Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché
Texte intégral
1Ce livre repose sur la thèse de doctorat en sciences politiques de Fabien Escalona soutenue fin novembre 2016. La qualité de cette recherche a été remarquée et a conduit à la sélectionner pour publication dans la collection « Nouvelle bibliothèque des thèses » des éditions Dalloz. On ne peut que partager l’enthousiasme des enseignants-chercheurs qui ont fait ce choix tellement la lecture de ces 600 pages est agréable et stimulante. L’ouvrage aborde une question de sciences politiques assez pointue, l’évolution de partis politiques pour conserver la possibilité d’accéder au pouvoir, en mobilisant des travaux propres à son champ principal (l’étude des partis, l’analyse du vote, les idées politiques...) mais également à travers des analyses historiques ou économiques variées et de référence. La reconversion partisane de la social-démocratie européenne retrace ainsi une histoire du XXe siècle à travers l’évolution de quatre partis politiques : les travaillistes britanniques, les socialistes français, les sociaux-démocrates suédois et les sociaux-démocrates allemands.
2L’ouvrage est divisé en trois parties. La première fixe le cadre théorique et traite des enjeux liés à cette recherche. L’auteur montre ainsi que si la social-démocratie a pu dominer le monde politique en Europe de l’ouest à partir de l’après seconde guerre mondiale, la crise économique des années 1970 a complètement remis en question les conceptions défendues par cette famille politique. Pour comprendre comment les partis sociaux-démocrates ont pu « se ré-inventer » et constituer à nouveau des alternatives gouvernementales, Fabien Escalona mobilise le concept de « reconversion partisane ». Il s’agit de l’ensemble des mutations qu’un parti engage pour répondre avec succès à l’obsolescence de son projet ; ce sont ces mutations que l’auteur analyse patiemment. La deuxième partie est constituée de l’étude des quatre partis sélectionnés pour illustrer ces reconversions et leurs résultats. On passe ainsi, dans les chapitres 3 à 6, du Royaume-Uni à la France, puis à la Suède et enfin à l’Allemagne. Chaque histoire de chaque parti est éclairée par ses facteurs de reconversion : acteurs, mutations du projet, de la coalition électorale et de l’organisation. La troisième partie est une approche comparative des cas de reconversions étudiés afin de montrer l’intérêt du concept pour comprendre l’évolution des forces politiques dans les démocraties libérales.
- 1 Thelen Kathleen, « Comment les institutions évoluent : perspectives de l’analyse comparative histor (...)
3L’analyse de Fabien Escalona vise avant tout à montrer les difficultés d’un parti à conserver le pouvoir. Dans le cas des partis sociaux-démocrates, l’ouvrage s’efforce d’identifier leurs capacités d’adaptation dans des contextes sociaux, économiques et historiques spécifiques où l’on ne peut distinguer de schéma mécanique. La démarche retenue est celle de l’institutionnalisme historique1, qui prend en compte les trajectoires historiques des phénomènes sociaux et leurs conséquences. On retrouve ici, comme en économie, l’idée de « dépendance au sentier » qui décrit l’influence d’un choix d’organisation, à un moment donné, sur le futur. Au fil des pages, les exemples en seront nombreux : les liens directs entre syndicats et partis, la désignation des candidats aux élections... découlent de décisions qui structurent les possibilités d’évolution des partis, de leurs programmes ou de leurs doctrines. De même, l’auteur défend une approche comparative de type macroscopique, qui s’intéresse au temps long, aux idéaux-types et mobilise nécessairement des sources de seconde main. Les notes et les références bibliographiques sont ainsi imposantes et d’une grande richesse, pour découvrir ou approfondir l’histoire des partis analysés dans l’ouvrage mais aussi les théories des partis, l’histoire économique ou l’histoire de la construction européenne.
