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Le bêtisier sociologique et philosophique de Nathalie Heinich

À propos de : Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2017.
Philippe Corcuff
Des valeurs
Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2017, 405 p., ISBN : 978-2-07-014640-6.

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Texte intégral

  • 1 Jacques Guilhaumou, « Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique », Lectures, Les com (...)

1L’ouvrage de Nathalie Heinich, Des valeurs, contribue à dessiner des repères intéressants quant au domaine de la sociologie des valeurs. Dans un compte rendu paru dans Lectures, Jacques Guilhaumou a souligné la portée heuristique des axes généraux de cette entreprise, tout particulièrement dans ses dialogues avec la linguistique1. La première partie du livre s’intéresse à différentes facettes d’un jugement de valeur ; la deuxième partie s’arrête sur trois sens du mot « valeur » : la grandeur, le bien et les principes ; la troisième et dernière partie s’efforce de déployer une « grammaire axiologique » commune aux usages évaluatifs au sein de nos sociétés contemporaines. Le couple jugements de fait / jugements de valeur occupe une place à part dans cette problématique : il constitue tout à la fois un aspect de l’objet de cette « sociologie axiologique » ainsi qu’un de ses principaux appuis épistémologiques, dans une revendication de stricte « neutralité axiologique ». Le chapitre 5 de l’ouvrage, justement intitulé « Jugements de fait et jugements de valeur » (p. 105-130), est centré sur cette question, mais d’autres parties du livre l’abordent également. C’est dans le traitement de ce problème que vont se révéler, de manière localisée, les principales failles du livre.

  • 2 Nathalie Heinich, Le bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009.
  • 3 Nathalie Heinich, « Misères de la sociologie critique », Le débat, n° 197, novembre-décembre 2017, (...)
  • 4 Ibid., p. 124.

2La critique de ces défaillances n’invalide pas le cadre théorique que Nathalie Heinich propose pour une sociologie axiologique, mais invite à un jugement plus contrasté sur l’ouvrage. Et, surtout, elle incite à davantage de vigilance vis-à-vis des zones de vulnérabilité des modes d’argumentation en sciences sociales. Cette vigilance se justifie d’autant plus que Nathalie Heinich est l’auteure d’un Bêtisier du sociologue2, interpellant avec une ironie mordante ses collègues sur cette question. Plus, elle a invité récemment « un éminent représentant du courant postbourdieusien » (dont le nom n’est pas cité) à davantage de « réflexivité », ce « qui lui permettrait de s’apercevoir qu’il se contredit lui-même et qu’il n’applique pas à son propre discours les leçons qu’il prétend donner aux autres »3. Un peu plus loin dans le même article, elle synthétise ce qui aurait été la « devise » de Pierre Bourdieu en matière de sociologie : « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais »4. Dans Des valeurs, elle stigmatise les « approximations des chercheurs » en matière de valeurs (p. 12). Un peu plus de prudence et d’humilité aurait vraisemblablement été de meilleur conseil en regard des défauts de sa propre démarche.

« Inédit » ?

3Le premier point de notre critique est sans lien avec la question du rapport entre jugements de fait et jugements de valeur. Nathalie Heinich qualifie son approche, dans l’introduction de l’ouvrage, de « projet inédit » (p. 19-22). Ce caractère « inédit » prendrait notamment appui sur la notion de « grammaire axiologique », dans une analogie avec le « travail du grammairien, qui explicite les règles de fonctionnement d’une langue, sans s’intéresser aucunement au contenu et à la validité de ce qui se dit » (p. 21). L’auteure précise que « le sociologue […] ne vise qu’à produire du savoir, en explicitant les conditions auxquelles, pour les acteurs, ces discours apparaissent plus ou moins justes, ou justifiés » (p. 31).

  • 5 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur [1e éd. en 198 (...)
  • 6 Ibid., p. 86.

