Emmanuelle Lenel (dir), L’espace des sociologues. Recherches contemporaines en compagnie de Jean Remy

Texte intégral
- 1 Jean Remy, L’espace un objet central de la sociologie, Paris, Erès, 2015.
- 2 Ibid.
1Disons-le d’emblée, L’espace des sociologues constitue une contribution majeure à l’étude des espaces en sociologie. Cet ouvrage collectif, qui a pour objectif de discuter des apports de l’œuvre du sociologue belge Jean Remy1 à la sociologie contemporaine, est coordonné par Emmanuelle Lenel qui rend ainsi hommage à l’œuvre du pionnier de ce courant. Ce faisant, le livre revient sur les apports de la pensée de ce chercheur qui a conceptualisé avec son équipe, les formes de transactions sociales en cours dans les espaces urbains et ruraux. Car Jean Remy, économiste de formation et ses collaborateurs ont construit ce paradigme de la transaction sociale en s’appuyant sur les principaux apports de sociologues français de la fin du XXe siècle (Ansart, Boudon, Bourdieu et Touraine). En introduction, Emmanuelle Lenel rappelle d’abord la fécondité des problématiques de la sociologie de la transaction sociale. Puis, elle interviewe Jean Remy en abordant les thèmes d’un précédent ouvrage2 : celui-ci montre qu’il s’est inspiré de la sociologie compréhensive allemande pour mener un travail conceptuel à partir d’une méthodologie inductive.
- 3 Martina Löw, Sociologie de l’espace, Paris, MSH éditions, 2015.
- 4 Jean Remy, L’espace un objet central de la sociologie, Paris, Erès, 2015.
2En réunissant des contributeurs de Belgique, d’Algérie, du Portugal, du Canada et de France, cet ouvrage s’inscrit dans le contexte du « spatial turn »3. La sociologie s’intéresse depuis plusieurs décennies à l’espace en tant que révélateur de processus sociaux. Si l’après-guerre a vu se propager une forme de déterminisme qui tend à faire du lien social la résultante de l’aménagement du territoire, Jean Remy en sociologue, critique par exemple, la vision de Le Corbusier depuis la publication de La charte d’Athènes en 1957 qui postule que l’espace fonctionnel assouvirait les besoins des citadins. Jean Remy pense l’espace davantage comme une ressource pour l’analyse sociologique4 en ce qu’il représente le point de départ de négociations permanentes entre élus et habitants, inscrivant son travail dans la tradition du courant sociologique de l’École de Chicago. Celle-ci s’attache à décrire les formes d’auto-régulation dans l’espace urbain, c’est-à-dire les règles implicitement acceptées par les citadins (trier ses déchets, utiliser les transports dits « doux »…). L’approche dialectique et l’ambivalence caractéristique des relations sociales développées par Jean Remy s’inscrivent en continuité avec la pensée des analyseurs de l’espace public et des aménageurs. Car, pour lui, la ville est jeux de négociations et de compromis. Le modèle théorique s’inspire également de l’interactionnisme goffmanien et de la sociologie formelle développée par Simmel (1999). Cette sociologie qui redonne toute sa place à l’acteur privilégie l’échelle des interactions sociales. En s’ouvrant à l’individualisme méthodologique, le courant de la transaction sociale, né à la fin des années 60 au moment où les sociologues Jean Remy et Liliane Voyé ont été sollicités pour participer aux décisions concernant l’aménagement de la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve, s’inscrit en partie en rupture avec le déterminisme et une tradition marxiste de la ville qui en ferait le lieu de rencontre de l’infrastructure et de la superstructure. Au moyen d’une matrice à plusieurs entrées, Jean Remy analyse la naissance d’une ville nouvelle (Louvain-la-Neuve), issue d’un conflit entre Wallons et Flamands à propos de la localisation de l’université. En étudiant les tensions liées à leurs aménagements, ces villes nouvelles seraient des cas emblématiques de ce courant. Le concept de transaction sociale s’inspire de cette expérience de « création » de la ville. À partir des enseignements tirés, des liens tissés lors d’une opération d’aménagement auprès des comités de quartier et des tensions avec les urbanistes et les décideurs, Jean Remy reconstruit la trame des évènements qui ont présidé aux orientations politiques de cette aire urbaine : les grands projets mais également les formes d’exclusions. Dans le droit fil de cette perspective, cet ouvrage structuré en deux parties, rassemble des enquêtes qui, pour une grande majorité d’entre elles, sont inédites.