- 2 Combemale Pascal, Introduction à Keynes, Paris, La Découverte, 2010
4Cette approche structuraliste permet de décrire les grandes évolutions théoriques économiques et politiques du XXe siècle à travers quatre partis de gouvernement, largement étudiés en histoire, en sciences politiques ou en économie. L’auteur nourrit une réflexion comparative et historique qui éclaire la période charnière des années 1980 jusqu’à la crise de 2008, où la pensée économique est renouvelée de fond en comble ainsi que l’action publique qui lui est associée. Les partis sociaux-démocrates se sont en effet progressivement emparés des analyses keynésiennes2 pour développer des programmes largement axés sur le développement de l’État social : protection sociale, droits sociaux, services publics, politiques économiques volontaristes... Ce cadre cohérent et ses outils n’ont toutefois plus permis, face à la crise économique de la décennie 1970, de répondre efficacement aux besoins des populations. Le taux de chômage a fortement augmenté et les inégalités de revenu se sont à nouveau creusées. Dès lors, les partis sociaux-démocrates n’ont plus été jugés aptes à améliorer le fonctionnement du capitalisme et ont rencontré de sévères difficultés électorales. Si l’on prend également en compte la dimension écologique de la crise, on constate avec Fabien Escalona que chaque parti étudié a dû engager un processus de reconversion pour conquérir (plus que reconquérir) un électorat permettant de gouverner dans ce nouveau cadre.
5Les années 1980 consacrent la fin du système-monde de l’après-guerre marqué par de forts taux de croissance économique et par un interventionnisme public très développé (à l’intérieur comme entre pays). La pensée économique dominante repose à présent sur le néolibéralisme et remet le marché au centre de l’analyse. Les pouvoirs publics ont aussi un rôle beaucoup plus réduit consistant à garantir le bon fonctionnement de la concurrence. Ce que décrit parfaitement l’auteur, grâce à l’étude de ces quatre processus de reconversion, c’est la manière dont ces partis, qui défendent en principe les classes populaires et ont comme objectif commun l’État social, font évoluer leurs doctrines et leurs structures pour parvenir presque tous au pouvoir à la fin des années 1990 en Europe. Cela découle aussi bien des luttes d’influences entre élus, de l’impact des défaites électorales, de la circulation des idées que des évolutions socio-démographiques (attraction de jeunes électeurs, d’électrices féminines...). L’ouvrage de Fabien Escalona montre également très bien la déception populaire inéluctable qui découle de ces reconversions depuis la crise de 2008. Si la conquête des partis « reconvertis » à la fin des années 1990 a traduit l’évolution et l’adéquation entre une offre politique renouvelée et l’électorat, l’usure du pouvoir puis la faiblesse des réponses intellectuelles et politiques aux enjeux formidables soulevés par la plus grande crise financière depuis les années 1930 constituent un nouveau facteur de bouleversement des partis.
- 3 Robert Boyer et Yves Saillard, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, (...)
- 4 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l'analyse des systèmes-monde, Paris, La D (...)
6L’incroyable apport de ce livre réside dans sa combinaison judicieuse d’analyses historiques et économiques (principalement hétérodoxes avec notamment la Théorie de la régulation3 ou l’analyse des systèmes-mondes4) et d’approches politiques pour montrer que, face à une situation commune de crise, chaque parti social-démocrate national a apporté des réponses originales dans des contextes différents au sein d’un même processus. Enfin, Fabien Escalona montre que la construction européenne en elle-même ne peut être considérée comme responsable de cette évolution néolibérale, tout en évoquant paradoxalement le rôle essentiel joué par les partis sociaux-démocrates en reconversion dans cette reconfiguration des institutions européennes.
Notes
1 Thelen Kathleen, « Comment les institutions évoluent : perspectives de l’analyse comparative historique », L’Année de la régulation, n° 7, 2003, p. 13-43.
2 Combemale Pascal, Introduction à Keynes, Paris, La Découverte, 2010
3 Robert Boyer et Yves Saillard, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002.
4 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l'analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2009 compte rendu de Patrick Cotelette pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/780.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 octobre 2018, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/27329 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.27329
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