Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World. Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis
Texte intégral
- 1 Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE par la France. L’Europe économique en débat de Mendès-France (...)
- 2 Expression empruntée ici à Bourdieu Pierre et Christin Rosine, « La construction du marché. Le cham (...)
1Après un ouvrage monumental consacré à la façon dont les fonctionnaires et gouvernements français qui se sont succédés sous De Gaulle ont investi les débuts de la Communauté économique européenne (CEE)1, Laurent Warlouzet publie ici une nouvelle étude amenée à faire date. En se distanciant des perspectives stato-centrées, il prend pour objet la configuration européenne dans laquelle se fabriquent et s’articulent les politiques nationales, internationales et communautaires visant à agir sur l’activité économique dans un continent qui n’est jamais apparu aussi vieux qu’après le choc pétrolier de 1973. Ainsi, au-delà des trois « grands » États membres de la CEE étudiés ici (Allemagne, France et Royaume-Uni), il se penche sur les impulsions, critiques et tentatives d’accaparement d’un pouvoir décisionnel venues d’une myriade d’acteurs privés et publics potentiellement efficients2 dans cette configuration — au premier rang desquels on trouve la Commission européenne. L’une des grandes forces de ce livre est alors de rompre avec les téléologies et de rendre compte de l’incertitude qui a entouré la consécration de certains acteurs et de certaines politiques dans les années 1970. S’opposant au lieu commun qui tend à dépeindre cette décennie comme le moment d’une irrésistible ascension du néolibéralisme, Warlouzet reconstruit l’espace des possibles et des concurrences qui se sont déployés dans cette décennie décisive. Il défend alors la thèse suivante : il n’est pas possible de résumer les politiques économiques affectant la CEE entre 1973 et 1986 à une dynamique purement néolibérale. Pour ce faire, son livre suit une tripartition chronologique appuyée une typologie qui distingue les politiques à orientations sociales, néomercantilistes, et celles promouvant une régulation par le marché. L’auteur montre que ces dernières voient certes leurs poids renforcé en fin de période, mais qu’elles ne sont jamais les seules menées, qu’elles ne sont pas toujours un premier choix, et surtout qu’elles sont issues de compromis et font l’objet d’investissements très différents. Si l’écriture est très marquée par le contexte anglo-saxon de publication, il ne faut pas s’y tromper : l’appareillage théorique et les modélisations, eux, sont une proposition de l’auteur – qui consacre les dernières pages de son ouvrage à en souligner la pertinence au-delà de la période considérée.
- 3 Ferguson Niall, Maier Charles S., Manela Erez, Sargent Daniel J. (dir.), The Shock of the Global. T (...)
- 4 Ce terme désigne une situation économique où se combinent une hausse du chômage et une hausse des p (...)
- 5 Ce sont les politiques visant à « diminuer les inégalités en prenant des mesures en direction des g (...)
- 6 Cet ensemble de propositions pris notamment forme au sommet de Paris, en 1972. On peut évoquer auss (...)
- 7 Organisation de coopération et de développement économiques et Organisation des Nations Unies.
- 8 Il s’agit d’une « proposition de directive sur l’information et la consultation des travailleurs de (...)
