Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2018Mathieu Ichou, Les enfants d’immi...

Mathieu Ichou, Les enfants d’immigrés à l’école. Inégalités scolaires, du primaire à l’enseignement supérieur

Théoxane Camara
Traduction(s) :
Mathieu Ichou, Les Enfants d’immigrés à l’école
Les enfants d'immigrés à l'école
Mathieu Ichou, Les enfants d'immigrés à l'école. Inégalités scolaires, du primaire à l'enseignement supérieur, Paris, PUF, coll. « Éducation et société », 2018, 310 p., ISBN : 978-2-13-078695-5.

À lire aussi

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Le point de vue culturaliste de Hugues Lagrange expliquant l’échec scolaire d’enfants d’immigrés su (...)
  • 2 La sociologie dispositionaliste étudie des « dispositions » individuelles, qui sont des manières d’ (...)

1C’est presque devenu un lieu commun en sociologie de l’éducation et de l’immigration : les enfants d’immigrés réussissent en moyenne moins bien à l’école que les enfants de natifs. Sur ce sujet saturé de discours politiques et médiatiques autant que de controverses scientifiques1, Mathieu Ichou propose une analyse sociologique originale. Loin de la vision homogénéisante d’une « seconde génération » en échec scolaire massif, l’auteur rend compte de la diversité des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés selon leurs origines migratoires. Plutôt que de s’en remettre à des arguments culturalistes, il entre dans la fabrique de ces inégalités, armé d’outils conceptuels de la sociologie générale – bourdieusienne et dispositionaliste2 –, notamment les notions de socialisation, de capitaux et de statut social. Le propos est clair : plus qu’une (prétendue) « origine culturelle », c’est l’origine sociale qui joue un rôle prépondérant dans l’explication des inégalités scolaires.

  • 3 Il s’agit du panel 1997 (N = 9 641), qui suit des élèves du début de l’école primaire jusqu’au débu (...)
  • 4 La méthode de l’appariement exact (exact matching) revient ici à associer chaque enfant d’immigré d (...)

2Pour montrer cela, l’auteur mêle l’analyse statistique de données d’enquêtes quantitatives de grande ampleur (deux panels de l’Éducation nationale3, l’enquête « Trajectoires et origines » menée par l’Ined et l’Insee en 2008-2009, et des enquêtes annuelles de recensement) et l’analyse interprétative d’entretiens biographiques. La combinaison des deux enquêtes longitudinales de l’Éducation nationale permet de suivre les parcours scolaires des élèves, de l’école primaire au lycée. Grâce à la méthode de l’appariement exact4, l’auteur montre que, parmi les « secondes générations », deux groupes se distinguent nettement du reste : comparés à des enfants aux caractéristiques sociales semblables, les enfants d’immigrés turcs réussissent moins bien, là où leurs homologues d’Asie du Sud-est et de Chine réussissent mieux, surpassant souvent les élèves du groupe majoritaire de mêmes milieux sociaux. Cet écart constitue le fil rouge de l’enquête : le zoom analytique sur ces « cas extrêmes » permet d’éclairer, de manière plus large, la formation de dispositions scolaires plus ou moins rentables dans le système scolaire français.

3L’argumentation suit plusieurs étapes. Le cadre méthodologique et théorique est présenté dans une longue introduction. Une première partie (chapitres 1 et 2) décrit, sur une base essentiellement quantitative, la diversité des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés. Dans une seconde partie (chapitres 3 et 4), l’auteur montre le rôle central des propriétés et expériences scolaires prémigratoires des parents dans la transmission intergénérationnelle de dispositions scolaires au sein des familles immigrées. Par exemple, les méthodes pédagogiques qu’ont connues les parents d’origine chinoise lors de leur scolarité en Chine, fondées sur l’apprentissage « par cœur », la répétition et un travail intense à la maison, peuvent avoir un effet positif sur l’encadrement qu’ils apportent au travail scolaire de leurs enfants et, in fine, sur leurs résultats scolaires (notamment en sciences). La troisième partie de l’ouvrage (chapitres 5 et 6) aborde le rôle d’instances de socialisation extra-parentales (l’institution scolaire, la fratrie, le quartier) dans la production des inégalités scolaires et des trajectoires scolaires différenciées. Dans les familles immigrées, les frères et sœurs plus âgés sont souvent des ressources favorisant la scolarité des cadets. De plus, les familles immigrées dépourvues de capital scolaire rentable dans la société d’accueil peuvent trouver des ressources profitables dans des relations sociales extra-familiales.

  • 5 Joanie Cayouette-Remblière a une approche comparable (Cayouette-Remblière Joanie, L’école qui class (...)
  • 6 Bourdieu Pierre, Champagne Patrick, « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en science (...)

