Anatole Le Bras, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914)
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- Anatole Le Bras, Un enfant à l’asile
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- Compte rendu de Alexandre Klein
Publié le 11 février 2021
Texte intégral
1C’est au cours de ses recherches de master 2 sur les aliénés du Finistère que l’historien Anatole Le Bras est tombé, un peu par hasard, dans les archives de l’asile de Saint-Athanase de Quimper, sur le dossier de Paul Taesch. Le « renflement inhabituel » (p. 17) de la pochette a attiré l’attention du jeune chercheur, et là, parmi les documents administratifs habituels, il a découvert, à côté d’une série de lettres échangées entre la famille, l’interné et le médecin de l’établissement, un long manuscrit intitulé Mes mémoires. La mise au jour de ce rare document autobiographique l’a alors conduit à s’intéresser de plus près à ce jeune homme, interné dès l’âge de 12 ans, et qui s’attacha, le mardi 24 mars 1896, à mettre sa vie sur papier. Parti sur ses traces, dans les archives de divers asiles et établissements d’accueil qu’il avait fréquenté, Le Bras est parvenu à reconstruire, étape par étape, la vie institutionnelle de ce jeune « anormal » du XIXe siècle, tout comme Alain Corbin l’avait fait, en son temps, avec le sabotier Louis-François Pinagot. C’est le résultat, passionnant, de ses recherches qu’il nous livre dans ce tout premier ouvrage.
2Comme le résume habilement l’historien Philippe Artières dans sa préface, le livre de Le Bras est « un singulier feuilletage qui produit une biographie » (p. 10). L’objectif de son auteur est en effet de retracer et de mettre en contexte la vie de Paul Taesch sur la base des traces matérielles, autrement dit des dossiers, qu’il a laissées dans les différentes institutions où il a séjourné. Cette vie de papier, que l’historien s’attache à retracer pas à pas, dessine une sorte de « biographie à plusieurs voix » (p. 21) au sein de laquelle se fait jour l’itinéraire singulier du sujet psychiatrique qu’est Paul Taesch, tout à la fois unique et semblable à des dizaines, voire des centaines d’autres. Les archives, qui ont gardé la trace de cette vie disparue, sont d’ailleurs pleinement valorisées par Le Bras. Après une sérieuse introduction où il revient sur les racines de son projet ainsi que sur ses enjeux historiographiques et épistémologiques, la première partie de l’ouvrage leur est en effet entièrement consacrée. Sous le titre « Le dossier Paul Taesch », on découvre une retranscription fidèle des mémoires du jeune homme, suivie de celle de son acte de naissance, puis des différents éléments de dossiers – registres, actes ou lettres – retrouvés par Le Bras dans les archives des institutions que Taesch a fréquentées (soit l’Asile des jeunes garçons infirmes et pauvres d’abord, les asiles de Bicêtre et de Ville-Evrard ensuite, et enfin celui de Saint-Athanase). Le tout s’achève par la retranscription des documents relatifs à son décès, qui survint à l’hôpital Cochin en 1914, alors qu’il n’était âgé que de 40 ans. Cette mise en avant de l’archive comme matériau premier de l’histoire correspond tant au projet de l’auteur de retracer la vie de Paul Taesch à partir de l’analyse de ce que Artières avait nommé son « existence graphique », qu’à sa volonté de s’inscrire dans ce courant historiographique de l’histoire par le bas (from below), autour duquel l’histoire de la psychiatrie se réorganise depuis quelques années en France. En effet, en s’éloignant des histoires, à tendance hagiographique, des psychiatres et de leurs théories, ou même des patients célèbres, Le Bras nous offre ici une histoire de la folie au ras du sol, qui ne se limite pas à être une histoire de la psychiatrie, notamment infantile, mais qui est aussi une histoire sociale de la déviance et de la différence.
- 1 Désiré Magloire Bourneville (1840-1909), qui est nommé médecin à Bicêtre à partir de 1879, va œuvre (...)