2Pour justifier sa première borne chronologique, Warlouzet reprend à son compte l’idée d’un « choc du global »3 intervenu en 1973 : le choc pétrolier aurait engendré de nouvelles dynamiques de mondialisation, qui se sont traduites notamment par une stagflation4, avec des conséquences sociales (chômage, fonte de la valeur réelle des épargnes) et économiques (détérioration des finances publiques et de la balance commerciale, perte de compétitivité). L’auteur montre que, face à ce choc et dans un contexte post-1968, les réponses proposées ont d’abord pris la forme de politiques sociales5. La majorité des propositions ont lieu dans le cadre de la CEE : les organisations internationales concurrentes pour une régulation sociale de la mondialisation sont en effet paralysées par la guerre froide (à l’image de l’Organisation internationale du travail, OIT) et, de façon plus positive, la taille de la CEE et l’équilibre entre fédéralisme et intergouvernementalisme qui y règne contribuaient à en faire une arène pertinente de collaboration pour ses États membres. Le chancelier allemand Willy Brandt a été l’un des principaux promoteurs des politiques communautaires sociales. Il proposa notamment une harmonisation des lois sociales au sein de la CEE, un renforcement de la politique régionale (qui consiste en des transferts financiers visant à aider au développement des États membres les plus pauvres) et une politique environnementale6. Mais à l’instar des débats sur les horaires de travail, qui ont suscité l’hésitation des États, la division du mouvement social et la réticence au dialogue social du patronat, la possibilité d’établir des accords semblait fragile. L’autre grand chapitre de ces politiques sociales est celui des propositions pour exercer un contrôle sur les multinationales, dont le nombre augmente drastiquement dans les années 1960 et 1970 grâce à l’ouverture de nouveaux marchés et à la diminution des coûts de transport et de communication. L’OCDE (en 1976), l’OIT (en 1977) puis l’ONU7 (en 1980) ont proposé des codes de conduite encadrant les pratiques des multinationales, mais la réticence des États à déléguer du pouvoir, les divisions internes et externes qui se manifestent, et la difficulté même à qualifier une entreprise de « multinationale » concourent à produire des textes qui ne sont pas contraignants. Au niveau des États membres puis de la Commission européenne, les débats se sont articulés autour de l’idée de « démocratisation des entreprises » (rapports de forces entre employés et employeurs, place des syndicats, nature des décisions sur lesquelles les employés devraient avoir prise). À ce titre, Warlouzet prend l’exemple de la directive Vredeling8 pour montrer qu’une configuration analogue à celles pointées précédemment, faite de clivages entre acteurs (États et syndicats étaient divisés), a freiné le développement de politiques communautaires sociales. Cependant, il ajoute que deux autres facteurs sont à prendre en compte : des conflits internes à la Commission opposent la Direction générale des affaires sociales et celle du Marché intérieur – sur le spectre des entreprises auxquelles la directive s’appliquerait ainsi que sur le degré de contrainte qu’elle exige –, et le déclin progressif du soutien à de telles politiques.
- 9 Cette expression désigne les politiques visant à « maximiser la production industrielle nationale [ (...)
- 10 Communauté européenne du charbon et de l’acier, créée en 1952.
- 11 Principe selon lequel pour x unités monétaires investies dans un projet ou dans un budget communaut (...)
- 12 European Strategic Programme for Research and development in Information Technologies, débuté en 19 (...)
3Les débats entre ces deux Directions générales sont représentatifs des tensions entre politiques sociales et politiques néomercantilistes9. Ces dernières ont gagné en importance dans la fin de la décennie 1970 et ont pris trois formes dans la période considérée. En premier lieu, les États ont tenté d’organiser des marchés en pleine mondialisation : barrières au commerce, exceptions au libre-échange et accords bilatéraux pour réduire les exportations étaient autant d’outils « classiques » des États européens et non européens qui furent remobilisés dans la fin de la décennie 1970. De ce point de vue, les trois principales sources de tension ont été les anciens pays colonisés (difficultés d’accès aux marchés européens et cartellisation), le « défi japonais » (barrières non tarifaires importantes) et l’industrie américaine de l’acier (accord avec la CEE pour limiter ses exportations). Les politiques néomercantilistes ont servi en second lieu à gérer le déclin des industries traditionnelles (navales, textile, acier). À nouveau, la CEE fut choisie par les États comme cadre d’internationalisation des politiques industrielles pour parer au risque de course aux subventions entre eux, et coordonner leurs efforts financiers. Warlouzet souligne que ces politiques ciblées sur des secteurs particuliers essayent de préserver un potentiel industriel sans toutefois alléger le coût social des difficultés rencontrées par les entreprises : de telles décisions ne sont donc pas assimilables à des politiques sociales. Mais les tentatives de cartellisation sectorielle ou d’accords partiels entre pays via le GATT n’ont pas toujours été couronnées de succès. Le secteur de l’acier se distingue particulièrement grâce à l’activation, en 1980, des dispositions du traité CECA10 conséquentes à un « état de crise manifeste », qui ont permis de protéger un certain nombre de firmes européennes. Mais c’est avec la troisième forme de néomercantilisme que l’on voit que la centralité acquise par la Commission et le registre d’action communautaire n’étaient pas évidents a priori : la création de champions européens dans les domaines technologiques de pointe s’est surtout faite entre États, dans un cadre bi- ou multi-latéral – comme le montre l’exemple d’Airbus. En effet, les États ont cherché à garder le contrôle sur les projets industriels et sur l’organisation d’un « juste retour »11. Les deux seuls instruments politiques qui ont connu de véritablement développements à l’échelle communautaire – avec un soutien variable des trois grands États membres – furent les standards (ces normes industrielles ont permis de protéger relativement certains marchés européens face aux entreprises américaines) et le financement de la recherche collaborative, pour accroître la compétitivité de l’industrie européenne (c’était le but du programme ESPRIT12). Mais ces politiques néomercantilistes ont eu des conséquences et une portée limitées, tant à cause de la division de leurs promoteurs que parce que le discours et les politiques libre-échangistes « radicalisés » (p. 8) discréditaient l’intervention étatique et les outils traditionnels de la politique industrielle (jugés inefficaces).
