Valérie Cohen et Xavier Dunezat, Quand des chômeurs se mobilisent
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Texte intégral
- 1 Peu d’années avant le mouvement de l’hiver 1997-1998, Robert Castel insistait sur l’« inutilité soc (...)
1Alors qu’on les disait inenvisageables ou pratiquement improbables en France, des mobilisations collectives de chômeurs ont pourtant ont défrayé la chronique du milieu des années 1990, atteignant leur point d’acmé durant l’hiver 1997-1998. Les luttes pour accroitre les droits des chômeurs se sont poursuivies mais avec une moindre intensité, des formes moins spectaculaires et des résultats plus modestes. Au terme de cette séquence d’une dizaine d’années, la sociologie des mouvements sociaux a dû complexifier ses schémas d’analyse pour intégrer des réalités qui contredisaient les théories les mieux établies quant à l’incapacité des « faibles » à s’organiser et à lutter ensemble1.
- 2 Les auteurs précisent qu’un abus de langage conduit généralement à considérer comme unique, à défau (...)
2L’ouvrage de Valérie Cohen et Xavier Dunezat revient sur ces mobilisations d’une façon doublement originale. Tout d’abord, les auteurs réalisent le tour de force de fusionner leurs deux thèses de doctorat, soutenues il y a une douzaine d’années, pour en faire un ouvrage commun, offrant ainsi au lecteur le bénéfice des travaux de longue haleine sur leurs terrains respectifs. Plus au fond, on apprécie le fait que les deux chercheur ont réalisé des ethnographies à différentes échelles d’observation : celle du2 mouvement, appréhendé aux niveaux national et parisien, via une immersion au sein de l’organisation Agir ensemble contre le chômage ! (AC) ; celle des luttes saisies à l’échelle locale, à Morlaix d’une part et à Rennes de l’autre.
3Le groupe étudié par les auteurs est désigné comme celui des « chômeurs mobilisés ». Valérie Cohen et Xavier Dunezat insistent sur l’importance de l’adjectif « mobilisé » plus que sur le terme de « chômeur », puisque ce groupe inclut des personnes qui n’en ont pas nécessairement le statut administratif. L’important est ici pour eux de rendre compte des « actions collectives dites de chômeurs, avec des chômeurs ou pour les chômeurs ». Ces actions ne mobilisent pas uniquement des chômeurs mais « sont orientées vers la lutte contre le chômage » (p. 15).
4Les ressources nécessaires à l’engagement dans la lutte, les conditions du maintien dans le mouvement et la manière de reconvertir l’investissement militant à la fin de l’action, sont des questions qui occupent largement la littérature. Les auteurs ne jettent pas aux orties cette ligne d’analyse mais entendent la complexifier. S’ils n’oublient pas de pratiquer une sociographie des militants, attestant de probabilités différentielles d’engagement, ils entendent montrer comment la participation à l’action collective contribue elle-même à forger des militants de la lutte contre le chômage. Les ethnographies réalisées ont ainsi pour ambition de rendre compte de ce travail quotidien, parfois même souterrain, qui donne forme à la figure du « chômeur mobilisé ».
5L’ouvrage est partagé en quatre sections, chacune intitulée par un verbe d’action, doublé de sa forme pronominale. Il s’agit bien là d’insister sur ce que l’action collective fait aux « chômeurs mobilisés », mais également sur ce que la participation desdits chômeurs mobilisés fait à l’action collective. Former le groupe des « chômeurs mobilisés » et se former pour pouvoir mener à bien l’action collective ; rejoindre la mobilisation engagée et se rejoindre sur des mots d’ordre et des types d’action pour faire fructifier les initiatives ; organiser la lutte et le travail militant quotidien et s’organiser autour de revendications à porter ; éclater quand la lutte s’effiloche mais aussi s’éclater dans le cadre de rites d’affirmation ou dans des visées émancipatrices.
6Rendant compte de ce que sont effectivement les mobilisations de chômeurs, Valérie Cohen et Xavier Dunezat contribuent à battre en brèche le légitimisme d’une partie de la recherche dédiée aux mobilisations collectives. Leur ouvrage montre classiquement comment (et à qui) sont attribuées les présidences d’assemblée générale, qui compose les délégations auprès des édiles locaux, qui s’arroge la prise de parole devant les médias, etc. Mais le texte montre aussi comment le responsable de l’approvisionnement ou la cuisinière, nullement syndiqué et peu ou pas « politisé », participe pleinement de l’action et, par certains côtés, se rend indispensable à sa réussite.
