Élise Duclos, Orhan Pamuk et la littérature mondiale, Paris, Éditions Petra, coll. « Littérature comparée / Histoire et Critique », 2017
Texte intégral
- 1 Apter Emily, Against world literature : on the politics of untranslatability, London : Verso, 2013.
- 2 http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-o (...)
1Depuis une vingtaine d´années ont émergé des études portant sur la World Literature et la circulation mondiale des grandes œuvres littéraires. Critiquant une forme d´hégémonie de la littérature de langue anglaise1, des écrivains de langue française se sont réunis pour adopter le manifeste de la littérature-monde qui promeut une lutte contre toute forme d´uniformisation des canons littéraires2. Pour les signataires, une langue ne doit être ni la propriété d´une nation ni d´un groupe social particulier, elle doit être au cœur du partage et de la communication. Cette réaction n’est toutefois pas suffisante pour résoudre la question des traductions et des langues internationales permettant la circulation des grandes œuvres littéraires.
- 3 Amossy Ruth, Maingueneau Dominique, “Autour des ͐scénographies auctoriales” : entretien avec José-L (...)
2L´ouvrage d´Élise Duclos s´inscrit ainsi dans une perspective originale de confrontation de la réception des œuvres françaises en Turquie à la manière dont certains auteurs turcs sont traduits et circulent dans les pays occidentaux. C´est le cas d´Orhan Pamuk dont la légitimité auctoriale3 fait de lui un passeur qui rend visible les influences littéraires occidentales et révèle une tradition nationale littéraire turque. Les deux principales parties de l´ouvrage reflètent cette ambition, la première étant consacrée aux « stratégies d´un auteur excentré » (p. 17), la seconde à l´assimilation par l´auteur d´un canon littéraire occidental (p. 161).
- 4 Ziya Gökalp fut l´un des promoteurs d´une conscience nationale turque, le turquisme (Türkçülük).
3Orhan Pamuk, dont la consécration littéraire sur plus de trois décennies lui a permis de recevoir le prix Nobel de littérature en 2006, perçoit le roman comme un genre spécifiquement européen qui justifierait la nécessité d´un rattrapage de la littérature turque dans ce domaine. Le risque est que la tradition littéraire turque subisse une forme d’infériorisation se traduisant par une relation entre un centre occidental de production et des périphéries limitées aux copies. Élise Duclos montre que l´écrivain Ziya Gökalp4 (1876-1924) avait en son temps réagi contre ce risque en promouvant une littérature nationale reposant à la fois sur une branche occidentale et sur une branche populaire rassemblant les mythes, les chansons, les ballades et les épopées (p. 28). L´auteure met en évidence le décalage de perspectives entre l´influence littéraire française sur les écrivains turcs et la méconnaissance voire l´ignorance arrogante en France de ces derniers.
4Le champ littéraire turc commence progressivement à se synchroniser avec l´Europe républicaine dans les années 1940 (p. 45). Certains écrivains, à l´instar d´Ahmed Hamdi Tanpınar (1901-1962), ont proposé une critique de l´adaptation de la société turque à la modernité européenne à travers le roman L´Institut de remise à l´heure des montres et des pendules. Cette volonté d´adaptation peut se traduire par un retard sur les perceptions esthétiques de l´Europe littéraire (p. 47). De plus, la littérature turque se heurte à un autre obstacle, celui de la langue. Outre l´adoption d´un nouvel alphabet dans les années 1920, la langue turque n´est pas considérée comme littéraire. « La langue est aussi un élément constitutif majeur du capital littéraire […] ; le système linguistique mondial est […] hiérarchique et inégalitaire » (p. 49). Il existe de ce point de vue une coupure générationnelle entre des écrivains de l´époque ottomane comme Güntekin (1889-1956) ou Tanpınar et ceux ayant appris l´alphabet latin à l´école. Ainsi, la modernité turque est marquée à la fois par l´importation d´un canon littéraire européen et par l´amputation de la tradition littéraire ottomane.