4Cette approche grammaticale n’est cependant pas si « inédite » que cela en sociologie. Dans leur ouvrage de 1991 De la justification, Luc Boltanski et Laurent Thévenot avancent la notion de « grammaires du lien politique », servant « à justifier des appréciations sur le caractère juste ou injuste d’une situation »5. Ils parlent également d’« entreprises grammaticales d’explicitation et de fixation des règles de l’accord »6.

5Ce précédent relativise le recours à l’adjectif « inédit » pour qualifier un « projet », que l’on pourrait plus justement voir comme un prolongement des analyses de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. D’ailleurs, Nathalie Heinich a été membre, pendant une dizaine d’années (1986-1998), du Groupe de sociologie politique et morale dirigé successivement par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Or, la référence à De la justification n’apparaît pour la première fois que dans la note 2 de la page 92 de son livre. Et il faut attendre les pages 190 et 246 pour que soit reconnue une filiation avec les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Un travers intellectuel consisterait ici à maximiser sa propre grandeur et à minimiser celle de ceux sur les épaules desquels on est juché.

Un réductionnisme contre les complications de Max Weber

  • 7 Nathalie Heinich, « Misères de la sociologie critique », op. cit., p. 123-124.

6Nathalie Heinich apparaît extrêmement vigilante vis-à-vis de ce que serait le « réductionnisme » de « la sociologie critique »7. Elle en oublie son propre « réductionnisme », en particulier à l’égard du traitement que Max Weber propose du problème de « la neutralité axiologique ».

  • 8 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » [1904], (...)

7Elle parle ainsi, à propos des analyses de Max Weber, de « la prescription énoncée par Max Weber sous l’expression de “neutralité axiologique” » (introduction, p. 18) et de « l’obligation de “neutralité axiologique” énoncée – nous l’avons vu en introduction – par Max Weber » (p. 58), en faisant de Max Weber un « adepte » de la « distinction tranchée » entre jugements de fait et jugements de valeur (p. 107). Pour appuyer, cette lecture hard de « la neutralité axiologique » chez Max Weber, elle mobilise deux longues citations du sociologue allemand. La première citation souligne l’importance « de faire la distinction entre connaître et porter un jugement » et critique « la confusion permanente entre discussion scientifique des faits et raisonnement axiologique » (p. 107)8. La seconde citation de Max Weber subit une omission problématique. Nous la présentons telle qu’elle apparaît dans le livre de Nathalie Heinich et ajoutons en italiques deux passages qui ne s’y trouvent pas… et qui ne vont pas dans la même direction qu’elle :

  • 9 Max Weber, « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et éc (...)

« Doit-on ou non, au cours d’une leçon universitaire, “professer” des évaluations pratiques fondées sur une conception éthique, sur des idéaux culturels ou, en général, sur une conception du monde ? Cette question ne se laisse pas discuter scientifiquement. En effet, elle dépend elle-même, somme toute, d’évaluations pratiques, et, de ce fait, elle ne peut être résolue définitivement. […] Je crois personnellement […] que les évaluations pratiques d’un savant auraient davantage de poids s’il se contentait de les soutenir dans les occasions adéquates, en dehors des salles de cours, surtout si l’on sait qu’il s’en tient rigoureusement à ne parler dans ses leçons que de ce qui correspond à sa fonction. Il est vrai que toutes ces considérations sont à leur tour des évaluations pratiques et pour cette raison on ne saurait leur donner une solution définitive » (p. 108)9.

8Deux remarques s’imposent à propos de la seconde citation. Tout d’abord, elle pose la question de l’autorité pédagogique dans une salle de cours, mais pas directement du rapport entre « jugements de fait » et « jugements de valeur » dans l’analyse sociologique. Ensuite, la prudence de Max Weber tranche avec l’impérativité des formulations de Nathalie Heinich (elle parle à un moment d’« un impératif de “neutralité axiologique” », p. 106). D’autres formes de « réductionnisme » sont également décelables à propos de Max Weber. Car Nathalie Heinich passe à côté de nuances et de tensions qui travaillent les analyses wébériennes sur ce problème. On en retiendra cinq.

  • 10 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », op. cit (...)