- 13 La politique de concurrence fait l’objet d’une compétence exclusive de l’Union européenne. Son obje (...)
- 14 Arrêt célèbre du 20 février 1979 de la Cour de justice des Communautés européennes duquel découle u (...)
- 15 Cette expression désigne les politiques visant à « promouvoir des réformes de libéralisation des ma (...)
- 16 Drake Helen, Jacques Delors en Europe. Histoire et sociologie d’un leadership improbable, Strasbour (...)
4Selon Warlouzet, parallèlement à la montée en puissance des idées néolibérales, les crises financières nationales et les exigeants projets de coopération monétaire à l’échelle de la CEE achevaient progressivement de produire un alignement relatif des États membres autour des politiques de stabilité des prix, au début des années 1980. Dans ce contexte s’est affirmée une politique souvent décrite comme le bras armé du néolibéralisme en Europe (quand bien même elle a été portée par des acteurs de la gauche et du centre) : la politique de concurrence – et en particulier l’outil de contrôle des aides d’État13. Son développement et l’extension de son domaine doivent beaucoup à l’activisme de différents Commissaires européens à la concurrence et à quelques jugements clefs de la Cour européenne de Justice (comme l’arrêt Cassis de Dijon14). De plus l’éclatement de cartels suite aux différents chocs économiques de la fin des années 1970, et le discrédit dont a souffert la politique de contrôle des prix. L’auteur relève à juste titre que cette politique market-oriented15 n’a pas comme seule fonction de réguler le marché : elle permet aussi d'en assurer la bonne construction. Si la Commission a été au cœur de ces innovations, elle ne fut dotée de nouvelles compétences par les États membres qu’après qu’ils aient réussi à se mettre d’accord sur la structure du budget européen, de la politique agricole commune (PAC), et sur l’adhésion de l’Espagne. Warlouzet insiste pour souligner que même à partir de la « relance » de l’Europe, sous le leadership « improbable » 16 de Jacques Delors, la promotion du libre-échange aux niveaux européen et mondial (dans le cadre du GATT) était accompagnée de politiques néomercantilistes (adoption de standards communs, soutien à la recherche et au développement avant mise sur le marché) et sociales (notamment via le renforcement de la politique régionale).
- 17 Pour le Royaume-Uni, par exemple, voir : Dixon Keith, Les évangélistes du marché. Les intellectuels (...)
5Il est bien sûr impossible de retracer les innombrables controverses détaillées par Warlouzet, mais cet ouvrage articule indubitablement des thèses très claires sur la décennie qu’il étudie et des exemples précis de réactions des principaux acteurs aux propositions de politiques économiques, grâce un travail d’archives impressionnant et multi-site. Bien sûr, une telle échelle d’analyse invisibilise nécessairement certains acteurs, facteurs de changements ou phénomènes : le travail des thinks tanks auprès des partis et bureaucraties ou les transformations des champs politiques nationaux ne peuvent par exemple pas être abordés ici, même s’ils ont clairement contribué aux phénomènes étudiés17. De même, en dépit d’efforts pour éviter d’homogénéiser les acteurs étudiés, la focale adoptée ici empêche Warlouzet de vraiment retrouver la granularité des luttes interministérielles ou des conflits entre générations de hauts fonctionnaires qui étaient au cœur de la démonstration de son précédent livre. Mais un tel niveau de détail ne rendrait-il pas difficile à déchiffrer la fresque européenne que l’auteur arrive à dresser ici avec clarté ?
