Sophie Richardot, Sabine Rozier (dir.), Les savoirs de sciences humaines et sociales en débat. Controverses et polémiques
Texte intégral
1Les sciences humaines et sociales (SHS) sont en crise. Ce constat alarmant – dont les auteurs reconnaissent qu’il « semble incliner au pessimisme » (p. 20) – donne le ton et nous invite à nous enquérir de cette défiance envers des savoirs qui, pour autant, nourrissent les pensées et les pratiques de nombreux acteurs. Tourné vers la réflexivité critique, le présent ouvrage propose trois hypothèses explicatives, mises en lumière par sept contributions, qui sont autant de pistes de réflexion autour de controverses en SHS. Ainsi, les deux premières investiguent l’influence des convictions des chercheurs sur la réception des savoirs ; les troisième et quatrième questionnent l’impact des configurations socioéconomiques sur la production des savoirs ; et les trois dernières envisagent l’audibilité des acteurs au péril d’une asymétrie des moyens sociopolitiques en régime de controverse. L’enjeu est donc de taille : sonder, jusque dans les sphères qui gagneraient le plus à les écouter, l’inaudibilité dont souffrent les SHS.
2Sandra Laugier et Sophie Richardot s’interrogent d’abord sur le rejet, parfois unilatéral, de certains savoirs. La première étudie le sujet épineux de l’éthique de la sollicitude – dite du care. En substance, en « montrant l’importance des qualités d’attention à autrui et des activités de souci des autres » (p. 23), l’éthique du care ouvre une perspective morale nouvelle, mais éminemment subversive, puisqu’associée au genre féminin, ceci au risque d’une essentialisation stéréotypique. En termes de teneur polémique, Sandra Laugier parlera donc d’une controverse qui « ébranl[e] les convictions les plus fortes auxquelles nos sociétés libérales sont attachées » (p. 12) en faisant « entendre dans le champ moral et politique des voix subalternes » (p. 31).
- 1 Protocole de psychologie expérimentale éponyme du psychologue américain Stanley Milgram et dédié à (...)
3Sophie Richardot se penche ensuite sur la réception des résultats de l’expérience de Milgram1. Pour saisir les tenants et aboutissants de cette controverse, elle s’intéresse d’une part à la publication simultanée de l’ouvrage d’Arendt sur le procès d’Eichmann et d’autre part à la crise méthodologique que traversait alors la psychologie expérimentale. Remettant en question la pertinence des critiques adressées à Milgram, elle s’aperçoit que l’hostilité envers son travail de recherche provient de ses résultats, qui défient le sens commun (p. 44). En outre, de nombreuses critiques pointent des préjudices à l’encontre des volontaires, alors même que, selon Sophie Richardot, aucune des normes éthiques de l’époque n’avait été outrepassée. In fine, l’auteure constate que la psychologie expérimentale aura pu bénéficier de telles controverses pour refonder ses propres paradigmes éthiques et méthodologiques.
4Autour des contributions d’Alexandra Oeser et d’Étienne Penissat, le second volet de la réflexion ciblera les conditions socioéconomiques de production des savoirs pour évaluer l’impact du contexte extrascientifique. Intéressée par le traitement du passé nazi dans les manuels scolaires allemands, Alexandra Oeser étudie par ce biais les relations entre configuration socioéconomique et développement du savoir en SHS. Pour ce faire, elle déploie une approche socioprofessionnelle des institutions impliquées dans la confection des manuels d’histoire ; d’où il ressort que l’orientation scientifique de ces manuels scolaires serait prise en tenaille entre des logiques de rentabilité du côté des éditeurs et la chasse aux stéréotypes du côté du Georg-Eckert-Institut für internationale Schulbuchforschung – instance régulatrice située au carrefour entre recherche, enseignement et politique.
5À son tour, Étienne Penissat aborde la problématique du conditionnement socioéconomique par le biais du chiffrage controversé du chômage lors des élections présidentielles françaises de 2007. Notamment, il constate une intéressante réorientation de cette controverse envers « une lutte pour la représentation légitime des groupes sociaux » (p. 78), tandis qu’un indicateur alternatif se substitue à la notion de chômage. Au gré de stratégies de communication et de mobilisation centrées sur la médiatisation d’approches économiques marginales ou encore la création tant d’un discours que d’une posture scientifique adaptés à la temporalité et au canevas médiatiques, la définition officielle du chômage cède effectivement sa place à un indicateur de précarité, ce qui, aux yeux de l’auteur, « met en exergue les luttes qui se jouent […] autour de la définition des problèmes publics relatifs aux questions d’emploi » (p. 87).
