William Gasparini (dir.), L’Europe du football. Socio-histoire d’une construction européenne
Texte intégral
- 1 Voir par exemple Cécile Ducourtieux et Jean-Pierre Stroobants, « Crise migratoire : “les divergence (...)
1À quelques mois des élections au Parlement européen, la construction européenne apparaît plus que jamais remise en question, comme l’a encore illustré le récent sommet de Salzbourg1. Il est pourtant un aspect, à la fois très visible et inaperçu, de ce processus qui ne semble pas connaître la « crise » : le football. Créée en 1955, soit entre le Traité de Paris et celui de Rome, l’Union des associations européennes de football (UEFA) constitue même à ce jour la plus large organisation commune européenne puisqu’elle réunit 55 membres – huit de plus que le Conseil de l’Europe et deux fois plus que l’Union européenne (UE).
- 2 Voir Manuel Schotté, « La structuration du football professionnel européen. Les fondements sociaux (...)
- 3 Celui-ci n’est d’ailleurs pas beaucoup plus récent que la construction des espaces professionnels n (...)
- 4 Ces journées d’études s’inscrivent elles-mêmes dans un séminaire doctoral pluriannuel ayant le stat (...)
2Contemporaine de l’institutionnalisation politique des communautés européennes, celle de l’espace européen du football n’a jusqu’à récemment que très marginalement intéressé les chercheur.e.s de diverses disciplines. Il a fallu en quelque sorte attendre le fameux arrêt Bosman de 1995 rendu par la Cour de Justice de l’UE, qui a brutalement dérégulé le « marché » des footballeurs professionnels2, pour que le grand public, et avec lui les historien.ne.s, sociologues, économistes et juristes, se rendent véritablement compte de l’institutionnalisation, déjà à l’œuvre depuis quatre décennies, de ce marché du travail – et du spectacle – particulier qui s’est développé à l’échelle du continent3. L’ouvrage coordonné par William Gasparini est issu des deux journées d’étude qu’il a organisées à l’Université de Strasbourg en janvier 20154. Il ne propose pas simplement un échantillon de travaux sur cet enjeu mais rend également compte d’un autre processus d’institutionnalisation : celui de l’espace interdisciplinaire et international des recherches qui portent sur l’européanisation des politiques et pratiques sportives, dont le ballon rond ne représente qu’un aspect, certes (pré)dominant.
3« Sélectionnées parmi l’ensemble des interventions en raison de la qualité et de l’originalité de leur terrain » (p. 13), les huit contributions qui nourrissent les chapitres de ce livre collectif sont regroupées en quatre parties. La première porte sur l’européanisation du sport, avec un texte de William Gasparini qui retrace la genèse de cette catégorie d’action publique particulière que constitue le « sport européen ». Le sociologue reprend ainsi la distinction, opérée dès l’introduction générale de l’ouvrage et qui sert de fil rouge à l’ensemble de l’ouvrage, entre deux dimensions de cette européanisation : « d’une part l’espace construit par les institutions tant sportives qu’européennes et, d’autre part, l’espace vécu et représenté par les acteurs européens individuels et collectifs » (p. 15). Il développe ce faisant la dynamique croisée de la régulation d’un secteur économique professionnalisé et celle de la consolidation d’une connaissance ordinaire de l’Europe à travers le football, tout en montrant qu’il ne s’agit pas du déploiement d’un plan concerté par quelques élites mais davantage du résultat d’échanges entre agents sociaux à différents niveaux. Cette hybridation entre processus descendants (« top down ») et ascendants (« bottom up ») est également au cœur de la thèse défendue dans son chapitre par Jacob Kornbeck, ancien fonctionnaire de la division « sport » à la Commission européenne, qui explore la question plus spécifique de la lutte antidopage à l’échelle du continent.
- 5 La Fédération internationale de football association, qui organise notamment la Coupe du monde des (...)
- 6 Notons malheureusement qu’une erreur d’édition a totalement désordonné les notes de bas de page, re (...)
4L’intégration européenne est le thème de la deuxième partie, réunissant un chapitre de Loïc Trégourès dans lequel il se livre à une comparaison originale entre les négociations respectives de la FIFA5 et de l’UE avec la Bosnie-Herzégovine suite à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, suggérant fortement que la seconde devrait prendre exemple sur la diplomatie de la première, parvenue à dissiper les clivages ethniques et la corruption endémique dans la fédération de football nationale grâce à son approche plus directe et prescriptive6. Jean-François Polo traite quant à lui de la Turquie en éclairant les entreprises d’instrumentalisation du sport par les autorités d’Ankara qui visent à promouvoir le pays et à favoriser ainsi son adhésion à l’UE. Il montre ensuite comment l’entrée par le football permet de mettre en évidence l’ambiguïté du rapport de la population turque à l’Europe, entre amertume et sentiment d’appartenance déjà réalisé.
- 7 Philippe Vonnard, L'Europe dans le monde du football. Genèse et formation de l'UEFA (1930-1960), Br (...)
- 8 Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, (...)