4Une des particularités du travail de Mathieu Ichou est de s’intéresser à des trajectoires scolaires dans une approche holistique et longitudinale, pointant la grande différenciation du cheminement des élèves dans le système scolaire français, de l’école primaire au lycée5. Le chapitre 2 présente ainsi cinq « trajectoires-types » qui rendent compte d’expériences scolaires variées, cohérentes et hiérarchisées. Elles sont ordonnées de 1 à 5, dans l’ordre croissant de leurs valeur et prestige scolaires. Dans cette stratification scolaire, les enfants d’immigrés – hormis ceux d’origine asiatique – se retrouvent massivement dans la voie de relégation du système éducatif français (trajectoire 1, « échec scolaire et décrochage »), notamment les enfants d’origine turque et sahélienne, qui sont respectivement 71% et 72% à suivre cette trajectoire, alors qu’elle ne concerne globalement que 21% des élèves. Quand ils réussissent, les enfants d’immigrés empruntent le plus souvent le parcours de la « scolarité intermédiaire » (trajectoire 3), marqué par une scolarité en zone urbaine prioritaire (ZEP), l’obtention d’un bac technologique et un enseignement supérieur court. La plupart des enfants d’immigrés qui fréquentent l’enseignement supérieur suivent donc les filières les plus courtes et les moins prestigieuses. Évoluant loin des parcours à haute valeur scolaire (trajectoires 4 et 5), ils demeurent des « exclus de l’intérieur »6.

  • 7 Mathieu Ichou raisonne sur onze catégories d’origines : les enfants dont les deux parents sont nés (...)

5Mais l’ouvrage prouve surtout la nécessité d’aller à l’encontre de cette vision homogénéisante de la « deuxième génération ». En prenant le « risque statistique » (p. 273) d’utiliser une catégorisation fine des origines migratoires7, l’auteur observe une inégale distribution du capital scolaire parental en fonction des origines migratoires. Si l’on considère par exemple le niveau de diplôme de la mère qui, en sociologie de l’éducation, est une variable servant d’indicateur des propriétés sociales du milieu de socialisation familial, on observe que les mères originaires de Turquie et du Sahel (Sénégal, Mauritanie, Mali) sont le plus souvent sans qualification (respectivement 81% et 84%) et représentent la proportion la plus faible de diplômées du supérieur (2% dans les deux cas). Les expériences et propriétés parentales prémigratoires (statut social subjectif et expériences scolaires dans le pays d’origine, place accordée à l’éducation des enfants dans le projet migratoire initial) constituent aussi des inégalités notoires en termes de ressources scolaires familiales. Pour les immigrés de Turquie interrogés, moins éduqués que les immigrés asiatiques relativement à la société de leur pays d’origine, l’éducation n’est pas au centre du projet migratoire, et leur statut social prémigratoire est moins souvent la source d’un sentiment de statut « supérieur », producteur de fortes attentes (scolaires).

  • 8 Pour les tenants de l’« origine culturelle », les difficultés scolaires des enfants d’immigrés sont (...)

6Les résultats présentés dans cet ouvrage conduisent ainsi l’auteur à se positionner de façon originale dans le débat sur les causes de la moindre réussite des enfants d’immigrés, débat qui oppose habituellement le facteur de la « culture d’origine » et celui de l’« origine sociale »8. D’un côté, au lieu de considérer la culture d’origine comme homogène et fixe, Mathieu Ichou montre que « les pratiques culturelles des immigrés en France dépendent du groupe social auquel ils appartenaient dans leur société d’origine » (p. 257). De l’autre, plutôt que de fonder son analyse uniquement sur les conditions d’existence des familles dans la société d’immigration, il élargit la définition de l’origine sociale des familles immigrées, en prenant en compte leurs positions et expériences sociales dans la société d’origine. Cela lui permet de voir que, même si, en vertu du phénomène de « sélectivité des immigrés », ceux qui émigrent sont globalement plus éduqués que le reste de la population du même âge et du même sexe qui ne migre pas, ce niveau d’éducation relatif des émigrés varie grandement selon le pays d’origine. En moyenne, les immigrés turcs ont un niveau d’instruction relatif bas par rapport au reste de la population turque ; en revanche, les immigrés d’Asie du Sud-est sont plutôt dans le haut de la hiérarchie scolaire de leur pays d’origine. Cette position éducative et sociale (au niveau des parents) est un élément central d’explication des inégalités scolaires (au niveau des enfants), parce qu’elle se traduit en ressources cognitives et en dispositions plus ou moins favorables à la réussite scolaire dans le système éducatif français. L’ouvrage confirme donc la légitimité d’analyses sociologiques reposant sur la position sociale et les ressources qui leur sont liées pour expliquer les trajectoires scolaires des enfants d’immigrés. Mais il ajoute une condition essentielle : position sociale et ressources doivent être redéfinies pour prendre en compte la double condition des parents (« les immigrés sont aussi des émigrés », p. 121). Sortir du paradigme de l’intégration, qui ignore tout des expériences des immigrés avant la migration, permet à l’auteur de reconstituer la trajectoire complète des immigrés et de montrer ainsi leurs inégales ressources scolaires.