7Qu’advient-il donc quand des chômeurs se mobilisent ? Une vérité crue, parfaitement contre-intuitive, apparaît. « L’expérience du chômage – le “ras le bol” qu’elle suscite – est aussi un moteur de l’engagement dans les luttes de chômeurs. Le caractère a priori tautologique de l’affirmation l’est moins si l’on se souvient que le champ académique s’est d’abord structuré autour de l’analyse des obstacles à la mobilisation des chômeurs pour ensuite pointer les ressources militantes des cas miraculeux » (p. 289).
- 3 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, coll. « Quadri (...)
8L’ouvrage emporte largement l’adhésion. Soutenue par une maîtrise de la littérature et une discussion critique de celle-ci, l’analyse bénéficie d’un matériau d’enquête foisonnant quoique précisément organisé. Les auteurs mobilisent des extraits des journaux de terrain ou d’entretiens, des tracts ou des comptes rendus d’AG à l’appui d’un raisonnement sociologique extrêmement fin. Se positionnant explicitement contre une sociologie du manque – une sociologie qui met l’accent sur les défauts de maîtrise, les illégitimités intériorisées, les carences pratiques voire la vacuité de l’existence des dominés, etc. – Valérie Cohen et Xavier Dunezat s’attachent à étudier la sphère des « empiricités positives », comme l’écrivait Olivier Schwartz dans Le monde privé des ouvriers3. L’objectif du livre n’est pas d’égrener ce que les « chômeurs mobilisés » n’ont pas, ne font pas, ne sont pas, mais d’insister sur leur sens pratique et surtout sur leurs pratiques effectives qui rendent la mobilisation tangible (et observable par des sociologues). Ceci est fait sans pour autant verser dans un populisme controuvé, les auteurs pointant également les déchirements entre microgroupes (pôles syndicaliste, libertaire, anarchiste), les oppositions interindividuelles, les petites mesquineries, la domination masculine, la violence du rejet des « SDF », etc.
9Avec les auteurs, nous pouvons exprimer un regret. Les « chômeurs mobilisés » de l’hiver 1997-1998 ont, pour l’essentiel d’entre eux, disparu des radars des deux chercheurs. Certains se sont agrégés aux luttes le temps de quelques actions et ne sont jamais réapparus. Mais même les plus fidèles et les plus engagés d’entre eux sont rapidement retournés à un quotidien– largement ignoré de Valérie Cohen et Xavier Dunezat durant leurs observations – qui a échappé aux enquêteurs. La frustration du lecteur est de ne pas savoir – à quelques rares exceptions près – ce que sont devenus les acteurs « ordinaires » des luttes et en quoi celles-ci ont contribué (ou non) à modifier leur rapport à l’activité professionnelle, à la chose publique, à l’engagement militant, etc.
10Ces regrets ne sont pas des réserves. L’ouvrage tient toutes ses promesses et éclaire très précisément ce qu’ont été les mobilisations de chômeurs qui ont si intensément occupé l’espace politique et médiatique à l’hiver 1997-1998… mais aussi quelques sociologues dans les années qui s’en sont suivies.
Notes
1 Peu d’années avant le mouvement de l’hiver 1997-1998, Robert Castel insistait sur l’« inutilité sociale » des sans-emploi, Pierre Rosanvallon pointait leur absence d’« intérêt commun » et Dominique Schnapper les affres de la « chômeurisation ». Les théories de l’action collective, quant à elles, concluaient à l’impossibilité de l’organisation collective par défaut de ressources. Pour une synthèse, voir Olivier Filleule (dir.), Sociologie de la protestation, Paris, L’Harmattan, 1993.
2 Les auteurs précisent qu’un abus de langage conduit généralement à considérer comme unique, à défaut d’être unitaire, le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 alors qu’il s’agit plutôt d’une série de mobilisations collectives plus ou moins articulées entre elles, mais qui sont généralement pensées et présentées par ses acteurs ou ses commentateurs comme relevant du « mouvement des chômeurs ».
3 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012 [1990] ; disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/le-monde-prive-des-ouvriers--9782130608769.htm.
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Référence électronique
Cédric Frétigné, « Valérie Cohen et Xavier Dunezat, Quand des chômeurs se mobilisent », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 juin 2018, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25147 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25147
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