5Orhan Pamuk est conscient de ce décalage et des difficultés à atteindre un public capable de maîtriser la récente langue turque, si bien qu´il écrit davantage pour un lectorat occidental que turc (p. 53). Le Prix Nobel a favorisé une légitimation internationale qui, paradoxalement, peut faire écran au reste de la littérature turque souvent perçue comme une série d´imitations et donc marginalisée. Élise Duclos s´applique à montrer le paradoxe de cette réception (p. 273) et la manière dont la promotion de l´œuvre d´Orhan Pamuk a été indirectement instrumentalisée pour écarter la majeure partie de la littérature turque cantonnée à l´espace national.
6Orhan Pamuk s´intéresse aux grands écrivains de la marge afin de proposer un « éthos extra-européen » (p. 64). En l´occurrence, il trouve en Dostoïevski un compagnon spirituel qui a manifesté le même complexe vis-à-vis de l´Europe en admirant l´héritage littéraire européen tout en regrettant le fait de ne pouvoir appartenir à cette tradition (p. 67). Orhan Pamuk s´identifie ainsi à de grands écrivains comme Borges ou Dostoïevski (p. 75). Chez ce dernier, il retrouve un mysticisme confrontant une élite dominante à la caste des humiliés rejetés hors de l´histoire (p. 255). La réaction au centre européen est très nette chez l’écrivain russe : elle se caractérise par l´aliénation des humiliés et une interrogation sur les conséquences d´un monde guidé par d´autres valeurs morales (p. 271). La confiance aveugle en la modernité européenne n´est pas souhaitable pour ces auteurs. Orhan Pamuk est conscient dans Le Livre noir (écrit en 1990 et traduit pour la première fois en français en 1995) de cette construction d´une scène littéraire légitimant une perception eurocentrique de l´histoire. Il reprend à son compte les éléments du canon littéraire européen sans importer la vision idéologique de la modernité européenne, le style de certains de ses romans étant très proche de ceux de Marcel Proust et de Thomas Mann (p. 343). Élise Duclos montre qu’Orhan Parmuk participe en réalité à la construction d´un canon littéraire européen inaccessible. « La littérature européenne ne se donne pas, de la marge, comme une bibliothèque au-delà du monde social, à l´abri de l´Histoire, des déterminismes économiques, des rapports de domination symbolique ; au contraire, signifiant de l´exclusion, elle matérialise, redouble et représente la violence de la coupure entre le centre de l´espace littéraire et ses périphéries » (p. 77).
- 5 Maingueneau Dominique, Le contexte de l´œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Du (...)
- 6 Meizoz Jérôme, « Recherches sur la ‘posture’ : Rousseau », Littérature, vol. 126, n. 2, 2002, pp. 3 (...)
7L´hypothèse d’Élise Duclos est que cette consécration d’Orhan Pamuk écrase la perception de la littérature nationale pour imposer un canon cosmopolite et internationaliste (p. 91). Peut-être faudrait-il employer le concept de paratopie utilisé par Dominique Maingueneau qui n´est pas à confondre avec la marginalité. Selon Dominique Maingueneau, « l´appartenance au champ littéraire n´est donc pas l´absence de tout lieu, mais plutôt une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l´impossibilité même de se stabiliser »5. Orhan Pamuk utilise sa position au sein des marges pour revendiquer un éthos extra-européen et en même temps sa consécration moderniste lui permet de se détacher de la tradition littéraire turque en la renvoyant à une forme de roman réaliste et nationaliste archaïque (p. 93). Cette posture littéraire6 (p. 137) est le résultat d´une forme de littérature mondiale sélectionnant une élite littéraire cosmopolite. De plus, les éditeurs, les traducteurs participent à la circulation de cette littérature sans toujours entrevoir le potentiel critique qui anime l´écriture d’Orhan Pamuk. Élise Duclos n´en reste pas à cette occidentalisation littéraire du monde et montre comment les diplomaties s´emparent de cette géopolitique culturelle en promouvant des auteurs représentatifs d´une littérature nationale (p. 103). En l´occurrence, la littérature mondiale est la scène d´une compétition des traditions littéraires et devient un prolongement de la tradition européenne du roman ; or, c´est fort de son ancrage paratopique qu´Orhan Pamuk peut déconstruire à l´inverse la vision caricaturale d´une perception de la littérature turque comme inférieure et plagiaire. Si on se plie au canon littéraire européen mondialisé, alors on pourrait penser que la littérature turque ne fait que prendre des influences occidentales pour orientaliser le roman européen.
