Christophe Capuano, Que faire de nos vieux ? Une histoire de la protection sociale de 1880 à nos jours
Texte intégral
- 1 Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Enjeux éthiques d (...)
- 2 Marie-Odile Esch, Vieillir dans la dignité, avis du Conseil économique, social et environnemental n (...)
1Alors qu’en février dernier le Comité consultatif national d’éthique s’interrogeait sur « l’institutionnalisation des personnes âgées dépendantes et leur concentration entre elles »1 et qu’en avril le Conseil économique, social et environnemental préconisait d’« ouvrir sans tarder, parce qu’il relève de l’intérêt général et engage l’avenir de chacun.e, un large débat public sur les sources de financement de la prise en charge collective de la perte d’autonomie »2, l’ouvrage de Christophe Capuano vient à point nommé mettre en perspective l’épineux sujet de la dépendance et de sa prise en compte sociale. Dans cet ouvrage issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 2017, l’auteur interroge les origines de la compartimentation des politiques relatives au handicap et à la dépendance en France, et celles du « traitement différencié, en matière d’accompagnement et de financement des besoins d’aide, des personnes empêchées dans leur vie quotidienne selon qu’elles sont âgées de plus ou moins 60 ans » (p. 6). Au fil d’un plan chronologique en trois parties (de 1880 à la Seconde Guerre mondiale, 1945-1970, de 1970 à nos jours), il invite le lecteur à déchiffrer le processus par lequel « un pays où l’État Providence a connu un tel essor [… maintient] à la marge du système [de protection sociale] une de ses populations les plus fragiles » (p. 299) en ayant renoncé « à une logique finaliste de non-discrimination selon l'âge […] au profit d'une segmentation des populations en situation de dépendance en fonction de l'âge » (p. 301).
2Les titres des deuxième et troisième chapitres de l’ouvrage (« Assister les invalides au tournant du XXe siècle : contenir les coûts à tout prix », « Des objectifs assistantiels à l’épreuve de la conjoncture (1918-1945) ») situent d’emblée le rôle que Christophe Capuano accorde au facteur financier pour expliquer cette segmentation progressive. Le souci des décideurs de limiter, pour des raisons d’équilibre budgétaire, les dépenses sociales générées par les incapacités liées à l’âge, dans un contexte de vieillissement démographique, est en germe dès les premières lois de prise en charge de la vieillesse, dont celle du 14 juillet 1905 relative à l’assistance obligatoire aux vieillards, aux infirmes et aux incurables privés de ressources qui conditionne l’ouverture du droit à l’assistance pour les vieillards à un âge déterminé (70 ans). Il motive la mise en œuvre de certains dispositifs, comme la prestation pour tierce personne inscrite dans la loi de finances de 1930, qui ne vise pas la reconnaissance de nouveaux droits mais « s’inscrit seulement dans un souci d’économie(s) » (p. 88) en contenant les placements en institutions. L’objectif de maîtrise des dépenses justifie, autant sinon plus que les considérations humanitaires, la priorité donnée au maintien à domicile, souvent « envisagé comme moyen de réaliser “d’appréciables économies” » (p. 213), et sous-tend la tendance de l’État et des collectivités locales à « se déleste[r] sur les familles » pour la prise en charge des personnes âgées (p. 278). Ainsi, peut s’expliquer la dénonciation récurrente d’un déclin des solidarités familiales qu’il conviendrait de corriger en rappelant les proches à leurs obligations de soutien. Pourtant, les familles ont toujours été mises à contribution et elles ont toujours joué leur rôle d’aidants naturels (cf. chapitre 5, « l’enjeu des solidarités familiales : le mythe du déclin en question (années 1950-1960) »).
- 3 Christine Erhel, Bruno Palier, « Europe sociale et Europe de l’emploi : l’apport de Douglass North (...)