9Premièrement, Max Weber prend en compte les présupposés éthiques qui alimentent le regard sociologique, ce que ne signale par Nathalie Heinich. En 1904, il met en cause la possibilité d’« une connaissance de la réalité dépourvue de toute présupposition », car « une portion seulement de la réalité singulière prend de l'intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète »10.

  • 11 Max Weber, « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et éc (...)
  • 12 Ibid.

10Deuxièmement, Max Weber est conduit à intégrer, dans un texte de 1917 et dans le sillage de sa prise en compte des présupposés, un « rapport aux valeurs » dans le travail sociologique. Ce rapport aux valeurs « commande la sélection et la formation de l’objet d’une recherche empirique »11. Il appelle alors à « faire la distinction » entre « rapport aux valeurs » et « évaluation », au sens d’une prise de position directement axiologique12. Cependant, si l’on s’efforce d’éviter de telles « prises de positions » directes sur « ce qui doit valoir » dans le travail scientifique, est-ce que le « rapport aux valeurs » engagé dans le travail scientifique, ses outils et son langage n’est pas déjà emprunt, de façon indirecte, d’une conception de « ce qui doit valoir » ? C’est dans cette perspective que l’on peut parler d’une tension chez Max Weber entre sa reconnaissance d’un « rapport aux valeurs » et sa défense d’une « neutralité axiologique ». Nathalie Heinich admet à deux reprises le caractère indépassable d’un « rapport aux valeurs » chez Max Weber (p. 108 et 114-115), mais elle tend à le minorer, en faisant comme s’il n’avait aucun effet sur le problème de « la neutralité axiologique ».

  • 13 Ibid., p. 411.

11Or, troisième problème, cette tension apparaît particulièrement vive dans un autre passage du texte de 1917, non traité par Nathalie Heinich, dans lequel Max Weber défend le recrutement universitaire d’un anarchiste comme juriste, non pas malgré qu’il soit anarchiste mais parce qu’anarchiste. Selon lui, « situé en dehors des conventions et suppositions qui paraissent si évidentes à nous autres », ce candidat serait susceptible de « découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes »13. Dans le cas du juriste anarchiste, la différence entre « rapport aux valeurs » et « jugement de valeur » n’apparaît plus avoir un caractère opératoire permettant de trancher définitivement entre deux logiques. Qu’est-ce qui alimente ce juriste en ressources cognitives utiles pour faire surgir un nouvel éclairage sur le droit : est-ce un « rapport aux valeurs » anarchiste ou bien, déjà, un « jugement de valeur » anarchiste (notamment dans la condamnation morale et politique de l’État moderne) ? Se dessine là implicitement une zone d’interaction et d’intersection entre « rapport aux valeurs » et « jugement de valeurs », qui n’invalide pas pour autant une distinction analytique entre deux pôles, mais appelle des nuances supplémentaires quant au traitement de « la neutralité axiologique ».

  • 14 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », op. cit (...)

12Quatrièmement, Max Weber n’interdit pas aux savants « d'exprimer sous forme de jugements de valeur les idéaux qui les animent », à condition de « porter scrupuleusement, à chaque instant, à leur propre conscience et à celle des lecteurs, quels sont les étalons de valeur qui servent à mesurer la réalité et ceux d'où ils font dériver le jugement de valeur »14. Le sociologue allemand apparaît mû ici par une exigence de différenciation réflexive entre analyse des faits et prise de position axiologique, les deux pôles ayant d’ailleurs un rapport avec des « étalons de valeur », et non par la thèse d’une « distinction tranchée », selon l’expression utilisée par Nathalie Heinich. En intégrant ce passage, on ne peut plus parler comme elle de « prescription », d’« obligation » ou d’« impératif » en ce qui concerne « la neutralité axiologique ». C’est plutôt la voie d’une réflexivité sociologique que dessine ici Max Weber.

  • 15 Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science & la propagande », in Max Weber, La scienc (...)
  • 16 Ibid., p. 199.

