Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, Travail et subjectivité. Perspectives critiques
Texte intégral
- 1 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard « Tel », 2011.
1Si le capitalisme a atteint un nouvel esprit depuis les années 19701, le travail, qui est son moteur, a nécessairement subi des « mutations substantielles » (p. 1). Ce constat, effectué par la plupart des analystes du monde social, se focalise ici sur le changement de rapport entre « l’activité de travail et la subjectivité » (p. 1). En effet les dirigeants de la plupart des grandes entreprises attendent de leur personnel une implication subjective accrue au travail ainsi qu’un engagement aux valeurs de l’entreprise : la subjectivité l’emporte sur les compétences spécifiques. Cet essai collectif, auquel contribuent de grands spécialistes de la sociologie du travail, développent des analyses riches dont nous tenterons de présenter sinon tous du moins les principaux aspects. Malgré les divergences des analyses, il semble que le constat de l’hétéronomie du travail fasse consensus, d’où le paradoxe fréquemment pointé : l’exigence d’autonomie pour les salariés dans un contexte qui leur est étranger. Autrement dit, la subjectivité des travailleurs est tiraillée entre l’exigence d’autonomie et un contexte qui en nie la possibilité. Cet essai, composé de cinq parties : « Capitalisme contemporain et subjectivité » ; « La subjectivité dans le management contemporain » ; « Pouvoir et contrôle » ; « L’individu face au management » ; « Stratégies individuelles et résistances collectives », qui sont aussi l’occasion de faire le point sur les acquis de la sociologie du travail et de développer de nouveaux outils et cadres d’analyses.
- 2 « Par cette expression grandiloquente, “transmutation d’un système émotionnel”, j’entends donc expr (...)
2Les modes de gestion du travail ont évolué en même temps que les avancées du capitalisme. Le contexte néolibéral actuel voit donc se développer de nouvelles formes de management qui coordonnent le travail. Selon les auteurs, elles sont en rupture ou en continuité avec les théorisations de Ford et Taylor. Jean-François Chanlat (« La place de la subjectivité dans les théories managériales : un regard sociohistorique ») montre que le but des premières théories de management fut de gommer purement et simplement la subjectivité des travailleurs. Aujourd’hui, il s’agit de « la canaliser à des fins performatives de production et d’efficacité » (p. 105). Dans la mesure où la subjectivité constitue un obstacle potentiel, voire une résistance possible, elle doit être intégrée au procès de production. L’acte de travail ne demande plus seulement des compétences de la part des salariés, il « vise des comportements » (Roger Boyer, p. 31) : l’exigence se déplace du savoir-faire, autrefois jugé indispensable, au savoir-être, aujourd’hui premier. C’est ainsi que l’on voit poindre, selon l’analyse de Danilo Martucelli, « de nouvelles formes d’enrôlement de la subjectivité » (p. 77) dans des modalités de contrôle toujours plus fines et sophistiquées. On peut toutefois remarquer que la tertiarisation du travail implique que la subjectivité soit bien plus présente aujourd’hui qu’hier. Si en effet l’activité physique était déterminante dans le travail de production au début du XXe siècle, c’est désormais l’activité psychique qui est la plus largement sollicitée, ce qui implique, comme l’a fort bien montré Arlie Russell Hochschild2, qu’elle soit intégrée au processus managérial comme « force de travail » devant être contrôlée.
- 3 Cette thématique de la servitude volontaire issue d’Etienne de La Boétie est très largement reprise (...)
3En parallèle au développement de nouvelles formes de management, de nouvelles formes de pouvoir se sont également constituées. L’article d’Eugène Enriquez, « Pouvoir et contrôle de la subjectivité des êtres humains au travail », est à cet égard particulièrement éclairant. Quatre formes typiques de pouvoir s’exercent en entreprises : charismatique, bureaucratique, technocratique et enfin stratégique. Ces types, dont les deux premiers rappellent les formes d’autorité mises en exergue par Max Weber, peuvent se combiner dans l’exercice réel du pouvoir ; ce serait donc une erreur de les considérer comme une succession historique. Ensuite, l’auteur montre que les entreprises actuelles ne sont plus de simples organisations mais de véritables institutions, c’est-à-dire qu’elles possèdent « une structure de valeurs et de normes, une manière de penser, un mode d’appréhension du monde » qui leur sont propres et qui doivent être adoptés par les salariés. En ce sens, chaque entreprise peut être considérée comme « un système symbolique » (p. 159) qui diffuse son propre imaginaire tout en structurant la vie des individus. Mais cet imaginaire est « leurrant » dans la mesure où les salariés ne sont pas considérés pour eux-mêmes mais uniquement par le prisme de la rentabilité déterminée de façon extérieure par les fonds d’investissements ou par les actionnaires. Ainsi l’institution entreprise exige une adhésion, une allégeance et un enthousiasme par « une soumission librement acceptée à ces normes » (p. 158) 3. Cette soumission aboutit à deux conséquences. La première transforme le désir de reconnaissance des salariés en de véritables demandes d’amour inconscientes, tandis que la seconde renforce le cuirassement des individus autour de leur statut et de leur rôle afin d’éviter ce que l’on appelle pudiquement les risques psychosociaux (à savoir la dépression, la souffrance au travail, les vagues de suicide, etc.). La subjectivité dont parle l’auteur n’est donc pas celle qui est présentée par les multiples ouvrages de management qui prône l’épanouissement dans et par le travail. Elle est au contraire proche de celle du « bon petit soldat » qui marche, au pas de l’oie, par crainte de l’effondrement psychique ou social. C’est ce que l’auteur appelle le « contrôle par saturation » (p. 166).