3Étayée par une abondante revue de littérature concernant la protection sociale en général et celle de la vieillesse en particulier (histoire, sciences politiques, sociologie), et par un corpus d’archives administratives nationales et locales (lyonnaises essentiellement), la thèse défendue par Christophe Capuano est séduisante, tant la maîtrise des dépenses apparaît en permanence orienter les décisions. Elle donnerait même de l’épaisseur à la théorie de la dépendance au chemin emprunté (path dependence) – avec laquelle l’auteur prend cependant quelque distance dans sa conclusion –, si l’on admet que « la probabilité d’avancer le long d’une trajectoire donnée augmente en effet au fur et à mesure que l’on avance, si les coûts de sortie (ou de choix d’une option alternative) augmentent le long de cette trajectoire »3 et que la distinction entre handicap et dépendance relève d’adaptations successives du système, au gré des besoins et/ou des contraintes sociales et économiques plutôt que de ruptures conceptuelles.
4Toujours est-il que l’ouvrage montre combien les choix successifs adoptés dans le champ des politiques de la vieillesse et du handicap pour pallier les effets d’une incapacité (aide sociale plutôt qu’assurance, approche sectorielle plutôt que globale, imperméabilité aux expériences étrangères et aux recommandations supranationales), et les cloisonnements des dispositifs par population-cible qui en ont résulté, sont un héritage des décisions et institutions passées (distinctions entre le sanitaire et le social, le soin et l’hébergement, partage des compétences entre l’État et les collectivités locales ou, au sein de l’État, entre les ministères…). Ainsi longtemps, pour ce qui concerne les personnes âgées, c’est moins la perte d’autonomie, considérée comme inhérente au vieillissement, qui a retenu l’attention que ses conséquences sociales (pauvreté, indigence, exclusion). Même dans les années 1970, la politique de la vieillesse privilégiait « des mesures centrées sur le troisième âge autonome » (p. 216).
5Au final, en soulevant « la question de la prise en charge, individuelle ou collective, de la dépendance conçue comme un risque social » (p. 263), Christophe Capuano offre à ses lecteurs matière à nourrir leur réflexion, à l’approche des débats autour de la création – tant de fois reportée – d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale. De ce point de vue, la compréhension fine du système de protection sociale français n’étant pas chose aisée, une synthèse grand public des apports de cet ouvrage, entre autres à l’attention des futurs professionnels du secteur sanitaire et social, serait bienvenue.
Notes
1 Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Enjeux éthiques du vieillissement. Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d’hébergement ? Quels leviers pour une société inclusive pour les personnes âgées ?, avis n° 128 du 15 février 2018 rendu public le 17 mai 2018, 68 p. [en ligne : www.ccne-ethique.fr/fr/actualites/avis-ndeg-128-du-15-fevrier-2018-enjeux-ethiques-du-vieillissement-quel-sens-la].
2 Marie-Odile Esch, Vieillir dans la dignité, avis du Conseil économique, social et environnemental n° 13, avril 2018, JORF, CESE, Mandature 2015-2020 – 24 avril 2018, 58 p. [en ligne : http://www.lecese.fr/content/vieillir-dans-la-dignite-le-cese-adopte-son-avis].
3 Christine Erhel, Bruno Palier, « Europe sociale et Europe de l’emploi : l’apport de Douglass North à l’explication des trajectoires nationales », Économies et sociétés. Série AB, Économie du travail, ISMEA, 2005, p 1531-155 [en ligne : halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00271903]. Sur la théorie de la dépendance au sentier, voir Bruno Palier, « Path dependence (dépendance au chemin emprunté», in Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po (PFNSP), « Références », 2014 (4e éd.), p. 411-419 ; disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/dictionnaire-des-politiques-publiques--9782724615500-p-411.htm.
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Référence électronique
Thierry Fillaut, « Christophe Capuano, Que faire de nos vieux ? Une histoire de la protection sociale de 1880 à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juin 2018, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25087 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.25087
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