfants descendants d’immigrés algériens.

  • 2 Émission diffusée sur TF1 le mardi 21 septembre 1982, consacrée à l'Algérie et réalisée par Jean-Fr (...)
  • 3 La Guerre d’Algérie, réalisé par Yves Courrière et Philippe Monnier, 1972, diffusé en octobre 1982 (...)
  • 4 Aggiornamento est un groupe qui « réunit une équipe d’enseignants et de chercheurs de différentes d (...)
  • 5 Dunezat, Xavier, « Faire de la sociologie des mouvements sociaux en France », dans Delphine Naudier (...)

4La périodisation choisie correspond à une rupture qui, dans les années 1980, a mené, d’une part, à une médiatisation du passé colonial dans les médias (L’Algérie vingt ans après sur TF12, La Guerre d’Algérie sur FR33), et d’autre part, à une politisation de l’enseignement de l’histoire. Si l’auteure choisit de continuer son récit jusqu’à nos jours, elle le fait avec précaution. En effet, elle reconnaît son rôle à la fois comme historienne et comme actrice de l’histoire, ayant participé aux débats qu’elle étudie, notamment avec son engagement dans le groupe Aggiornamento4. Elle y parvient en reprenant les précautions propres à l’observation participante (ou à la « participation objectivante »5) de la sociologie. Cela lui permet de s’interroger sur le rôle des historiens qui ne font pas que relater l’histoire mais en sont aussi les acteurs.

5À partir de comptes rendus de réunions officielles ou privées, d’extraits de journaux et de manuels, mais aussi d’interviews ainsi que d’essais qui ont nourri les polémiques, l’historienne soulève plusieurs problèmes inhérents à l’enseignement du fait colonial. Si l’école doit transmettre les valeurs républicaines, comment peut-elle enseigner des actions, menées lors des colonisations et des décolonisations, aussi contraires à ses principes ? Si le système éducatif français tient à s’ancrer dans un modèle universaliste, voire universel, peut-il néanmoins faire fi des élèves qu’il s’agit d’éduquer, et notamment de leur origine et de leur lien avec le passé colonial français ? Ces deux questions soulèvent des difficultés principalement en ce qui concerne la guerre d’Algérie, les tortures menées par l’armée française d’un côté, et les élèves qui héritent de ce passé, qu’ils soient descendants d’immigrés algériens ayant résisté au gouvernement central français ou de harkis ayant aidé ce même gouvernement. Laurence De Cock ne cherche pas à répondre à ces interrogations, mais essaye d’analyser comment celles-ci se sont posées et comment les curricula scolaires ont essayé d’y faire face.

6Afin d’analyser la manière dont ces problèmes se posent, l’historienne fait varier les échelles d’analyse. Au niveau institutionnel, elle prend en compte les différents groupes de discussions et les centres de décision, dont les pouvoirs sont constamment en redéfinition. De 1989 à 2005, le CNP (Conseil National des Programmes) doit coexister avec la DGESCO (Direction Générale de l’Enseignement SCOlaire), et s’entendre avec de multiples influences extérieures, comme le Ministère de l’Éducation, l’APHG (Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie) ou encore les Indigènes de la République, ce mouvement politique apparu en 2005 qui a vulgarisé la thèse du continuum colonial selon laquelle la situation de l’immigré en France est dans la continuité de celle de l’indigène en situation coloniale. Il s’agit ici d’analyser autant le rôle officiel de ces administrations que leur pouvoir réel. En accordant une attention toute particulière aux membres qui les constituent et en redonnant toute la place à leur agency, elle utilise les outils de la micro-histoire et notamment de la biographie, avec des encadrés didactiques, pour retracer la place de chacun de ces agents dans les différents réseaux d’influence. Elle relate par exemple la trajectoire de Louis-Georges Tin et la réussite de son think tank « République et Diversité » lancé en 2010. Ses engagements passés permettent de comprendre l’orientation du groupe : « Militant également contre l’homophobie et la transphobie, Louis-Georges Tin aborde la question sous l’angle de l’intersectionnalité » (p. 244). De plus, son « capital social (...) explique la réception très solennelle du rapport présenté dans l’enceinte de l’Assemblée nationale » (p. 248).».

7Pourtant, il ne faudrait pas se laisser tromper par le titre ! Il ne s’agit ici nullement d’entrer dans la classe de l’homme blanc. En effet, Laurence De Cock laisse de côté de manière explicite toute analyse de l’enseignement réel par les professeurs ainsi que toute théorie de la réception qui permettrait de comprendre l’impact réel de l’enseignement du fait colonial sur les élèves. Ce choix peut nous laisser sceptique : est-ce vraiment important que les programmes changent si les professeurs n’ont pas le temps de les enseigner ou si les élèves n’en retiennent rien ? Cette focalisation exclusive sur ce qu’elle nomme les curricula formels (ce qui doit être enseigné), contrairement aux curricula réels (ce qui est vraiment enseigné) est parfois décevante. Comparer le contenu des différents manuels pour montrer que certains sont plus progressistes dans leur enseignement de la guerre d’Algérie est intéressant, mais sans la précision du nombre de tirages effectué par chaque éditeur, l’information est moins utile. Même si quelques statistiques et témoignages sont cités, on ne fait qu’entrapercevoir l’impact des changements institutionnels. Une approche par le bas aurait parfois été bienvenue.

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Notes

1 Gusfield Joseph, La culture des problèmes publics : l’alcool au volant et la production d’un ordre symbolique, Paris, Économica, 2009.

2 Émission diffusée sur TF1 le mardi 21 septembre 1982, consacrée à l'Algérie et réalisée par Jean-François Delassus. Elle regroupe plusieurs genres télévisuels : sketchs, saynètes, courts-métrages, documentaires, reportages, extraits de films, montages d'archive, etc., sur des tons et des humeurs différents. Laurence De Cock l’évoque p 72.

3 La Guerre d’Algérie, réalisé par Yves Courrière et Philippe Monnier, 1972, diffusé en octobre 1982 sur France 3, et évoqué par Laurence De Cock p. 72.

4 Aggiornamento est un groupe qui « réunit une équipe d’enseignants et de chercheurs de différentes disciplines et degré d’enseignement » avec pour objet de « proposer une réflexion et des propositions dans l’optique d’un renouvellement de l’enseignement de l’histoire et de la géographie scolaires et universitaire » (https://aggiornamento.hypotheses.org/a-propos).

5 Dunezat, Xavier, « Faire de la sociologie des mouvements sociaux en France », dans Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualité, Paris, La Découverte, 2011, p. 80-95.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Soline Schweisguth, « Laurence De Cock, Dans la classe de l’homme blanc, L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 novembre 2018, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28722 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.28722

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Rédacteur

Soline Schweisguth

Étudiante en Master à l’ENS Cachan, actuellement à l’Université d’Oxford (Somerville College) en Histoire contemporaine, rédactrice à herodote.net.

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Droits d’auteur

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