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Bertrand Binoche, Nommer l’histoire. Parcours philosophiques

Dimitris Fasfalis
Nommer l'histoire
Bertrand Binoche, Nommer l'histoire. Parcours philosophiques, Paris, EHESS, coll. « En temps & lieux », 2018, 336 p., ISBN : 9782713227585.
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Texte intégral

  • 1 Hayden White soutient par exemple que le postmodernisme « part du postulat que le projet de moderni (...)

1Alors que les philosophies spéculatives de l’histoire ont été écartées comme objet d’étude légitime depuis les années 1980 et la crise des grands récits de la modernité1, voici un ouvrage d’enquête qui propose de renouer un dialogue critique avec les « philosophies de l’histoire » à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Bertrand Binoche poursuit dans ce livre une « histoire des historicités philosophiques » qui consiste à se focaliser sur « les multiples histoires, sans majuscule, que les philosophes mettent en œuvre, plus ou moins simultanément, plus ou moins délibérément et plus ou moins confusément, pour justifier certains de leurs objectifs » (p. 9).

2Bertrand Binoche fait le choix d’une démarche par des études de cas : démarche privilégiée d’une connaissance plus fine de la pensée des historicités philosophiques retenues, en dépit de ce qu’elle perd en vue panoramique. Le parti pris d’une telle démarche est explicite : « Désintégrer l’histoire en diverses historicités, ce n’est pas une "autre philosophie de l’histoire", mais une autre stratégie pour en finir avec ce qu’on appelle ordinairement "philosophies de l’histoire" » (p. 316).

3Cette problématique se situe au croisement de plusieurs évolutions dans le champ des sciences sociales et de la philosophie. D’une part, l’ouvrage fait écho à la multiplication des ponts entre philosophie et histoire construits depuis les années 1980 pour penser le récit, la mémoire, les usages politiques de l’histoire ou encore le rôle de la justice en histoire. Ce dialogue disciplinaire est incarné par une multitude d’auteurs, allant de Paul Ricœur à Hayden White en passant par Jacques Rancière et Enzo Traverso, mais aussi par l’émergence de Walter Benjamin comme ressource critique légitime des historiens.

4D’autre part, Bertrand Binoche interroge les problématiques des temporalités et des historicités qui irriguent le champ historiographique. Cela renvoie surtout aux travaux de François Hartog sur « les expériences du temps », mais aussi à ceux de Reinhart Koselleck. L’auteur se situe explicitement dans le prolongement de ces travaux tout en introduisant une critique qui s’appuie sur ses études de cas. La lecture de Chateaubriand proposée par Hartog « supposait, en effet, qu’à un régime classique d’historicité (la fameuse historia magistra vitae, privilégiant le passé) aurait succédé un autre régime qualifié de moderne (le processus historique, privilégiant le futur) et destiné à se voir à son tour supplanté par notre rapport contemporain au temps, appelé le "présentisme" (comme son nom l’indique, privilégiant le présent) » (p. 21). Bertrand Binoche soutient à l’inverse qu’on ne peut réduire les « expériences du temps » à trois historicités « au motif qu’elles seraient plus importantes, ou plus typiques, que les autres » (p. 21) car, à lire Rousseau, Montesquieu, Voltaire et bien d’autres, « il saute aux yeux que l’on a affaire à des temps divers, hétérogènes mêmes, et parfaitement irréductibles à l’antinomie régime classique versus régime moderne d’historicité » (p. 21).

  • 2 François Dosse, L’histoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découv (...)

5Cet ouvrage se réfère également au développement d’une historiographie soucieuse d’étudier l’événement tout comme l’affirmation de l’histoire globale au cours des deux dernières décennies. À l’opposé de l’histoire en miettes2 que laissait voir François Dosse en 1987, il existe aujourd’hui un débat concernant l’ambition d’une « histoire totale », c’est-à-dire soucieuse d’appréhender l’historicité des sociétés humaines dans tous leurs aspects, comme l’a montré en 2015 un dossier des Annales sur « la longue durée en débat ». Adossé à ce contexte scientifique, le livre de Bertrand Binoche offre donc de multiples matières à penser aux lecteurs d’histoire, de sciences sociales et de philosophie.

6L’ouvrage est composé de quatorze chapitres auxquels s’ajoutent une introduction et une conclusion. Ces seize textes ont fait l’objet de publications antérieures entre 2007 et 2017, mais ils ont été ici modifiés et augmentés afin qu’ils soient lus comme différents moments d’un même livre. Ainsi, l’auteur poursuit l’enquête engagée il y a plus de vingt ans qui avait donné lieu à deux publications : Les trois sources de philosophies de l’histoire (1764-1798) en 1994, et La raison sans l’Histoire en 2007. Les auteurs étudiés dans ces textes sont aussi variés qu’inattendus dans le domaine des philosophies de l’histoire. Un premier ensemble de textes se rapporte à des auteurs classiques de la « philosophie de l’histoire » : Adam Ferguson, Condorcet, Montesquieu, Voltaire. D’autres auteurs sont ensuite abordés, inattendus dans ce domaine mais néanmoins bien connus dans la tradition des Lumières : Rousseau, Diderot, Madame de Staël. Enfin, une autre série de textes concerne des philosophes moins connus et des philosophes contemporains : Schlegel, Iselin, Schiller, Owen, Nietzche, Foucault.