13Cinquièmement, la sociologue ne discute pas de la signification même du terme allemand Wertfreiheit, alors que son acception habituelle comme « neutralité axiologique » a été remise en cause par Isabelle Kalinowski, qui le traduit par « non-imposition des valeurs »15. Isabelle Kalinowski explique que « Weber ne pose pas le problème de la possession ou non de valeurs, mais celui, relationnel, de leur mode de transmission »16. On aurait affaire avant tout chez Weber à une mise en garde (d’abord, de manière réflexive, vis-à-vis de lui-même) contre les effets d’une position d’autorité pédagogique. Or, la seconde citation fournie par Nathalie Heinich va clairement dans ce sens.

14Au bout de cette traversée de différents aspects du problème de « la neutralité axiologique » chez Max Weber, dont l’un est minoré et les autres sont effacés par Nathalie Heinich, on est confronté à des complications et à des tensions. Nous quittons ainsi les rivages du « réductionnisme », source de manichéisme, pour atteindre un paysage contrasté. Le sens des nuances ne nous permet pas tel quel de donner une seule réponse consensuel au problème, mais cela incite à ce que la pluralité des réponses possibles tienne compte de ces nuances.

Norbert Elias : citation à la tronçonneuse

  • 17 Nobert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, (...)

15Nathalie Heinich enrôle le Norbert Elias d’Engagement et distanciation17 dans sa lecture réductionniste de la vision wébérienne de « la neutralité axiologique » au moyen, à nouveau, d’une citation tronquée.

  • 18 Ibid., p. 28-29.

16Elle indique en introduction d’un encadré consacré à Norbert Elias dans le chapitre 2 de l’ouvrage (p. 59-60) : « Après Weber, Elias a souligné le caractère fondamental de cette exigence de neutralité, en a explicité les raisons. » (p. 59). Cet encadré, intitulé « Le problème structurel de la neutralité selon Norbert Elias », est composé d’une longue citation de quatre paragraphes dans laquelle certains passages significatifs ont disparu. Nous les rétablissons en italiques18 :

« Le dilemme qui est à l’origine des incertitudes contemporaines dans le domaine des sciences humaines n’est pas simplement un dilemme pour tel ou tel historien, économiste, politologue ou sociologue (pour ne citer que ces disciplines) ; il ne s’agit pas ici de la perplexité et de l’incertitude de quelques chercheurs, mais des sociologues en tant que groupe professionnel. Leur devoir social en qualité de scientifiques est souvent inconciliable avec les exigences qui résultent de leur position de membres d’autres groupes ; et ces dernières continueront à l’emporter aussi longtemps que la pression due aux tensions et aux passions entre les groupes demeurera aussi forte qu’elle l’est actuellement.

Le problème devant lequel se trouvent placés les spécialistes en sciences humaines ne peut donc être résolu par le simple fait qu’ils renonceraient à leur fonction de membre d’un groupe au profit de leur fonction de chercheur. Ils ne peuvent cesser de prendre part aux affaires sociales et politiques de leur groupe et de leur époque, ils ne peuvent éviter d’être concernés pas elles. Leur propre participation, leur engagement conditionne par ailleurs leur intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de scientifiques. Car,

» Si pour comprendre la structure d’une molécule on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un de ses atomes, il est indispensable, pour comprendre le mode de fonctionnement des groupes humains, d’avoir accès aussi de l’intérieur à l’expérience que les hommes ont de leur propre groupe et des autres groupes ; or on ne peut le savoir sans participation et engagement actifs.

» Voici donc le problème auquel sont confrontés tous ceux qui étudient un aspect ou un autre des groupes humains : comment séparer, en évitant équivoque et contradiction, leurs deux fonctions, celle de participant et celle de chercheur ? Comment les sociologues, en tant que groupe professionnel, peuvent-ils garantir dans leur travail la domination incontestée de cette dernière fonction ?

» Parvenir à cela est à ce point difficile que nombre de représentants des sciences sociales considèrent actuellement comme purement et simplement inévitable de se laisser guider dans leurs recherches par des idéaux sociopolitiques préconçus, auxquels ils adhèrent quasiment comme à une religion » (p. 59-60).