5Le troisième temps de l’ouvrage porte sur le jeu des institutions. L’historien Philippe Vonnard, dont la thèse consacrée à l’institutionnalisation de l’UEFA vient justement de paraître7, plaide par l’exemple pour une analyse prosopographique des précurseurs des organisations internationales, comme l’association des fédérations européennes de football, afin de mieux saisir comment leurs relations et motivations initiales ont pu influer sur la réalisation de tels projets. À partir d’archives de la FIFA et de la presse des trois décennies qui ont précédé la création officielle de l’organisation continentale, il met en évidence une « communauté épistémique » transnationale composée de quelques individus unis par une réelle camaraderie et animés par le souci d’éviter tout conflit et d’afficher une neutralité politique afin de renforcer l’autonomie de leur organisation. Cette « politique de l’apolitisme », mise en évidence déjà par Jacques Defrance8, caractérise d’ailleurs l’ensemble de ce que l’on appelle le « mouvement sportif ». Et le moins que l’on puisse dire est qu’elle a remarquablement fonctionné jusqu’à présent. Michaël Heidmann montre néanmoins dans son texte que les instances internationales du football sont traversées par le politique de part en part, en analysant plus spécifiquement le cas des élections à la présidence de la FIFA en mai 2015, théâtre d’une « inversion du rôle de lobbyiste » (p. 126) puisque ce sont les gouvernements et instances européennes qui ont alors cherché à influer sur les jeux internes à l’organe suprême du football. Il rappelle ainsi que les enjeux de gouvernance du sport sont loin d’être mineurs ni minorés et gagneraient à être davantage versés dans le débat public.
- 9 Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1991 [1957].
- 10 « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu d (...)
- 11 Sophie Duchesne et André-Paul Frognier, « Sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’ident (...)
6Après l’« espace construit » du football européen, la quatrième et dernière partie est consacrée à son « espace représenté ». Sébastien Moreau met ainsi en évidence la manière dont des clubs français, allemands, belges, luxembourgeois et suisses ont œuvré à la mise en place d’un véritable espace transfrontalier du football durant l’entre-deux-guerres, balayé toutefois par l’éclatement de la Seconde guerre mondiale. À partir de ce cas, il questionne également l’opposition convenue entre patriotisme et cosmopolitisme, dans la mesure où « le nationalisme, certes ici compatible avec la conscience d’avoir un territoire transfrontalier en partage, est bien le cadre conceptuel des acteurs en présence, cadre compatible avec l’universalisme libéral et pacifiste du football, qui repose sur les nations » (p. 151). Ceci peut expliquer aussi pourquoi « l’amitié profonde entre les peuples » qui se donne à voir sur et au bord des terrains s’avère en réalité largement illusoire. Cette ambivalence du football contemporain –qui ne lui est certainement pas propre – est également au cœur de la contribution de Ramón Llopis-Goig, Özgehan Şenuyva et Albrecht Sonntag qui s’appuie sur les résultats de deux enquêtes d’opinion, l’une par téléphone auprès d’échantillons représentatifs de la population de neuf pays européens, l’autre en ligne auprès de « fans » de football dans six des neuf pays précédents. Les auteur·es mettent notamment en évidence l’existence d’un « nationalisme nonchalant » – à l’instar du concept « consommation nonchalante » développé par Richard Hoggart9 – consistant à supporter son équipe nationale sans pour autant la sacraliser et même en s’autorisant la dérision à son égard. Plus profondément, ils soulignent surtout la fréquente coexistence entre des identifications nationales fortes (à l’égard des sélections nationales comme des clubs) et des sentiments d’identification « transnationaux » qui dépassent les frontières linguistiques et culturelles. Ce constat n’est pas sans faire écho à la fameuse formule de Jaurès dans L’Armée nouvelle10, et rejoint d’autres travaux sur l’identification à l’Europe11.
- 12 Christian Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998.
7Au final, cet ouvrage collectif ouvre de nombreuses pistes de recherche stimulantes, tant pour les sciences du sport que pour les études européennes, en mettant en évidence, si l’on ose dire, un continent encore largement inexploré à leur carrefour. Rédigé sans jargon, l’ouvrage est largement accessible aux non-spécialistes et s’affranchit, non sans logique, des frontières académiques. Il rappelle enfin, s’il en était besoin, que le ballon rond est décidément la « bagatelle la plus sérieuse du monde »12. Ce n’est pas le report cet été de l’annonce du Plan pauvreté par le gouvernement français, pour cause de Mondial en Russie, qui contredira cette assertion.
Notes
1 Voir par exemple Cécile Ducourtieux et Jean-Pierre Stroobants, « Crise migratoire : “les divergences persistent” entre Européens au sommet de Salzbourg », Le Monde, 21 septembre 2018.
2 Voir Manuel Schotté, « La structuration du football professionnel européen. Les fondements sociaux de la prévalence de la “spécificité sportive” », Revue française de socio-économie, n° 13, 2014, p. 85-106.
3 Celui-ci n’est d’ailleurs pas beaucoup plus récent que la construction des espaces professionnels nationaux sur le continent. Pour le cas de la France, voir Jean-Michel Faure et Charles Suaud, Le football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999.
4 Ces journées d’études s’inscrivent elles-mêmes dans un séminaire doctoral pluriannuel ayant le statut de « Projet d’excellence sur l’Europe » de l’Université de Strasbourg.
5 La Fédération internationale de football association, qui organise notamment la Coupe du monde des nations et chapeaute les associations continentales, dont l’UEFA.
6 Notons malheureusement qu’une erreur d’édition a totalement désordonné les notes de bas de page, rendant difficile leur suivi.
7 Philippe Vonnard, L'Europe dans le monde du football. Genèse et formation de l'UEFA (1930-1960), Bruxelles, Peter Lang, 2018.
8 Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, n° 50, p. 13-27.
9 Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1991 [1957].
10 « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène » (Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, Paris, Éditions de l’Humanité, 1915 [1910]).
11 Sophie Duchesne et André-Paul Frognier, « Sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’identification à l’Europe », Revue française de science politique, vol. 52, n° 4, p. 355-373.
12 Christian Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998.
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Référence électronique
Igor Martinache, « William Gasparini (dir.), L’Europe du football. Socio-histoire d’une construction européenne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 octobre 2018, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/27083 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.27083
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