- 7 Bhabha Homo K. The location of culture, London and New York, Routledge, 1994, p. 12.
8L´ouvrage d´Élise Duclos convoque la philosophie de l´histoire d´Hegel pour comprendre comment la conscience intellectuelle turque s´est construite en intériorisant cette dévalorisation (p. 273). La stratégie d´Orhan Pamuk est d´emprunter le canon littéraire européen pour montrer en réalité qu´il n´est pas forcément premier. La domination d´un imaginaire peut s´inverser si on fait l´effort de déterrer des textes qui n´ont pas été consacrés au niveau international. Cela explique pourquoi Orhan Pamuk met en scène dans le Livre noir les thèmes de l´imposture de l´auteur et du plagiat (p. 350). De facto, l´univers fictionnel pamukien renvoie à une multiplicité de copies où l´original n´est pas la propriété d´une tradition littéraire régionale. L´écriture fonctionne comme un processus de mimésis où les influences se mêlent et s´additionnent pour être captées dans un discours littéraire. En réalité, l´intertextualité d’Orhan Pamuk n´est jamais neutre, elle vise à la fois à montrer la maîtrise des grands classiques européens et en même temps à remettre en question la notion de grands classiques internationaux. L´écrivain convie le lecteur à une réflexion sur la relation entre le prétendu original et les pastiches. Là aussi, le positionnement paratopique d’Orhan Pamuk lui permet in fine de questionner l´histoire littéraire grâce aux usages d´une « poétique de la taklit » (p. 377), c´est-à-dire d´une écriture du travestissement et du déguisement. Il existe incontestablement une fibre postcoloniale dans l´œuvre d’Orhan Pamuk qui vient contredire le schéma binaire d´un centre occidental littéraire et d´une multitude de périphéries (p. 378). Cette stratégie postcoloniale consiste à adopter une distance esthétique critique pour ne pas adhérer à une simple occidentalisation des canons littéraires7. L´ouvrage d´Élise Duclos est incontournable pour comprendre la manière dont la consécration de l´œuvre pamukienne vient remodeler les rapports entre traditions littéraires au sein de la littérature mondiale.
Notes
1 Apter Emily, Against world literature : on the politics of untranslatability, London : Verso, 2013.
2 http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html (Site consulté pour la dernière fois le 20 mai 2018).
3 Amossy Ruth, Maingueneau Dominique, “Autour des ͐scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L´écrivain imaginaire (2007)”, Argumentation et Analyse du Discours, 3, mis en ligne le 15 octobre 2009. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/678.
4 Ziya Gökalp fut l´un des promoteurs d´une conscience nationale turque, le turquisme (Türkçülük).
5 Maingueneau Dominique, Le contexte de l´œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 22.
6 Meizoz Jérôme, « Recherches sur la ‘posture’ : Rousseau », Littérature, vol. 126, n. 2, 2002, pp. 3-17.
7 Bhabha Homo K. The location of culture, London and New York, Routledge, 1994, p. 12.
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Référence électronique
Christophe Premat, « Élise Duclos, Orhan Pamuk et la littérature mondiale, Paris, Éditions Petra, coll. « Littérature comparée / Histoire et Critique », 2017 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 mai 2018, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24720 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24720
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