Patrick Vauday, Commencer. Variations sur l’idée de commencement

Texte intégral
- 1 Notamment Vauday Patrick, La décolonisation du tableau. Art et politique au XIXe siècle. Delacroix, (...)
- 2 Malraux André, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1996 [1965].
1Le livre de Patrick Vauday, professeur de philosophie à l’université Paris 8, n’a pas pour objet de construire un système d’argumentation massif sur la notion de commencement, ni de discuter les théories existantes à son propos. Bien au contraire, il déroule, sous la forme de multiples phrases musicales, des variations serpentines sur cette idée de « commencer ». Dans la lignée de ses précédents travaux de philosophie esthétique,1 Patrick Vauday brosse le portrait-récitatif de la mise en route des commencements, tissant des réseaux d’associations, à la façon du musée imaginaire d’André Malraux, pour rendre compte de leur pluralité.2
- 3 Citot Vincent, La condition philosophique et le problème du commencement. Parcours thématique et hi (...)
2Le commencement est l’un des problèmes centraux posé par la philosophie ; quel que soit le champ disciplinaire – de la métaphysique à la philosophie politique, en passant par l’éthique – ou l’école de pensée – des idéalistes aux sensualistes, des dogmatiques aux sceptiques –, la question du principe premier d’un système philosophique est primordiale. Vincent Citot s’était déjà interrogé, dans La condition philosophique et le problème du commencement, sur ce signe du passage au discours philosophique3. Cependant, c’est par une approche résolument neuve, attentive au détail, captant le mot inaugural, que Patrick Vauday propose de percer l’énigme du commencement.
3Le propos entremêle références littéraires et philosophiques avec une certaine érudition. Loin d’être mobilisées comme une collection d’illustrations successives dans lesquelles le philosophe viendrait piocher, les citations valent pour elles-mêmes et leur nécessité affleure dans l’instant. Elles réconcilient avec bonheur littérature et philosophie, et se rejoignent dans l’objectif commun de fournir un récit sur le commencement. Il n’est donc pas surprenant que l’auteur ait choisi comme citation inaugurale celle de l’écrivaine George Eliot : « les hommes ne peuvent rien faire sans adopter la fiction du commencement » (citée p. 5).
4Sous la forme de l’allegro, se déploient dans l’introduction les multiples paradoxes et apories du commencement. Faut-il se résoudre à parler du commencement rétrospectivement, en tant que toujours déjà passé ? Le commencement n’est-il pas le contraire de l’instant et du choc : préparé bien en amont, ne se donne-t-il pas à voir dans ses effets et conséquences ? Dès les premières pages, Patrick Vauday formule le nœud argumentatif central à son essai : il faut rompre avec la mythologie du commencement, du fiat lux, du discours sur les origines – le commencement ne s’éclaire vraiment qu’à la fin et ne s’appréhende que dans la durée.
5L’ouvrage est scandé en trois parties (« Guises », « Circonstances » et « Conséquences »), subdivisées en sous-parties (« Déclaration », « Invention », « Action », « Répétition »…), dont le choix onomastique n’est cependant pas tout à fait éclairé. Ce découpage tient au projet de l’ouvrage, calqué sur le principe des variations musicales, des modifications apportées à un morceau qui viennent l’infléchir et le présenter sous un aspect différent. Cette construction flirte avec le risque de rendre le thème instable et méconnaissable. De temps à autre, le lecteur peut ainsi éprouver la sensation que la virtuosité, la musicalité ou la magnificence de l’exercice de style priment sur le contenu analytique. Car enfin, rattacher au « commencer » une kyrielle de mots sémantiquement chargés (« Trajet », « Expérience », « Exil », « Modernité »), n’est-ce pas aller à l’encontre du projet de démystification de la rupture, et témoigner au contraire de la fascination du commencement ? Peut-on glisser insensiblement, comme le fait Patrick Vauday, du devenir autre qui anime le verbe « commencer » à la fixité ponctuelle du substantif « commencement », sans une perte de nuance vitale ? Mais ces remarques structurelles n’ont peut-être pas lieu d’être, dans la mesure où l’auteur cherche à être fidèle à « l’esprit » du commencement, par l’interprétation, plutôt qu’à proposer de lourdes définitions analytiques.
- 4 Badiou Alain, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009.
