Alain Caillé, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe (dir.), Des sciences sociales à la science sociale Fondements anti-utilitaristes
Texte intégral
1Cet ouvrage est d’une richesse incroyable. Issu d’un colloque qui s’est tenu à Cerisy en 2015, il a pour ambition de repenser les fondations des sciences sociales et d’en trouver, voire en retrouver, l’unité. Sont ainsi réunies des contributions remarquables dans de nombreux champs disciplinaires : dans la première partie, l’anthropologie, l’économie, la géographie, l’histoire et la philosophie ; dans la seconde partie, la sociologie. Les auteurs de la première partie sont des grandes « plumes » dans leurs domaines, des références connues et reconnues. Citons pèle mêle Marshall Sahlins, Robert Boyer, André Orléan, Christian Grataloup, François Hartog. Une de leurs particularités est de partager avec les coordonnateurs du livre une réflexion épistémologique constante et approfondie visant à s’écarter du paradigme utilitariste dans les sciences sociales. En bref, 25 textes sont réunis ici pour défendre l’idée d’une science sociale généraliste, capable d’expliquer et de comprendre le monde dans sa complexité, d’analyser l’histoire des théories sociales, la place de l’État aussi bien que la valeur en économie ou les conflits armés.
- 1 Karl Polanyi parle à cet égard d’économicisme. Polanyi Karl, « Le sophisme économiciste », Revue du (...)
- 2 Alain Caillé, Christian Lazzeri, Jean-Pierre Cléro, « Qu'est-ce qu'être anti-utilitariste ? », Cité (...)
- 3 Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume, Sabine Saurugger (dir.), Le choix rationnel en science po (...)
2On ne peut que saluer la démarche qui est défendue dans l’introduction d’Alain Caillé, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe : il faut dépasser le modèle économique en science sociale, qui réduit les comportements à un processus maximisateur d’un intérêt le plus souvent pécuniaire. Ce couplage de l’individualisme méthodologique et de la Théorie des choix rationnels est au fondement de l’analyse économique moderne, et dominante depuis la fin du XIXe siècle, qui mobilise une formalisation de plus en plus poussée tout en produisant une vision logique et cohérente des mécanismes de marché1. Ce que les auteurs déplorent et ont décidé de remettre en question tout du long de leurs carrières académiques est l’extension du domaine de cette approche dans toutes les sciences sociales, en particulier la sociologie, et sur tous les continents. Alain Caillé est par exemple un fondateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (le Mauss) qui réunit depuis plusieurs décennies des sociologues et d’autres scientifiques, notamment dans la Revue du Mauss, pour défendre l’unité des sciences sociales et dénoncer la grande réduction que constitue la tradition utilitariste2 et son utilisation dans des champs de plus en plus nombreux (on pense notamment aux sciences politiques3 ou à l’histoire, économique en particulier, qui mobilisent de plus en plus l’approche économiciste, rationalisatrice et maximisatrice).
- 4 En économie par exemple, les approches non-utilitaristes ont été qualifiées de « négationnisme écon (...)
- 5 Michel Wieviorka, Aude Debarle, Jocelyne Ohana (dir.), Les sciences sociales en mutation, Éditions (...)
- 6 Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2 (...)
3Cette publication intervient après des débats passionnés et renouvelés en sciences sociales sur l’épistémologie, sur le caractère réellement scientifique des disciplines qui traitent des comportements humains en société4. Elle prolonge un ouvrage dirigé en 2007 par Michel Wieviorka, Les sciences sociales en mutation5, qui réunissait également des auteurs d’horizons disciplinaires divers (dont certains ont contribué au présent livre). Mais si à l’époque la réflexion pouvait encore porter sur l’intérêt et les apports de la recherche en sciences sociales, c’est aujourd’hui presque un combat que doivent mener les défenseurs d’une approche non utilitariste tant ils font l’objet de critiques de fond6. Les contributions du livre sont rédigées dans un langage clair et accessible, plongeant le lecteur dans l’ambiance du colloque, tout en ouvrant la réflexion grâce aux nombreuses références bibliographiques indiquées.
4La première contribution de Marshall Sahlins donne le ton : le déterminisme économique qui a été régulièrement avancé pour expliquer l’organisation des sociétés humaines (le marxisme étant une autre forme de l’utilitarisme dénoncé) n’est pas une explication robuste en anthropologie. Les descriptions de l’organisation politique ou religieuse de royaumes pré-coloniaux d’Afrique, d’Asie ou des Amériques ne peuvent se réduire à une analyse économique. La domination relève tout autant, et bien souvent plus, du symbolique que de la coercition pure et simple. Lucien Scubla retrace ensuite dans le texte l’évolution de la pensée en anthropologie, marquée par une véritable crise où les ethnies et les frontières culturelles ont parfois semblé disparaître alors qu’elles sont le fondement même de la discipline. Comment décrire des autres peuples objectivement si on considère que leur identité peut être réduite à une dimension purement économique ? Les trois contributions suivantes des économistes Robert Boyer, Olivier Favereau et André Orléan s’appuient également sur l’histoire de la pensée de la discipline. À travers les apports de la Théorie de la régulation et de l’Économie des conventions sont remis en question des objets intellectuels négligés par l’analyse économique standard et dominante : l’influence des doctrines sur les institutions du capitalisme et la question fondamentale de la détermination de la valeur (des biens, des personnes et des croyances).
