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Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité

Jean Zaganiaris
Politiques de la vulnérabilité
Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité, Paris, CNRS, 2018, 368 p., ISBN : 978-2-271-09080-5.
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Texte intégral

1Aujourd’hui, la notion de « vulnérabilité » apparait dans de nombreux travaux contemporains en sociologie et philosophie. Considérée tantôt comme une variable caractérisant certains groupes sociaux (personnes à besoins spécifiques, migrants, SDF…), tantôt comme une propriété intrinsèque à l’humanité entière, elle fait l’objet dans ce livre d’une conceptualisation rigoureuse mettant en avant non seulement la polysémie du terme mais également ses usages sociaux par un ensemble d’auteurs. L’objectif consiste in fine à penser la vulnérabilité non pas uniquement d’un point de vue moral mais aussi d’un point de vue politique, en s’interrogeant également sur ce qu’est une société juste. L’un des partis-pris énoncé dès le départ est de trouver une « théorie politique » alternative à la théorie de la justice et à la posture libérale de John Rawls (p. 18). L’ouvrage est composé de trois grandes parties. La première définit la vulnérabilité comme « structure commune d’existence » à partir d’approches philosophiques. La seconde évoque « la distribution inégalitaire de la vulnérabilité » au sein de la société, en se basant sur des travaux sociologiques. La troisième pose le cadre d’une « politique de la vulnérabilité » en présentant l’apport du républicanisme contemporain, notamment à travers les travaux de Philip Pettit.

2La première auteure évoquée est Martha Nussbaum, dont le « libéralisme aristotélicien » s’oppose au « libéralisme rawlsien » et rappelle que l’accès des citoyens à « une vie bonne » ne peut se faire que sous certaines conditions, que l’État doit mettre en place (p. 27). Les personnes sont « fondamentalement » vulnérables car de nombreuses choses qui leur arrivent (accident, maladie…) ne dépendent pas d’elles. L’apport de Martha Nussbaum est de rappeler l’importance des valeurs morales au sein d’une société et la place de la contingence qui peut frapper les gens à tout moment. Les relations entre la vulnérabilité, considérée à travers la pluralité des formes qui la constituent, et le lien social apparaissent également : « Les biens relationnels renvoient en effet à des relations instables et sensibles à la fortune – la communauté politique peut être affectée par la guerre ou l’instauration d’un régime liberticide, l’amitié expose à la trahison et à la perte de l’être cher –, et ces relations nous rendent d’autant plus vulnérables qu’elles occupent une place centrale dans nos vies » (p. 40). C’est à ce niveau que Marie Garrau souligne l’importance du care et plus particulièrement des travaux de Joan Tronto à ce sujet. Celle-ci rappelle que la vulnérabilité n’est pas opposée à l’autonomie mais lui est au contraire symbiotiquement liée : « L’intensité de la vulnérabilité ne dépend pas uniquement d’un état physiologique ou physique ; elle est aussi fonction d’une position relationnelle et sociale, et plus particulièrement de la manière dont nos besoins sont pris en charge par les autres » (p. 69). Rompant avec les attitudes stigmatisantes ou paternalistes, la posture care de Joan Tronto insiste principalement sur les besoins et la mise en pratique des valeurs morales. L’adoption du care, tant au niveau du souci des autres, de la prise en charge ou de l’apport de soin à quelqu’un, ne peut que renforcer la démocratie. Le troisième auteur mobilisé dans cette première partie est Axel Honneth. Ce dernier montre de quelle façon l’absence de reconnaissance, liée à un ensemble de motifs, contribue à mettre les individus dans des positions de vulnérabilité. Là encore, l’approche philosophique de la vulnérabilité rompt avec toute posture misérabiliste : « Le déni de reconnaissance et l’expérience du mépris qu’il occasionne peuvent impulser des luttes sociales dont l’enjeu est l’élargissement des relations existantes de reconnaissance » (p. 105).

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  • 2 Voir par exemple les critiques adressées par Michel Messu à Serge Paugam dans « L’exclusion, une ca (...)
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  • 4 Didier Eribon, La société comme verdict, Paris, Flammarion, 2013 ; Geoffroy de Lagasnerie, Juger. L (...)