  • 9 Pour Mathieu Ichou, le « lien local » repose sur une proximité géographique (voisinage) ; le « lien (...)

7Mathieu Ichou explore de manière très fine les multiples facteurs pouvant expliquer la diversité des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés : la socialisation familiale (attendus parentaux, récit de l’histoire scolaire familiale, expériences scolaires parentales, taille et rang dans la fratrie, etc.), l’école (effets de la ségrégation scolaire, contexte scolaire et attentes scolaires qui lui sont liées), mais aussi les socialisations extra-familiales (le capital social des enfants d’immigrés, qu’il décompose en « lien local », « lien ethnique » et « lien économique »9). On regrette cependant – et l’auteur en est conscient – que le contexte de résidence ne soit pas plus exploré comme source d’inégalités scolaires. Mathieu Ichou parvient néanmoins à faire des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés une « problématique sociologique », rompant avec les habitudes de pensée qui les envisagent comme un « problème social » (p. 16).

Haut de page

Notes

1 Le point de vue culturaliste de Hugues Lagrange expliquant l’échec scolaire d’enfants d’immigrés subsahariens a fait couler beaucoup d’encre. Voir notamment les prises de position de Didier et Éric Fassin : « Misère du culturalisme. Cessons d'imputer les problèmes aux étrangers », Le Monde.fr, 29/09/2010, en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/29/misere-du-culturalisme_1417649_3232.html.

2 La sociologie dispositionaliste étudie des « dispositions » individuelles, qui sont des manières d’être, de penser et d’agir dans un contexte donné, formées par des expériences socialisatrices. Voir par exemple : Lahire Bernard, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013.

3 Il s’agit du panel 1997 (N = 9 641), qui suit des élèves du début de l’école primaire jusqu’au début du lycée, et du panel 1995 (N = 17 830), qui suit des collégiens jusqu’à leur entrée éventuelle à l’université.

4 La méthode de l’appariement exact (exact matching) revient ici à associer chaque enfant d’immigré d’une certaine région du monde aux enfants de natifs qui partagent avec lui exactement les mêmes propriétés sociales (à savoir, le niveau d’éduction de la mère, celui du père, la CSP du père – ou de la mère quand le père est absent –, la situation des parents par rapport à l’emploi, la structure familiale, le sexe de l’enfant et la taille de la fratrie).

5 Joanie Cayouette-Remblière a une approche comparable (Cayouette-Remblière Joanie, L’école qui classe. 530 élèves du primaire au bac, Paris, PUF, coll. « Lien social », 2016 ; compte rendu de Clémence Perronnet pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21601).

6 Bourdieu Pierre, Champagne Patrick, « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 91-92, 1992, p. 71-75

7 Mathieu Ichou raisonne sur onze catégories d’origines : les enfants dont les deux parents sont nés respectivement en France métropolitaine, en Europe du Sud, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, dans un pays du Sahel (Mauritanie, Sénégal, Mali), dans un pays du Golfe de Guinée, en Turquie, en Asie du Sud-est ou en Chine, dans un DOM-TOM, et les enfants de couples mixtes (dont un parent est né à l’étranger et l’autre en France). Pour plus de détail sur les méthodes de classifications utilisées, voir : Mathieu Ichou, « Différences d'origine et origine des différences. Les résultats scolaires des enfants d'émigrés/immigrés en France du début de l'école primaire à la fin du collège », Revue française de sociologie, vol. 54, n° 1, 2013, p. 5-52, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-francaise-de-sociologie-2013-1-page-5.htm.

8 Pour les tenants de l’« origine culturelle », les difficultés scolaires des enfants d’immigrés sont dues à la trop forte distance culturelle de leur famille par rapport à la société d’accueil ; les tenants de l’origine sociale insistent quant à eux sur les « mauvaises conditions sociales d’existence » (p. 15) de ces familles,

9 Pour Mathieu Ichou, le « lien local » repose sur une proximité géographique (voisinage) ; le « lien ethnique » ou communautaire sur une ethnicité (supposée) partagée ; et le « lien économique » sur une relation de travail ou d’échange marchand.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Théoxane Camara, « Mathieu Ichou, Les enfants d’immigrés à l’école. Inégalités scolaires, du primaire à l’enseignement supérieur », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 novembre 2018, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28685 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.28685

Haut de page

Rédacteur

Théoxane Camara

Élève de l’ENS de Lyon (Projet long de recherche - Sociologie).

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search