5La première partie aborde également la géographie et l’histoire. Le géographe Christian Grataloup, défenseur d’une démarche qualifiée de « géo-histoire » s’inspirant notamment de Fernand Braudel et qui s’intéresse aux évolutions marquées sur le temps long et les larges échelles, mobilise sa discipline pour décrire la géographie des sociétés. Il distingue ainsi deux dynamiques sociétales : le convivial et l’utilitaire, qui combinent d’un côté la proximité et de l’autre les interactions plus structurelles qui pèsent sur les individus (mondialisation, développement...). Romain Bertrand expose quant à lui l’intérêt de l’histoire connectée pour renouveler la compréhension des évènements pensés et compris de manière trop déterministes par les traditions nationales. François Hartog apporte un complément très stimulant à l’ouvrage en évoquant la manière dont les sciences historiques sont remises en cause par la globalisation, phénomène qui tend à réduire la compréhension sociale à une analyse du temps présent. De même, les textes philosophiques de Francesco Fistetti, Marcel Hénaff et Elena Pulcini montrent que se contenter d’une description utilitariste de la société ne peut qu’appauvrir notre analyse, en esquivant les questions fondamentales de la connaissance, de l’intérêt ou des passions.
6Dans la seconde partie de l’ouvrage, ce sont des sociologues qui s’attellent au projet de réunifier la science sociale. Plusieurs traditions et auteurs se trouvent en accord autour d’un refus du réductionnisme issu de l’utilitarisme économique. Ainsi François Dubet remet en avant la notion même de « société », qui avait fini par quasiment disparaître devant l’individu ; Philippe d’Iribarne fait de même avec le concept de « culture », et Christian Laval à propos des « institutions ». Ce travail de fond est nécessaire pour clarifier les positions de courants de pensée qui ont fini par s’éloigner et ne plus considérer la science sociale comme un tout. Par ailleurs, de nombreuses contributions repartent des grands auteurs fondateurs de la sociologie pour en montrer la richesse et l’actualité dans la pensée du monde social (Jeffrey Alexander évoque notamment Talcott Parsons, et Anne Rawls éclaire Émile Durkheim...). Les autres contributions sont également d’une grande richesse et visent à éviter la fragmentation et l’hyper-spécialisation qu’a pu connaître le domaine des sciences sociales (développement des cultural/post-colonial/subaltern studies) tout autant que la simplification excessive découlant d’une approche économique utilitariste. Pour les sciences politiques, le texte de Thomas Lindemann va dans le même sens : en étudiant les conflits internationaux, il montre que le paradigme économiciste ne peut expliquer en totalité les relations entre États et qu’il faut a minima s’intéresser aux besoins de reconnaissance des puissances pour en comprendre les actions.
7Au final, cet ouvrage salutaire et exigeant ouvre d’innombrables pistes de travail et de convergence pour un enrichissement des sciences sociales, dans un dialogue renouvelé et constant entre disciplines. La variété des auteurs et leurs apports éclairants sur l’histoire des pensées et l’épistémologie sont autant d’atouts qui rendent la lecture du livre agréable et stimulante. La dernière contribution de Michel Wieviorka, exposant les difficultés et les enjeux de description de l’universel, constitue la synthèse quasi-parfaite de l’ouvrage : pour fonder sur des bases non utilitaristes une science sociale ouverte aux disciplines au niveau mondial, il s’impose de poursuivre le travail engagé ici et de réellement connecter les savoirs.
Notes
1 Karl Polanyi parle à cet égard d’économicisme. Polanyi Karl, « Le sophisme économiciste », Revue du Mauss, vol. 29, n° 1, 2007, p. 63-79.
2 Alain Caillé, Christian Lazzeri, Jean-Pierre Cléro, « Qu'est-ce qu'être anti-utilitariste ? », Cités, vol. 10, n° 2, 2002, p. 77-90.
3 Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume, Sabine Saurugger (dir.), Le choix rationnel en science politique. Débats critiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2009.
4 En économie par exemple, les approches non-utilitaristes ont été qualifiées de « négationnisme économique » et les efforts pour refonder institutionnellement l’enseignement et la recherche en économie ont fait l’objet d’une opposition politique décrite dans André Orléan (dir.), À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? Manifeste pour une économie pluraliste, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.
5 Michel Wieviorka, Aude Debarle, Jocelyne Ohana (dir.), Les sciences sociales en mutation, Éditions Sciences humaines, 2007.
6 Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Alain Caillé, Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe (dir.), Des sciences sociales à la science sociale Fondements anti-utilitaristes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 août 2018, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25845 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25845
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