Joanie Cayouette-Remblière, Bertrand Geay, Patrick Lehingue (dir.) Comprendre le social dans la durée
Texte intégral
- 1 Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères guides », 2002.
1En 1966, Howard Becker écrivait que « les sociologues aiment parler de fonctionnement, de processus […] mais [que] leurs méthodes les empêchent, en général, de saisir concrètement les processus dont ils parlent si abondamment » (p. 13). À l’encontre du pessimisme de l’auteur Des ficelles du métier1, les différents contributeurs de cet ouvrage collectif cherchent à montrer ce que les méthodes longitudinales permettent de saisir, à savoir « les phénomènes sociaux en train de se construire » (p. 13). La méthode d’enquête longitudinale, définie comme « l’ensemble des techniques ayant vocation à saisir le social dans la durée » (p. 13), est décortiquée dans cet ouvrage, qui en restitue les enjeux pratiques, théoriques et épistémologiques. Trois types d’enquêtes longitudinales sont distinguées : (1) l’enquête rétrospective, qui vise à interroger un enquêté sur son passé, d’un point de vue quantitatif ou qualitatif, (2) l’enquête prospective, qui consiste à récolter les données au fil du temps, et (3) la reconstitution de trajectoires, réalisée à partir du recueil de données administratives.
- 2 L’Étude longitudinale française depuis l’enfance (Élan), menée auprès de 18 300 enfants nés en 2011 (...)
2Dans une première partie (« Comment faire des enquêtes longitudinales ? »), les auteurs nous livrent, tour à tour, les techniques d’enquêtes mises en œuvre pour pallier aux difficultés rencontrées lors de leurs recherches. La principale difficulté de mise en œuvre d’une enquête prospective est l’effet d’attrition, soit la perte d’une partie des enquêtés au fil du temps. Loin d’être distribuée aléatoirement, l’attrition est marquée socialement et concerne principalement les individus issus des milieux populaires ou de l’immigration. La représentativité du panel se trouve alors modifiée, avec un risque de sous-représentation de certaines catégories à l’issue de l’enquête. En conséquence, il s’agit de mettre en œuvre des méthodes pour corriger ces distorsions de l’échantillon, comme l’expliquent Xavier Thierry, Thomas Pilorin et Jean-Louis Lanoë. Pour maintenir la représentativité du panel de la cohorte ELFE2, les auteurs ciblent les variables fortement reliées à la non-réponse (âge, CSP, etc.) afin d’effectuer une pondération sur celles-ci. Il est également possible de remplacer les individus perdus de vue par d’autres enquêtés aux caractéristiques similaires. Ces techniques posent néanmoins plusieurs questions méthodologiques, toujours en suspens : jusqu’où la pondération est-elle pertinente ? Des individus aux caractéristiques similaires peuvent-ils être interchangeables dans un échantillon ? De fait, les corrections amènent nécessairement des approximations et l’idéal serait, bien entendu, de minimiser le phénomène d’attrition dès le départ.
- 3 Méthode conceptualisée par Joanie Cayouette-Remblière, « Reconstituer une cohorte d'élèves à partir (...)
3Pour ce faire, une technique peut consister à récolter des données quantitatives à partir de différentes sources administratives, à l’instar de l’étude menée par Pierre-Antoine Chauvin auprès de 793 ménages sans domicile fixe. Outre l’aspect chronophage que représente le recueil et le croisement de bases de données administratives (dossiers scolaires, médicaux, sociaux, archives diverses), cette méthode permet à l’auteur, d’une part, de minimiser l’effet d’attrition et, d’autre part, de produire des données statistiques longitudinales sur une population difficile à suivre via une enquête prospective par questionnaire. Pierre-Antoine Chauvin privilégie la méthode de la « statistique ethnographique »3, soit une analyse axée sur les trajectoires individuelles où il s’agit de « suivre chaque histoire résidentielle à partir de fragments textuels tirés des dossiers personnels » (p. 46). Cette méthode pose toutefois la question des catégories utilisées, lesquelles répondent aux besoins de l’administration mais non à ceux d’une recherche scientifique.
- 4 Enquête qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage : Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac + (...)
4Bertrand Geay opte pour une autre méthode. Menant une enquête longitudinale qualitative et quantitative sur les primes socialisations, l’auteur a cherché à « fidéliser » les enquêtés sur le long terme en créant un lien durable avec eux. À travers un système de « newsletter » et la prise de nouvelles régulière, le sociologue a tenu informés les enquêtés de l’avancement de sa recherche. Les entretiens prennent alors la forme de « rendez-vous avec, sinon un ami, une connaissance » (p. 72) ; en modifiant le rapport de l’enquêté à l’enquête, le chercheur parvient à conserver un lien durable avec les individus qui composent son panel. Au-delà d’une simple question de fidélisation, l’enquête longitudinale crée un rapport « enquêté-enquêteur » tout à fait propice à la récolte de discours. C’est un point que soulève notamment la contribution de Fabien Truong qui révèle les coulisses de son travail4 mené de 2005 à 2015 sur l’orientation post-bac de jeunes de banlieues. Le contact prolongé avec ses enquêtés invite le sociologue à jongler entre différentes casquettes, en plus de celle du chercheur : conseiller d’orientation, ami, confident, relecteur de mémoire, personne de référence, etc. Selon F. Truong, le rapport qui en découle crée un cadre favorable aux confidences et à la récolte d’un discours « sincère », qui sont propices à une étude ethnographique approfondie.