17Ainsi les trois phrases tronquées vont dans un sens différent de celui privilégié par Nathalie Heinich. Norbert Elias indique bien que, en sciences sociales, le problème ne peut pas passer par la renonciation des chercheurs « à leur fonction de membre d’un groupe au profit de leur fonction de chercheur ». Selon lui, les chercheurs « ne peuvent cesser de prendre part aux affaires sociales et politiques de leur groupe et de leur époque, ils ne peuvent éviter d’être concernés pas elles ». De plus, cet engagement dans la société et dans l’époque a une fonction cognitive pour les sciences sociales : « Leur propre participation, leur engagement conditionne par ailleurs leur intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de scientifiques ». C’est une particularité des sciences sociales par rapport aux autres sciences, et c’est là où le « Car » manquant chez Nathalie Heinich apparaît important : « Car, si pour comprendre la structure d’une molécule on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un de ses atomes […] ».

18Les précisions effacées par Nathalie Heinich n’éliminent certes pas les autres aspects du questionnement de Norbert Elias : « comment séparer, en évitant équivoque et contradiction, leurs deux fonctions, celle de participant et celle de chercheur ? » et comment ne pas « se laisser guider dans leurs recherches par des idéaux sociopolitiques préconçus » ? Mais cela nous incite à retrouver, à rebours de Nathalie Heinich, le terrain des complications et des nuances. Norbert Elias livre d’ailleurs une piste : « Comment les sociologues, en tant que groupe professionnel, peuvent-ils garantir dans leur travail la domination incontestée de cette dernière fonction ? » Il suggère que la distanciation a vocation à devenir le pôle dominant de la sociologie, comme pour les autres sciences, tout en continuant à se nourrir de la variété des implications des chercheurs dans la cité, ce qui constituerait une spécificité des sciences sociales.

  • 19 Ibid., p. 13.
  • 20 Ibid., p. 54.
  • 21 Ibid.

19Par ailleurs, dans Engagement et distanciation, on doit noter que Norbert Elias ne revendique jamais une position de « neutralité » pour la sociologie ou même pour les autres sciences. Il écrit à propos des sciences de la nature : « Comme d’autres activités humaines, l’exploration scientifique de la nature est aussi déterminée par des jugements de valeur. Prétendre que les sciences de la nature seraient “étrangères aux valeurs” ou s’abstiendraient de porter des jugements de valeur revient à manier ces concepts de façon erronée »19. Cependant, encore une fois, avec un sens de la nuance et de l’équilibre, il marque un impératif de distanciation, qui reformule la question des « jugements de valeur » dans la logique de l’autonomie des registres scientifiques : « La distinction entre jugements de valeur hétéronomes et autonomes se substitue à la distinction trompeuse entre sciences “usant de jugements de valeur” et sciences “étrangères aux valeurs” »20. Et il précise, toujours dans l’équilibre : « un jugement de valeur relativement autonome »21 (nous soulignons). On pourrait dire que la problématique du rapport entre distanciation et engagement déplace chez Norbert Elias celle de « la neutralité axiologique », en dotant les sciences sociales d’une particularité épistémologique par rapport aux sciences de la nature, puisque l’engagement social du chercheur y est vecteur de connaissance, mais un vecteur que la distanciation doit s’efforcer d’encadrer.

Déformations philosophiques : de Leo Strauss à Hilary Putnam

  • 22 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954 [1953].
  • 23 Ibid., p. 57.
  • 24 Ibid., p. 55.

20Au cours de sa démonstration en faveur d’« une distinction tranchée » entre jugements de fait et jugements de valeur en sociologie, Nathalie Heinich revient, pour la mettre en cause, sur la critique des thèses de Max Weber avancée par le philosophe Leo Strauss dans Droit naturel et histoire22. Elle rappelle justement que, pour Leo Strauss, « la thèse de Weber conduit nécessairement au nihilisme » (p. 110)23. Or, Leo Strauss a une lecture réductionniste des textes de Max Weber qui converge avec celle de Nathalie Heinich : « l’absolue irréductibilité des faits et des valeurs implique nécessairement que les sciences sociales soient éthiquement neutres »24. Mais ce qui est chez elle positif est chez lui négatif.