6La première partie, « Guises », a la rondeur d’une bulle ; elle lance une réflexion sur la circularité de la question du quand. Quand parler du commencement ? Un détour par les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, qui dramatisent le commencement, de Descartes – qui se sert du commencement comme point source, un moment d’effacement du passé – fait émerger l’idée que le commencement est relatif au temps incertain ; ainsi de la création d’un tableau, qui ne débute pas par une idée, mais dont l’origine vient de plus loin et de plus profond. Pour Patrick Vauday, la nouveauté n’est ni nécessairement tonitruante, ni essentiellement singulière, mais doit venir au bon moment pour pouvoir être saisie au vol, tel le mot d’amour qui, pour être reçu par l’être aimé, prend racine sur le terreau de l’amour existant. Au-delà de la question de la durée de l’amour, explorée par Alain Badiou dans Éloge de l’Amour4, Patrick Vauday interroge l’à-propos de la déclaration. L’analyse, tout en délicatesse, des passages de La Chartreuse de Parme sur l’amour porté par la Sanseverina à Fabrice s’attache à décrire la manière dont la parole peut éclaircir ou au contraire obscurcir son objet, commencer ou rompre une relation naissante.
- 5 Souriau, Etienne, Les différents modes d’existence, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
- 6 Dewey, John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010.
7La partie « Circonstances » revient sur l’extériorité du commencement ; ce dernier se forme dans les accidents, les détours, et surtout ne s’active que lors du passage vers l’extérieur. Il implique une relation à la matière avec laquelle il faut dialoguer. Il convient de parler du commencement comme d’un trajet plutôt que comme d’un projet. Cette terminologie, empruntée à Étienne Souriau5, distingue la traversée endurante vers quelque chose, de l’anticipation du résultat attendu. À partir de passages de L’Art comme Expérience de John Dewey6, l’auteur soutient que l’expérience artistique entièrement nouvelle part toujours d’un milieu matériel, semblable en cela à la rupture du destin de l’exilé, lesté cependant du souvenir de son pays d’origine ; « la fin de l’œuvre résonne encore et toujours, via le réseau des mots qui ont tissé le corps de l’œuvre, de l’inchoation de son début » (p. 74).
- 7 Aragon, Louis, Aurélien, Paris, Gallimard, 1986 [1944].
8La partie « Conséquences » conteste l’idée du « faux » ou du « bon » départ : le commencement correspond à une boucle rétro-fictionnelle, il déploie ses virtualités dans les conséquences selon leur origine. Revenant au thème de l’amour, avec la figure de l’Aurélien de Louis Aragon7, Patrick Vauday montre à quel point le personnage principal est pris dans une tension entre la nouveauté du sentiment et les tendances conservatrices de sa manière d’être avec les femmes. Tout le roman donne à voir « la défaite d’une croyance en la possibilité d’un commencement porteur d’une promesse d’éternité » (p. 107). Le commencement prend souvent appui sur les formes déjà connues, à l’instar du peintre qui se déprend des figures du maître pour parvenir à la maturation de sa peinture. Le commencement, conclut Patrick Vauday, tient donc plus de la bifurcation que de la révolution ex nihilo.
9Au fil des pages, le commencement s’enroule sur lui-même et se donne à voir dans son iridescence, s’inscrivant dans une durée propre à l’individu, au romanesque. La beauté du livre réside dans la tentative, sous la forme d’une spirale indéfiniment continuée, de saisir quelque chose qui échappe – la régression impossible pour attraper le moment zéro, l’écho souterrain et presque imperceptible entre les temps du passé, du présent et de l’avenir dans la construction de l’expérience. Si le commencement commence bien au milieu des choses, tout en s’en distinguant, sa radicalité demeure toujours en partie mystérieuse. Pour qui s’intéresse à l’énigme de l’inouï, le livre de Patrick Vauday résonne comme une mélodie interrogative.
Notes
1 Notamment Vauday Patrick, La décolonisation du tableau. Art et politique au XIXe siècle. Delacroix, Gauguin, Monet, Paris, Seuil, 2006.
2 Malraux André, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1996 [1965].
3 Citot Vincent, La condition philosophique et le problème du commencement. Parcours thématique et historique des gestes fondateurs par lesquels les philosophes ont défini la nature de la pensée et la vocation, Paris, Phéno, 2009.
4 Badiou Alain, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009.
5 Souriau, Etienne, Les différents modes d’existence, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
6 Dewey, John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010.
7 Aragon, Louis, Aurélien, Paris, Gallimard, 1986 [1944].
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Laure Gillot-Assayag, « Patrick Vauday, Commencer. Variations sur l’idée de commencement », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 octobre 2018, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/27041 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.27041
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page