7La méthode poursuivie dans ces études de cas est d’abord caractérisée par un souci de suivre la naissance, la construction et la circulation des mots-concepts à l’œuvre dans les textes étudiés. Il en est ainsi d’un maître mot comme « perfectibilité » que l’auteur retrace en le suivant en amont et en aval du Second discours de Rousseau. Ce concept lui est antérieur mais il le transforme en en faisant « un perfectionnement des facultés » humaines qui « s’effectue indépendamment de tout paradigme qui déterminerait d’emblée son orientation » (p. 64). De sorte que Rousseau construit une perfectibilité sans perfection. Tout le Second discours de Rousseau tente ainsi d’établir la dialectique de progrès/régression des sociétés au moyen d’une « perfectibilité qui aura été une malédiction plutôt qu’une promesse » (p. 66). L’un des résultats importants de ces travaux est donc de souligner à quel point les mots pour « nommer l’histoire » impliquent un point de vue sur l’histoire.

8Ensuite, Bertrand Binoche a recours au comparatisme pour saisir les écarts, les changements et les continuités des historicités philosophiques étudiées. Par exemple, dans le chapitre 7 sur Herder, il écrit : « Si Rousseau pensait la perfectibilité sans perfection, Herder prétend concevoir le processus sans perfectionnement » (p. 132). De la même manière, il inscrit son interprétation du projet de Condorcet dans son Tableau historique en l’insérant dans son contexte contemporain pour en faire ressortir à la fois les liens avec des historiens écossais comme Adam Ferguson, avec Rousseau, Montesquieu et d’autres Français mais aussi ses réalisations propres.

9Parmi les autres aboutissements de Bertrand Binoche, il en est deux en particulier qui méritent d’être soulignés. Premièrement, il déconstruit l’idée que les Lumières auraient péché par leur tendance à construire ce qu’on appelle communément des philosophies spéculatives de l’histoire et que l’auteur désigne comme des « historicisations de la théodicée » ou la « réponse d’Iselin ». À la suite d’Isaak Iselin, Hegel sera aussi l’un de ces représentants des « narrations impressionnantes du monde humain comme devenant le meilleur des mondes possibles » (p. 126). Or, il ne s’agit là, soutient l’auteur, que d’une option parmi d’autres pour interpréter la « philosophie de l’histoire » du XVIIIe siècle. Que signifie donc ce que l’on nomme « philosophie de l’histoire » en ce XVIIIe siècle ? Aux yeux de Voltaire, elle signifie qu’il faut « écrire l’histoire en philosophe » (p. 10), c’est-à-dire que l’écriture de l’histoire doit obéir à trois règles afin qu’elle soit à la hauteur de ce que l’on peut attendre d’elle : être vraie, c’est-à-dire « débarrassée des fables de l’histoire ancienne comme de l’histoire ancienne » (p. 11) ; être utile, c’est-à-dire qui « nous enseigne ce dont nous avons réellement besoin » contre les dangers de l’ignorance et à l’opposé d’une érudition retranchée dans sa tour d’ivoire ; et être impartiale, c’est-à-dire être « écrite du point de vue cosmopolitique », loin des appartenances nationales, confessionnelles et politiques. Ces trois impératifs qu’on retrouve dans l’introduction de Voltaire à son Essai sur les mœurs en 1769 se vérifient chez plusieurs philosophes des Lumières qui ont été donc, suivant cette lecture, des « philosophes-historiens » sans chercher à « y introduire un fil conducteur qui permette de l’organiser [l’histoire] comme un processus univoque et irréversible » (p. 11). Peu d’historiens seraient aujourd’hui réticents à endosser les trois critères de la « philosophie de l’histoire » de Voltaire.

10Les historicités étudiées par Bertrand Binoche enrichissent également notre capacité à penser les continuités et les discontinuités en nous offrant à voir comment ces philosophes ont cherché à y apporter une réponse à partir de leurs « expériences du temps ». L’histoire comme processus doté d’une logique endogène, de « rapports nécessaires » (Montesquieu) ou de « lois » (Adam Ferguson), contre une histoire discontinue composée d’événements contingents, singuliers et imprévisibles qu’on pourrait rapprocher de Foucault, Castoriadis, Benjamin et Daniel Bensaïd : cette opposition traverse non seulement notre conscience historique contemporaine mais a aussi façonné celle des philosophes étudiés ici. Surtout, ces philosophes ont pensé les continuités/discontinuités historiques entre sociétés contemporaines ce qui renvoie également aux inégalités et divergences qu’explore l’histoire globale dans un dialogue critique qui désavoue l’histoire universelle européo-centrée et qui cherche à reconstruire pour les sociétés d’Afrique et d’Asie un statut de sujets historiques autonomes à part entière.

11En somme, Bertrand Binoche offre avec ce livre une ressource importante pour renouer le dialogue avec les historicités philosophiques du XVIIIe siècle qui pourra intéresser à la fois les lecteurs de sciences sociales et les lecteurs de philosophie.

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Notes

1 Hayden White soutient par exemple que le postmodernisme « part du postulat que le projet de modernisation des Lumières touche à sa fin » dans « Postmodernisme et histoire » in Delacroix Christian et alii., (dir.), Historiographies. II. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 839. Maurice Lagueux note pour sa part la persistance actuelle du verdict sans appel prononcé à l’égard des philosophies de l’histoire par Raymond Aron en 1948 : « La philosophie de l’histoire est, en France, un genre littéraire si décrié que personne n’ose avouer qu’il le pratique ». Cité dans Lagueux Maurice, Actualité de la philosophie de l’histoire. L’histoire aux mains des philosophes, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 1.

2 François Dosse, L’histoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dimitris Fasfalis, « Bertrand Binoche, Nommer l’histoire. Parcours philosophiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 mai 2018, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24722 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24722

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Rédacteur

Dimitris Fasfalis

Professeur agrégé d’histoire, enseignant au lycée Jean Moulin de Béziers.

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