  • 25 Ibid., p. 68-69.

21Nathalie Heinich oriente ensuite l’attention sur un exemple donné par Leo Strauss, dont elle cite un passage du livre : « L’interdit prononcé contre les jugements de valeur en science sociale conduirait aux conséquences suivantes. Nous aurions le droit de faire une description purement factuelle des actes accomplis au su et au vu de tous dans un camp de concentration, et aussi sans doute une analyse, également factuelle, des motifs et mobiles qui ont mû les acteurs en question, mais il nous serait défendu de prononcer le mot cruauté. Or, chacun de nos lecteurs, à moins d’être complètement stupide, ne pourrait manquer de voir que les acteurs en question sont cruels » (p. 109)25.

22L’exemple pris par le philosophe est critiqué ainsi par la sociologue : « Strauss ignore ici la spécificité de la posture du chercheur, qu’il rabat sur celle de citoyen ordinaire. […] Cette confusion des rôles rend évidemment inintelligible la position de Weber » (p. 109-110). Cependant, la thématique de la « confusion des rôles » est encore trop attachée à la lecture réductionniste des thèses de Max Weber, partagée tant par Nathalie Heinich que par Leo Strauss.

  • 26 Ibid., p. 15.

23Un autre critique sociologique élargie de la thèse de Leo Strauss pourrait viser le socle essentialiste de sa philosophie. Or, la sociologue omet de préciser que l’hostilité de Leo Strauss aux analyses wébériennes et, au-delà, aux sciences sociales en général prend place dans un cadre de pensée globalement essentialiste quant aux valeurs, surplombé par une norme morale fixe : « il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur »26.

  • 27 Hilary Putnam, Fait/valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’écla (...)
  • 28 Ibid., p. 12.

24Juste après le passage consacré à Leo Strauss, Nathalie Heinich établit une complète continuité entre les arguments de Droit naturel et histoire et ceux d’Hilary Putnam dans Fait/valeur : la fin d’un dogme27. Elle écrit ainsi : « Hilary Putnam reprendra l’argument de Strauss6 aux fins d’invalider “la prétendue dichotomie fait/valeur” et de “montrer que ces deux dichotomies : ‘fait versus jugement de valeur’ et ‘vérité factuelle versus vérité analytique’ ont eu des effets pervers sur notre manière de considérer le jugement [« raisonnement » dans le texte d’Hilary Putnam28] éthique, autant que sur la description du monde, l’un des moindres n’étant pas de nous empêcher de comprendre à quel point évaluation et description s’entrelacent et dépendent l’une de l’autre”. Il commet, ce faisant, lui aussi une faute de raisonnement, en confondant interdépendance et identité : car ou bien il n’y a pas de différence entre faits et valeurs, et ils ne peuvent se mélanger, puisqu’ils sont la même chose ; ou bien ils s’interpénètrent, et alors ils sont forcément différents » (p. 110-111).

  • 29 Ibid., p. 34.
  • 30 Ibid.