3La deuxième partie revient sur l’apport de la sociologie et montre, à travers plusieurs auteurs, l’importance de s’intéresser aux pratiques sociales des personnes restituées dans un cadre socio-historique. Marie Garrau décrit l’apport de Robert Castel au sujet des « formes historiques de l’inclusion et de la protection sociale » (p. 169). Selon lui, l’État ne jouerait plus son rôle intégrateur et laisse dès lors de nombreuses personnes en situation de vulnérabilité. Si la pensée de l’auteur est analysée avec beaucoup de précision, certains passages évoquant la vulnérabilité au sein du monde professionnel (p. 183-188) auraient à notre sens mérité d’être développés davantage1. Il en est de même des travaux de Serge Paugam au sujet de l’intégration. Marie Garrau commente de manière approfondie ses écrits et rend compte de ses apports analytiques, mais les débats sociologiques proprement dits ainsi que l’exploration empirique de la thématique évoquée gagneraient également à être abordés dans le cadre d’une réflexion sociologique sur la vulnérabilité2. La même remarque vaut pour le chapitre 7 sur la domination. Si le parti-pris de se centrer sur la domination masculine est parfaitement justifié, notamment au niveau de la visibilité que lui ont donnée certaines auteures (p. 224), les délimitations empêchent de saisir le sujet dans toute son amplitude. Dans ce chapitre, l’apport de Pierre Bourdieu au sujet de la domination est également montré de manière très convaincante par Marie Garrau, qui insiste sur l’importance que « la violence symbolique » occupe dans sa pensée (p. 242-245). Toutefois, l’auteur de La domination masculine aurait à notre avis mérité un chapitre entier, au même titre que Castel et Paugam. Cela aurait permis de mettre en avant la corrélation entre domination et vulnérabilité qui traverse son œuvre comme un fil rouge, depuis Les héritiers (1964) jusqu’à La misère du monde (1993), et aussi de restituer le débat avec l’ouvrage de Grignon et Passeron, Le savant et le populaire (1989)3, ou encore d’évoquer d’autres sociologues ayant abordé la question de la vulnérabilité à partir d’une lecture et d’un usage des travaux de Pierre Bourdieu4.

  • 5 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, coll (...)
  • 6 Notamment Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, O (...)
  • 7 Oscar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot, Paris, 2007 ; Judith Butler, Rassemblement. Plura (...)

4La troisième partie pose les jalons d’une politique de la vulnérabilité. À partir de l’apport philosophique et sociologique des auteurs évoqués, l’enjeu est de reconnaître cette « vulnérabilité fondamentale comme structure d’existence commune à tous les êtres humains » et d’instaurer « les conditions auxquelles des sujets fondamentalement vulnérables peuvent développer, maintenir et exercer leur autonomie » (p. 252). Loin de se réduire à des états de faiblesse ou d’incapacité, les différentes formes de vulnérabilité appréhendées amènent à penser l’instauration de « contextes » dans lesquels les personnes acquièrent de la reconnaissance et de l’autonomie. Une politique de la vulnérabilité s’inscrit dans un idéal de non-domination. Sur ce point, Marie Garrau évoque l’approche de Philip Pettit5, censée contenir une « supériorité normative » à l’égard de la liberté négative définie par Isaiah Berlin (p. 261). L’idéal de non-domination est présenté comme étant un bien social et un bien commun permettant de rompre avec les effets de vulnérabilité induits par la domination. Marie Garrau a raison de dire que cette dernière n’est pas forcément voulue par ceux qui en bénéficient, ni nécessairement perçue comme telle par ceux sur qui elles exercent. L’apport du républicanisme de Pettit, relié avec d’autres travaux6, permettrait d’en finir avec les formes symboliques de domination qui reposent « sur le prestige social du dominant et l’idée que celui-ci dispose d’une supériorité intrinsèque vis-à-vis du dominé » (p. 273). Même si elle insiste à plusieurs reprises sur la rupture avec une conception unique du bien et sur la nécessité de prendre en compte la pluralité culturelle dans le commun, Marie Garrau fait-elle de la « théorie républicaine » l’horizon indépassable d’une politique de la vulnérabilité centrée sur les implications institutionnelles et la participation des citoyens ? Le titre de son livre n’évoquait-il pas des « politiques » de la vulnérabilité au pluriel ? Etant beaucoup moins critique à l’égard de Pettit que vis-à-vis de Nussbaum ou de Tronto, Marie Garrau privilégie le modèle délibératif utilisé par l’auteur du Républicanisme et laisse de côté les formes de contestation militantes que l’on peut trouver chez Oscar Negt ainsi que dans l’ouvrage Rassemblement de Judith Butler, auteure essentielle et pourtant quasiment absente dans cet ouvrage important sur la vulnérabilité7.

5Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité du livre. L’apport de Marie Garrau a été de montrer de manière pertinente et érudite qu’une approche archéologique de la vulnérabilité s’avère salutaire dans un contexte mondial marqué par les logiques néo-libérales et xénophobes. L’enjeu consiste bel et bien à élaborer une politique de vulnérabilité visant à renforcer l’autonomie des individus dans un cadre relationnel et éthique, où chacun peut faire entendre sa voix et où l’État doit assumer les responsabilités qui sont les siennes.

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Notes

1 L’ouvrage de Christophe Dejours, simplement cité en note, aurait mérité d’être évoqué de manière plus étendue et confronté avec l’apport de Castel (Christophe Dejours, Souffrance en France. Essai sur la banalisation du mal, Paris, Points Essai, 2000 [1998]).

2 Voir par exemple les critiques adressées par Michel Messu à Serge Paugam dans « L’exclusion, une catégorisation sans objet », Genèse, n°27, 1997, pp. 147-161.

3 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, EHESS, 1989.

4 Didier Eribon, La société comme verdict, Paris, Flammarion, 2013 ; Geoffroy de Lagasnerie, Juger. L’État pénal face à la sociologie, Paris, Fayard, 2016.

5 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004.

6 Notamment Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.

7 Oscar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot, Paris, 2007 ; Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Zaganiaris, « Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 août 2018, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25839 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25839

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Rédacteur

Jean Zaganiaris

Enseignant-chercheur, EGE Rabat, Université polytechnique Mohammed VI.

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