3La seconde partie de l’ouvrage est, elle, consacrée à l’étude des différentes « vies de Paul Taesch », soit celle de sujet psychiatrique, d’interné et enfin d’ex-psychiatrisé ou dans les termes de Le Bras « Le patient, l’interné, l’être social » (p. 39). Dans un premier temps, l’historien s’attache à recontextualiser les différents diagnostics, d’épileptique, d’hystérique, de pervers et de simulateur dont Paul a fait successivement l’objet, en revenant notamment sur l’histoire de la psychiatre infantile au XIXe siècle, et sur le rôle important de Désiré Magloire Bourneville1 en son sein. Il montre ainsi comment la vie psychiatrique complexe du jeune anormal fut aussi le reflet d’une psychiatrie en pleine transformation, nosologique et disciplinaire, comme celui d’une psychiatrie de l’enfance en cours d’établissement. Dans un deuxième temps, Le Bras se penche sur la carrière d’interné de Paul Taesch en détaillant la nature et le fonctionnement des différentes institutions au sein desquelles il a séjourné. Il donne ainsi à voir quelle pouvait être la vie quotidienne du jeune anormal dans cet univers asilaire français de la fin du XIXe siècle et comment il est devenu, avec le temps, un patient « indésirable » (p. 211), parce qu’insoumis ou moins adapté aux normes de l’internement. Enfin, dans un troisième temps, Le Bras tente de retracer la vie hors les murs de Paul, entre ses périodes d’internement, puis entre sa dernière sortie et sa mort. Il s’interroge sur la possibilité pour ce jeune homme, qui a grandi en institution, de s’adapter à la vie en société avec ses exigences, ses règles et ses contraintes. Il ouvre ainsi une réflexion plus vaste, et rarement abordée, sur les difficultés de la réinsertion des ex-psychiatrisés, pointant les faiblesses de l’assistance psychiatrique, les limites des associations d’entraide et les réticences ou les incapacités des familles. Il tente finalement de comprendre comment et pourquoi Paul Taesch ne cessa, au cours de son existence, de revenir vers ces institutions où il avait construit sa vie, incapable, apparemment, de s’adapter à la vie hors de l’asile. Pourtant, la trace de Paul Taesch disparait entre sa sortie de Ville-Évrard en 1906 et sa mort en 1914. Signe qu’il fut finalement en mesure, pendant quelques années du moins, de reprendre le cours d’une existence « normale ». Mais comme c’est alors sa vie de papier qui s’arrête, dès lors qu’il ne rencontre plus les institutions, l’historien ne peut que supposer, subodorer, ce qui lui est arrivé pendant ces huit années.
- 2 Voir par exemple : Cellard André et Thifault Marie-Claude, Une toupie sur la tête. Visages de la fo (...)
4En restituant ainsi, sur la base de ses traces institutionnelles, la vie de ce jeune homme du XIXe siècle, Anatole Le Bras nous plonge dans le quotidien de l’univers asilaire de l’époque, mais aussi et surtout dans les affres de la vie d’un « anormal » qui, de diagnostic en diagnostic et de lieu d’internement en lieu d’internement, s’est construit une existence indissociable de l’institutionnalisation, et dès lors inadaptée à la vie en société. Par là même, il nous donne à voir tant la singularité des institutions d’internement, que l’on a trop souvent tendance à unifier sous le terme d’asile, que leur essentielle porosité. Loin des clichés de l’asile d’aliénés où l’on entre pour mourir, condamné dès la porte à l’enfermement et à la chronicisation, Le Bras montre clairement que, dès le XIXe siècle, les parcours transinstitutionnels sont légion et que la problématique de la déshospitalisation, de ses possibilités et de ses enjeux est déjà très présente. Il fait surtout revivre, avec autant de rigueur que d’habileté, ce Paul Taesch qui, sinon, serait resté au fond d’un carton d’archives, oublié comme des milliers d’autres par une histoire de la psychiatrie qui tarde encore, notamment dans le milieu francophone, à se pencher sur l’ensemble des acteurs de la santé mentale, et en particulier sur les patients. Si on peut regretter que l’auteur, comme le préfacier d’ailleurs, semble ignorer, dans leur bilan historiographique, l’existence des travaux francophones nord-américains, pourtant pionniers, sur l’histoire des patients en psychiatrie (comme ceux de Marie-Claude Thifault ou d’Isabelle Perreault2), il convient de saluer la performance de Le Bras qui nous offre ici un ouvrage de qualité, à la fois pointu et accessible, fruit d’un travail de recherche imposant, et contribuant pleinement au renouvellement de l’historiographie psychiatrique française. Nul doute qu’il s’imposera de ce fait, par son sérieux, son objet et son angle d’attaque, comme une référence incontournable pour les historiens de la psychiatrie, de la santé mentale et de l’univers asilaire, mais aussi comme un ouvrage d’intérêt pour tous les historiens et historiennes du XIXe siècle.
Notes
1 Désiré Magloire Bourneville (1840-1909), qui est nommé médecin à Bicêtre à partir de 1879, va œuvrer pour améliorer le sort des enfants placés dans cet hôpital. Outre son travail de critique des terminologies stigmatisantes d’idiot ou de débile, il va militer pour l’éducabilité de ces enfants anormaux, alors souvent considérés comme incurables. Le service spécial pour enfants déficients qu’il crée dans l’hôpital Bicêtre participe d’un processus innovant de désenfermement et de prise en charge médico-pédagogique de ces patients jusqu’alors peu considérés.
2 Voir par exemple : Cellard André et Thifault Marie-Claude, Une toupie sur la tête. Visages de la folie à Saint-Jean-de-Dieu, Montréal, Boréal, 2007 ; Thifault Marie-Claude, « L’enfer préasilaire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe : perceptions, interprétations et discours masculins sur la folie des femmes mariées », Recherches féministes, vol. 23, n° 2, 2010, p. 127-142 ; Thifault Marie-Claude, et Perreault Isabelle, « Premières initiatives d’intégration sociale des malades mentaux dans une phase de pré-désinstitutionnalisation : l’exemple de Saint-Jean-de-Dieu, 1910-1950 », Histoire sociale/Social History, vol. 44, n° 88, novembre 2011, p. 197-222.
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Référence électronique
Alexandre Klein, « Anatole Le Bras, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 novembre 2018, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28302 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.28302
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