25« Hilary Putnam reprendra l’argument de Strauss » ? La formulation est ambiguë. En un sens littéral, cela supposerait une référence explicite à l’argument de Leo Strauss, ce qui n’est pas le cas. Ou bien alors on aurait affaire à un argument identique chez les deux auteurs, ce qui n’est pas le cas non plus. Pour appuyer son « reprendra l’argument de Strauss », Nathalie Heinich renvoie, dans sa note 6 de la page 110, à la page 34 du livre d’Hilary Putnam, sans autre précision. Pourtant, dans cette page 34, il n’y a point de trace, ni directe, ni indirecte, de Leo Strauss. Car cette page concerne « les insuffisances de la conception positiviste du langage » chez Rudolf Carnap du Cercle de Vienne : « une “claire et franche” distinction entre termes de valeurs et termes descriptifs était à ses yeux nécessaire à toute reconstruction rationnelle du langage »29. Or, l’argument du positivisme logique en matière de philosophie du langage n’est pas identique à celui de Leo Strauss, et défend même, à l’inverse, une séparation stricte entre faits et valeurs. Est-ce alors le fragment de phrase suivant qui justifie la supposée « reprise » de l’argument de Leo Strauss par Hilary Putnam : « l’idée d’admettre dans le langage ordinaire l’existence (et même l’importance) de concepts défiant la simple classification entre “descriptif ou normatif” – comme celui de cruauté […] – », à partir du moment où cela ne vaudrait pas que pour « le langage ordinaire » mais qu’« un historien » pourrait également décrire « un empereur comme cruel »30 ? Mais, dans ce cas, Nathalie Heinich confondrait l’identité des termes utilisés par Leo Strauss et Hilary Putnam – « cruauté » et « cruel » – avec une identité d’arguments. Pour le comprendre, il faut s’arrêter sur un des arguments principaux développés par Hilary Putnam dans son livre, que Nathalie Heinich ne discute jamais tel quel, alors qu’elle prétend invalider les thèses de Fait/valeur : la fin d’un dogme en ayant mis en cause celles de Droit naturel et histoire.

  • 31 Ibid., p. 43.

26Un des arguments forts d’Hilary Putnam repose sur l’usage en sciences sociales de « concepts éthiques épais », comme « cruel » justement, c’est-à-dire des concepts qui ignorent « la prétendue dichotomie fait/valeur », car étant susceptibles d’être utilisés « parfois dans un dessein normatif, parfois comme un terme prescriptif »31. Revenons à l’argument de Leo Strauss à propos de la supposée « absolue irréductibilité » entre faits et valeurs chez Max Weber. Il avance que cette conception nous empêcherait de dire que les agents d’un camp de concentration sont « cruels ». Or, selon Leo Strauss, si on ne pouvait pas qualifier ces agents de « cruels », à cause de « l’interdit prononcé contre les jugements de valeur en science sociale », on tomberait dans le « nihilisme ». Hilary Putnam écrit autre chose : même les chercheurs en sciences sociales sont conduits à se servir – pas uniquement, mais cela serait présent dans leur stock de notions utilisables – de mots particulièrement ambigus quant à leur signification descriptive et/ou normative, comme « cruel ». Pour critiquer les arguments de Leo Strauss, Nathalie Heinich elle-même recourt d’ailleurs à des expressions ambiguës : « argument de mauvaise foi », « faute de raisonnement » ou « sophisme » (p. 110-111). Visent-elles la description d’un raisonnement ou bien un jugement de valeur sur ce raisonnement ?

  • 32 Ibid., p. 40.
  • 33 Ibid., p. 29.
  • 34 Ibid., p. 19.
  • 35 Ibid., p. 18.

27Par ailleurs, la sociologue caricature et déforme ce qu’écrit le philosophe : il ne met pas en cause la distinction analytique entre jugements de fait et jugements de valeur, mais leur séparation stricte. Il reconnaît ainsi « des différences » entre les deux domaines32 et considère même que les distinguer est « utile dans certains contextes » : « Si nous révisons à la baisse la dichotomie fait/valeur, nous obtenons ceci : une distinction (utile dans certains contextes) doit être tracée entre les jugements éthiques et les autres formes de jugements »33. Et de marteler : « Une distinction n’est pas une dichotomie »34. Mais cela suppose aussi de prendre en compte des formes d’« enchevêtrement »35. On aurait là matière à alimenter une approche nuancée du problème de « la neutralité axiologique ».

  • 36 Ibid., p. 27.
  • 37 Ibid.