Notes
1 Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE par la France. L’Europe économique en débat de Mendès-France à de Gaulle (1955-1969), Comité pour l’histoire économique et financière de la France — IGPDE, coll. « Histoire économique et financière », 2010. Cet ouvrage est tiré de son travail de thèse.
2 Expression empruntée ici à Bourdieu Pierre et Christin Rosine, « La construction du marché. Le champ administratif et la production de la “politique du logement” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81-82, mars 1990, p. 65-85. Sont qualifiés de « potentiellement efficients » « les individus qui ont assez de poids pour orienter effectivement la politique [en question] parce qu’ils détiennent telle ou telle des propriétés agissantes dans le champ » (p. 70).
3 Ferguson Niall, Maier Charles S., Manela Erez, Sargent Daniel J. (dir.), The Shock of the Global. The 1970s in Perspective, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2010.
4 Ce terme désigne une situation économique où se combinent une hausse du chômage et une hausse des prix.
5 Ce sont les politiques visant à « diminuer les inégalités en prenant des mesures en direction des groupes d’acteurs les moins favorisés, et plus généralement en répondant aux externalités négatives créées par les marchés » (p. 7).
6 Cet ensemble de propositions pris notamment forme au sommet de Paris, en 1972. On peut évoquer aussi, à cette époque, des propositions pour refondre la Politique Agricole Commune — même si l’auteur discute la pertinence de la classification de cette politique comme « sociale ».
7 Organisation de coopération et de développement économiques et Organisation des Nations Unies.
8 Il s’agit d’une « proposition de directive sur l’information et la consultation des travailleurs des entreprises à structure complexe, en particulier transnationale » soumise le 24 octobre 1980 à la Commission des Communautés européennes. Voir Mabille Xavier, « La proposition Vredeling. Information et consultation des travailleurs dans les groupes d’entreprises », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 1047, n° 22, 1984, p. 1-41.
9 Cette expression désigne les politiques visant à « maximiser la production industrielle nationale [en] protégeant les firmes nationales et en soutenant leurs exportations » (p. 8). Le préfixe « néo- » est utilisé par l’auteur pour souligner « l’encastrement de ces politiques dans un ordre économique basé sur une primauté de l’objectif de libre-échange » (p. 8).
10 Communauté européenne du charbon et de l’acier, créée en 1952.
11 Principe selon lequel pour x unités monétaires investies dans un projet ou dans un budget communautaire, un État attend de recevoir un volume d’affaires au moins l’équivalent à x.
12 European Strategic Programme for Research and development in Information Technologies, débuté en 1983.
13 La politique de concurrence fait l’objet d’une compétence exclusive de l’Union européenne. Son objectif est d’assurer un fonctionnement concurrentiel des marchés. Pour ce faire, la Commission européenne a bénéficié de plus en plus d’instruments, dont le contrôle des ententes, celui des aides d’État ou encore celui des fusions.
14 Arrêt célèbre du 20 février 1979 de la Cour de justice des Communautés européennes duquel découle un principe de reconnaissance mutuelle — en absence d’harmonisation au niveau communautaire —, par les États membres de la Communauté économique européenne, de leurs règlementations respectives.
15 Cette expression désigne les politiques visant à « promouvoir des réformes de libéralisation des marchés, et notamment le retrait des obstacles aux libertés économiques des individus et des firmes » (p. 8).
16 Drake Helen, Jacques Delors en Europe. Histoire et sociologie d’un leadership improbable, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Sociologie politique Europe », 2002.
17 Pour le Royaume-Uni, par exemple, voir : Dixon Keith, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 1998. De façon plus globale, toujours à propos du label « néolibéral » (dont l’usage pourrait être encore précisé ici : les controverses autour des doctrines économiques), on trouvera de précieuses réflexions dans Audier Serge, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2012.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Pierre Alayrac, « Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World. Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 juin 2018, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24772 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24772
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page