- 2 Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social chargée en 2008 par Nico (...)
6Enfin, Frédéric Lebaron, Elizabeth Chatel et Sabine Rozier se questionnent dans un troisième temps sur les moyens requis pour que priment les savoirs des SHS dans les controverses. Frédéric Lebaron étudie ainsi la réception du rapport de la commission Stiglitz2, chargée de trouver un indicateur alternatif au PIB. Pour cerner les enjeux de cette expertise plutôt vaine à son goût, il se penche sur les questions de sa réception et de la légitimité de la commission qui l’a produit. En observant la constitution de ladite commission, il constate qu’elle est centrée sur « la science économique académique dominante et sur les appareils statistiques officiels » (p. 104). Puis il sonde les critiques émises par les journaux et les commentaires en lignes, constituant un éventail qui s’étend du monde académique jusqu’aux économistes hétérodoxes. Mais, au demeurant, sa conclusion est que le rapport Stiglitz a paradoxalement « ferm[é] l’espace du débat autour des économistes académiques » et in fine « déposséd[é] […] les promoteurs […] des indicateurs alternatifs de leur visibilité et de leur légitimité » (p. 113).
7Élizabeth Chatel s’intéresse quant à elle, dans le contexte du même rapport, aux évolutions curriculaires des SES au lycée. Dans un souci d’exhaustivité, elle propose une analyse comparative et contextualisée du programme rénové par le ministère en 2010 et du contre-programme proposé par l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES), ceci afin de mettre les évolutions curriculaires en perspective des luttes de pouvoir. Si une pluralité de courants de pensée s’affirme ici, au bout du compte les sciences économiques prennent pourtant institutionnellement le pas sur la dimension citoyenne et sociale des SES. Par conséquent, sa contribution confirme l’hypothèse d’une transmission de savoir elle-même spéculaire de la « distribution du pouvoir » (p. 116).
8Sabine Rozier termine sur la place du patronat et de l’industrie dans les cours de SES. Au cœur des milieux patronaux, elle enquête sur la défiance croissante des Français envers le libéralisme et sur la stratégie desdits milieux pour reconquérir la confiance de leurs concitoyens – en agissant notamment sur le terrain et sur le long terme, mais surtout à un niveau spécifiquement pédagogique. Sabine Rozier y voit une stratégie de décrédibilisation des SES par le truchement d’une dénonciation d’une part des manuels scolaires et d’autre part de la scientificité restreinte des enseignements. En retour, l’auteure observe alors une « minorisation progressive des savoirs plus en phase avec l’ambition originelle de cet enseignement, celle d’une éducation à la citoyenneté » (p. 133) et constate, à l’instar d’Élizabeth Chatel, une fracture entre deux méthodes d’enseignement : l’une qui vise l’éducation citoyenne, et l’autre la maîtrise de « savoirs jugés incontestables » (p. 149). Elle remarque que la refonte des programmes de SES est bien le résultat d’une mobilisation du monde économique, dont le succès est proportionnel à « l’euphémisation de [la] dimension politique » (p. 153) des savoirs en question.
9Bien que certaines contributions nous paraissent déployer trop superficiellement le contexte des controverses, faisant occasionnellement l’impasse sur des précisions qui pourraient pourtant aider les lecteurs à mieux saisir ce propos parfois très dense, l’ouvrage propose des analyses riches et pertinentes qui nous rendront attentifs aux dynamiques des controverses en SHS. Finalement, qu’elles résultent de réticences vis-à-vis des savoirs produits – au nom de la « neutralité axiologique » (p. 20) notamment – ou de logiques extrascientifiques, qu’elles soient régies par l’asymétrie des moyens sociopolitiques ou simplement par l’antagonisme des conceptions qui s’affrontent, ces controverses, de même que les analyses qu’en livrent les contributeurs, ont en commun d’examiner avec justesse la problématique « des conditions de recevabilité des sciences humaines et sociales » (p. 11).
Notes
1 Protocole de psychologie expérimentale éponyme du psychologue américain Stanley Milgram et dédié à l’évaluation des conditions et du degré de soumission d’un individu à une autorité (voir Milgram Stanley, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1994).
2 Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social chargée en 2008 par Nicolas Sarkozy de proposer de nouveaux indicateurs de richesse.
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Référence électronique
Adrien Mathy, « Sophie Richardot, Sabine Rozier (dir.), Les savoirs de sciences humaines et sociales en débat. Controverses et polémiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 juin 2018, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24820 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24820
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