- 4 Karl Marx et Friedrich Engels avaient déjà montré que la bourgeoisie devait se présenter comme rele (...)
4Le travailleur contemporain bénéficie-t-il de marges de manœuvre dans les conditions du néolibéralisme ? Il existe des voies de contestation, bien évidemment (elles font l’objet de la dernière partie de l’ouvrage), mais celles-ci se trouvent amoindries par la mise en place d’un langage spécifique à l’entreprise. S’instaure de fait une novlangue d’entreprise, ou encore ce que Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique (« La mobilisation subjective au service de la finance ») nomment un « rapt sémantique » (p. 213). D’un côté, la novlangue d’entreprise tend à faire accepter les objectifs chiffrés établis extérieurement par les actionnaires ou les fonds d’investissements. Ainsi, ces derniers sont présentés de façon positive comme relevant de l’intérêt général4. De l’autre côté, le langage d’entreprise tend à dissimuler, voire à scotomiser tout type de conflit et les contradictions qui résultent de l’hétéronomie du travail. Quand il n’est plus possible d’ignorer les contradictions, un autre type de langage prend le relai, celui de l’euphémisation : on ne parlera pas de conflit mais de divergences de points de vue pouvant trouver une solution. Tout est fait pour que les travailleurs perdent les « ressources d’une élaboration psychique du monde qui les entoure » (p. 220), et qu’ainsi subjectivité et intérêt du capital soient en parfaite symbiose.
- 5 Émile Zola, Germinal, Paris, Le Livre de Poche, 1983.
- 6 Guy Bajoit, « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Re (...)
5Il arrive toutefois que la pression mise sur les salariés soit tellement forte que les effets de langage ne puissent plus parvenir à endiguer leurs « stratégies défensives » (Jacques Rhéaume, p. 257). Ces dernières peuvent se modéliser comme le montre l’article de Christian Thuderoz, « L’opposition au travail : éléments d’un modèle d’analyse ». Si l’image de la grève, romancée par Émile Zola5, reste une image d’Épinal, il n’en demeure pas moins qu’une modélisation des formes de résistance apporte des éléments d’une plus grande précision. De fait, la dissimulation, le dévoilement, le contournement, l’opposition (par renversement ou appropriation) et enfin la transgression constituent autant de pratiques de résistances individuelles ou collectives. Cette typification s’appuie sur les formes de pouvoir, sur le fait que les résistances passives ou actives, ouvertes ou secrètes, ordinaires ou conventionnelles et enfin sur des projets d’affirmation ou d’appropriation (individuel ou collectif). Un telle typification permet d’apprécier les nuances subjectives des formes de résistance au travail. Toutefois, les risques de souffrance au travail, de burn-out voire d’apathie6 sont en constante augmentation. Les nombreuses références aux « risques psychosociaux » dans l’ensemble de l’essai montrent très clairement qu’au-delà des résistances possibles et du déni de reconnaissance, l’implication subjective au travail se fait au détriment du sujet.
6Pour finir cette présentation, rappelons que l’autonomie des travailleurs tant vantée par les officines de management se heurte de façon quasi systématique à l’hétéronomie du travail. Nombres d’articles présents dans cet essai insistent sur ce point qui me paraît être central et même un point de départ à l’analyse du travail contemporain. L’intérêt de ce recueil d’articles est qu’il fait intervenir de grands spécialistes du travail mais aussi que les sources citées sont extrêmement nombreuses. En somme, il constitue une excellente synthèse des problématiques et des enjeux pour qui s’intéresse sociologiquement au travail aujourd’hui et veut en comprendre ses évolutions depuis le fordisme, le taylorisme et l’école des relations humaines.
Notes
1 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard « Tel », 2011.
2 « Par cette expression grandiloquente, “transmutation d’un système émotionnel”, j’entends donc exprimer que ce que nous faisons à nos sentiments en privé – et généralement de manière inconsciente – tombe souvent, de nos jours, sous la coupe de grandes entreprises et est l’objet d’une ingénierie sociale et d’une course au profit », Arlie Russell Hochschild, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, Éditions La Découverte, 2017, p. 40.
3 Cette thématique de la servitude volontaire issue d’Etienne de La Boétie est très largement reprise dans les analyses du travail contemporain. Christophe Dejours, auteur fréquemment cité dans ce recueil, le décrit en ces termes : « Ce livre procède à l’examen des voies spécifiques qu’emprunte la servitude volontaire dans le contexte du système néolibéral. Et c’est aussi la raison pour laquelle il a soulevé des controverses et suscité des critiques acérées. Beaucoup d’auteurs, qui s’efforcent aussi, de leur côté, de tenir des positions critiques, contestent radicalement que les gens qui souffrent aujourd’hui des nouvelles formes d’organisation du travail puissent en même temps être pour une part les artisans du succès de ce système qui les broie » ; Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Points « Essai », p. IV :
4 Karl Marx et Friedrich Engels avaient déjà montré que la bourgeoisie devait se présenter comme relevant de l’intérêt général alors qu’elle ne souhaitait qu’établir son intérêt particulier : « Chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables » ; Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Les Éditions Sociales, 1975, p. 77.
5 Émile Zola, Germinal, Paris, Le Livre de Poche, 1983.
6 Guy Bajoit, « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue française de sociologie, vol. 29, n° 2, 1988, p. 325-345.
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Référence électronique
Olivier Gras, « Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, Travail et subjectivité. Perspectives critiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 juillet 2018, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25332 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25332
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