28Nathalie Heinich commet, à la fin de son ouvrage, une autre injustice interprétative à l’égard du livre d’Hilary Putnam, sous la forme d’un contresens. Elle l’accuse, sans référer à une page précise, d’« ignorer la dimension collective, interactionnelle et argumentative du rapport aux valeurs » : « C’est, typiquement, cette erreur de raisonnement que l’on retrouve chez le philosophe américain Hilary Putnam lorsqu’il propose d’en finir avec la distinction entre faits et valeurs, qu’il ramène à une opposition entre objectivité et subjectivité, celle-ci étant assimilée à l’irrationalité, donc à l’impossibilité de tenir aucun discours sensé sur les valeurs » (p. 373). Cependant, ce n’est pas là la position d’Hilary Putnam, mais celle qu’il critique justement chez « les positivistes logiques », conduits « à reprendre à leur compte une version largement inflationniste de la pensée de Hume, selon laquelle les jugements éthiques ne sont pas des propositions de fait, mais ou bien des expressions des sentiments ou bien des impératifs déguisés »36. Or, « pour les positivistes, ces impératifs ne peuvent pas être rationnellement justifiés »37. Notons que Nathalie Heinich réitère dans ce passage une inexactitude quant au prétendu refus chez Hilary Putnam de « la distinction entre faits et valeurs ».

  • 38 Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon [Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 23 avril 19 (...)

29Les failles quant à la rigueur intellectuelle repérées dans des zones localisées de l’ouvrage de Nathalie Heinich Des valeurs ne remettent pas en cause l’ensemble de ses apports à une sociologie axiologique. Elles fragilisent toutefois le sérieux des raisonnements et des arguments utilisés. Elles indiquent par ailleurs, en creux, l’importance de la réflexivité en sociologie afin d’éviter d’alimenter ce que Pierre Bourdieu a appelé « la loi des cécités et des lucidités croisées »38 dans l’exploration raisonnée de vérités partielles et provisoires sur le monde social.

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Notes

1 Jacques Guilhaumou, « Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique », Lectures, Les comptes rendus, 12 avril 2017, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22652.

2 Nathalie Heinich, Le bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009.

3 Nathalie Heinich, « Misères de la sociologie critique », Le débat, n° 197, novembre-décembre 2017, p. 123.

4 Ibid., p. 124.

5 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur [1e éd. en 1987 sous le titre Les économies de la grandeur], Paris, Gallimard, 1991, p. 87.

6 Ibid., p. 86.

7 Nathalie Heinich, « Misères de la sociologie critique », op. cit., p. 123-124.

8 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » [1904], in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 123, 131 et 134.

9 Max Weber, « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et économiques » [1917], in Essais sur la théorie de la science, ibid., p. 401 et 409 ; une erreur s’est glissée dans la note 1 page 108 du livre de Nathalie Heinich, car si les pages de la citation sont justes, le titre donné est erroné : « La profession et la vocation de savant ». Les deux coupures marquées par […] sont celles opérées par Nathalie Heinich elle-même.

10 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », op. cit., p. 162-163.

11 Max Weber, « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et économiques », op. cit., p. 434.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 411.

14 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », op. cit., p. 133.

15 Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science & la propagande », in Max Weber, La science, profession & vocation, Marseille, Agone, 2005.

16 Ibid., p. 199.

17 Nobert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993 [1983].

18 Ibid., p. 28-29.

19 Ibid., p. 13.

20 Ibid., p. 54.

21 Ibid.

22 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954 [1953].

23 Ibid., p. 57.

24 Ibid., p. 55.

25 Ibid., p. 68-69.

26 Ibid., p. 15.

27 Hilary Putnam, Fait/valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, 2004 [2002].

28 Ibid., p. 12.

29 Ibid., p. 34.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 43.

32 Ibid., p. 40.

33 Ibid., p. 29.

34 Ibid., p. 19.

35 Ibid., p. 18.

36 Ibid., p. 27.

37 Ibid.

38 Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon [Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 23 avril 1982], Paris, Minuit, 1982, p. 22.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Corcuff, « Le bêtisier sociologique et philosophique de Nathalie Heinich », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 09 juillet 2018, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25494 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25494

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Rédacteur

Philippe Corcuff

Maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, membre du laboratoire CERLIS (Centre de recherche sur les liens sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

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