5Les différentes contributions invitent également les lecteurs à s’attarder sur les « apports heuristiques des études longitudinales », en pointant ce qu’elles permettent de dévoiler. Marie-Paule Cauto montre ainsi que ces études peuvent dévoiler une population jusque-là méconnue. S’intéressant à l’intégration des rapatriés d’Algérie, la chercheuse a opté pour la méthode des récits de vie qu’elle a complétée à l’aide d’une analyse quantitative. Si, dans les entretiens, les pieds-noirs interrogés racontent l’histoire d’une intégration réussie, les données quantitatives longitudinales permettent de venir nuancer leurs propos. En effet, à partir du croisement des données issues de cinq recensements de l’INSEE, l’auteure parvient à démontrer l’existence d’une part non négligeable de pieds-noirs qui, après le rapatriement, ont choisi de quitter la métropole, sans doute en raison d’une intégration contrariée. Ainsi, le discours de la « bonne assimilation » se voit contredit, au long cours, par les chiffres qui redessinent les contours d’une population largement méconnue. Dans la même perspective, Diane Delacourt et Patrick Lehingue cernent les « électeurs intermittents » en s’appuyant sur un travail de neuf ans mené dans un bureau de vote. Le recensement, à chaque scrutin, des individus qui ont effectivement voté permet aux auteurs de saisir la part des électeurs qui changent de comportement électoral d’une élection à l’autre. Plutôt que d’analyser des statistiques qui agrègent les votants et les non-votants, l’enquête longitudinale permet de distinguer la part des individus qui ont toujours voté de ceux qui ne l’ont jamais fait et de ceux qui le font par intermittence. S’agissant de la mobilisation électorale, l’étude longitudinale d’Anne Muxel permet, quant à elle, d’observer la construction de la socialisation politique afin de mettre en avant l’effet propre de l’âge dans le fait d’aller voter.
6La méthode longitudinale permet également d’analyser la socialisation « en train de se faire » en contexte scolaire. C’est ce que montre Sophie Orange qui, après avoir suivi pendant quatre ans une cohorte de 900 étudiants en section de technicien supérieur, met en relief toute la complexité des expériences scolaires de ces étudiants. À un raisonnement de type « input/output » (une comparaison des profils de ceux qui échouent et réussissent en BTS), se substitue une enquête longitudinale qui permet de saisir l’ensemble des expériences socialisatrices qui déclenchent, chez les étudiants, des aspirations à continuer ou non leurs études. Dans le même registre, la contribution de Joanie Cayouette-Remblière se focalise sur le décrochage scolaire, à partir d’une enquête quantitative fondée sur les dossiers scolaires, et qualitative auprès d’élèves de 6e. Ainsi menée, l’enquête longitudinale met en lumière des phases de mobilisation et de démobilisation scolaire. Si la plupart des élèves se mobilisent dès la 6e, l’auteure observe chez les enfants de classes populaires une démobilisation scolaire progressive, du fait des « inégalités de rendement [de leurs] efforts » (p. 224). En effet, étant moins dotés des dispositions attendues dans le contexte scolaire, ces enfants doivent fournir des efforts bien plus importants que leurs homologues issus de classes moyennes et supérieures pour atteindre des résultats similaires, et ils se découragent ainsi plus rapidement. Par conséquent, l’analyse longitudinale permet de montrer que la mobilisation scolaire ne joue pas « contre l’origine sociale » mais vient la renforcer.
7En guise de conclusion, cet ouvrage permet de comprendre que l’enquête longitudinale est en quelque sorte un idéal en sciences sociales, permettant de « saisir les phénomènes sociaux en train de se construire sans les reconstruire » (p. 13) ; comme tout idéal, celui-ci reste difficilement atteignable. Les difficultés méthodologiques sont nombreuses mais la tonalité est pour le moins optimiste : les résultats des enquêtes présentées sont remarquables et permettent de dévoiler des phénomènes sociaux jusque-là inexplorés.
Notes
1 Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères guides », 2002.
2 L’Étude longitudinale française depuis l’enfance (Élan), menée auprès de 18 300 enfants nés en 2011, prévoit un suivi de la cohorte pendant 20 ans.
3 Méthode conceptualisée par Joanie Cayouette-Remblière, « Reconstituer une cohorte d'élèves à partir de dossiers scolaires. La construction d'une statistique ethnographique », Genèses, n° 85, 2011, p. 115-133.
4 Enquête qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage : Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, La Découverte, L'envers des faits, 2015
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Référence électronique
Paul Bessey, « Joanie Cayouette-Remblière, Bertrand Geay, Patrick Lehingue (dir.) Comprendre le social dans la durée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 octobre 2018, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/27091 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.27091
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