3Les contributeurs de l’ouvrage décortiquent les processus liés à l’urbanisation, comme par exemple, la centration, concept lié à l’ancrage spatial, point de départ de la transaction sociale. Pour les auteurs qui s’appuient sur ce courant en général, il s’agit d’analyser les formes sociales en lien avec les mouvements sociaux qui les structurent : par exemple, la lutte contre la gentrification qui tend à exclure les classes populaires des quartiers centraux.
4La première partie est consacrée aux enquêtes urbaines tandis que la deuxième partie, intitulée « enquêter par l’espace », restitue des études liées aux groupes d’âge et aux groupes sociaux. Les cinq chapitres de la première partie concernent des objets sensibles comme la cohabitation interethnique dans les quartiers (Xavier Leloup et Annick Germain), les attachements des habitants à la ville (Christine Schaut), la revitalisation urbaine et l’appropriation de l’espace public (Emmanuelle Lenel) et enfin, le genre et la religion en Algérie (Ghaliya Djelloul). Si l’espace vécu y est appréhendé par ces contributeurs, il constitue un élément d’un compromis toujours à l’œuvre dans la logique habitante. Le fait, pour les élus, de réaliser des arbitrages entre revendications citoyennes et décisions politiques procède de compromis. En effet, les plans urbains s’opèrent entre les aspirations sociales et les aménagements. Particulièrement propice au dualisme du fait de l’anonymat qu’elle procure, l’unité de la ville est mue par le principe de réciprocité au fondement de la sociologie formelle. Dans cette perspective, le conflit agirait comme un régulateur au niveau de la relation sociale. Le positionnement théorique repose sur cet apport et la notion de forme sociale s’étend à l’espace par l’intermédiaire d’une sociologie du temps de la ville, sociologie portée depuis les années 1980 par Maurice Blanc. Par une sorte de « syncrétisme paradigmatique », il s’agit de lier les formes sociales aux mouvements sociaux.
5Dans la seconde partie, l’approche par la transaction permet, à partir de méthodologies qualitatives, d’articuler les dimensions sociologiques et géographiques du fait urbain. Jacques Marquet et Laura Merla travaillent l’espace comme objet central de la sociologie de la famille. Puis, sont abordés les jeux entre espaces primaires et secondaires des adolescents (Elsa Ramos), les identités des communautés dans les anciennes métropoles – ici Bruxelles- des ex-nations colonisées comme le Rwanda (Jean-Luc Nsengiyumva), l’entreprise au sein des univers scolaires et universitaires (Pierre Lannoy) et enfin, la ressource spatiale dans les scènes participatives (Ludivine Damay). Dès lors, en s’appuyant sur une sociologie de l’action publique, ces enquêtes démontrent la porosité entre des mondes sociaux qui ont souvent été étudiés de manière séparée. Les démarches s’attachent à décrire les formes de (auto-)régulation dans l’espace urbain. Jean Remy a étudié les manières qu’ont les élus de se projeter dans un idéal sans prendre en compte les tensions générées par la densité urbaine. Dans son œuvre, penser l’espace, c’est penser le social dans sa matérialité. Ce paradigme accorde ainsi une place centrale à la spatialisation du temps.
6L’ouvrage participe de l’essor de la sociologie urbaine et s’attache à soulever des questions qui traversent les sciences sociales : comment conceptualiser pour éclairer une situation complexe ? Comment rester suffisamment accessible au plus grand nombre ? Ses apports se situent dans l’application des concepts issus de la matrice de Jean Remy, proposant de soulever toute la complexité des problèmes urbains. Les enquêtes rassemblées ici tiennent en ce sens, cette promesse, permettant de penser avec Maurice Blanc dans la postface, que « les sociologues ont [jusqu’alors] sous-estimé l’impact du spatial et [qu’]ils doivent changer de logiciel ».
Notes
1 Jean Remy, L’espace un objet central de la sociologie, Paris, Erès, 2015.
2 Ibid.
3 Martina Löw, Sociologie de l’espace, Paris, MSH éditions, 2015.
4 Jean Remy, L’espace un objet central de la sociologie, Paris, Erès, 2015.
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Référence électronique
Antoine Marsac, « Emmanuelle Lenel (dir), L’espace des sociologues. Recherches contemporaines en compagnie de Jean Remy », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 novembre 2018, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28265 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.28265
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