Ioana Cîrstocea, Delphine Lacombe et Elisabeth Marteu (dir.), La Globalisation du genre. Mobilisations, cadres d’actions, savoirs
Texte intégral
1Résultat d’un programme collectif de recherche intitulé « Global Gender » lancé en 2013, l’ouvrage rend compte de la prolifération des usages du concept de « genre », des contextes de sa mobilisation et de la multiplicité des acteurs.trices qui participent à l’éclatement de sa définition ou, tout du moins, à l’extension d’un langage qui se voudrait commun, dans un contexte institutionnel de prise en compte internationale des inégalités entre femmes et hommes.
2Hérité des mobilisations féministes états-uniennes des années 1960, le concept de « genre » se trouve aujourd’hui, à l’ère de la globalisation, pensé comme catégorie d’action publique par les organisations internationales (Unesco, Organisation des Nations unies, Union européenne, Organisations non gouvernementales…), en même temps qu’il est investi par des acteurs.trices multiples dans des contextes très contrastés, qui participent de sa réappropriation et, par là, de l’extension de sa définition et de ses usages. L’ouvrage propose une perspective critique des modalités d’action publique internationale qui mobilisent la catégorie « genre », concept à « portée globale en raison de sa plasticité » (p. 14), en rendant compte de ses usages divers et des cadres de sa mobilisation, mais également des acteurs.trices (organisations internationales, États, militantes, expertes, universitaires, organisations privées) qui s’en saisissent.
3Pour ce faire, il regroupe dix études de cas produites par des universitaires appartenant à des champs disciplinaires variés (sociologie, économie, anthropologie et science politique), qui s’intéressent à des zones géographiques contrastées (Europe de l’Est, Tadjikistan, Suisse, Guatemala, Turquie, Nicaragua, Israël et Territoires palestiniens, Chine, République démocratique du Congo, Inde et Arabie Saoudite).
- 1 Rose-Marie Lagrave, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la recherche (...)
4Ce travail collectif s’organise en trois grandes parties thématiques. La première propose d’interroger les conditions de l’émergence d’« expertes en genre », en retraçant les trajectoires académiques, militantes ou bureaucratiques de ces femmes récemment sommées de produire des savoirs et des cadres d’action globaux pour lutter contre les inégalités entre femmes et hommes à l’échelle mondiale. Notamment, Ioana Cîrstocea retrace les trajectoires des « pionnières »1 féministes en ex-Yougoslavie entre 1990 et 2000, c’est-à-dire des universitaires et des expertes qui se sont saisies du genre en tant que thématique de recherche ou d’action nationale et internationale. Elle rend compte des parcours différenciés qui incitent les unes à s’engager dans la promotion d’un « gender mainstreaming » international, tandis que les autres se révèlent plus critiques de l’institutionnalisation et de la normalisation des cadres d’action. Lucia Direnberger propose également de questionner les trajectoires des « expertes en genre » au Tadjikistan, dans le cadre de fortes interventions internationales liées à la guerre civile et au processus de construction de la paix. Les expertes tadjikes voient dans cet engagement des possibilités d’émancipation (financière, domestique) en même temps qu’elles déploient des stratégies de légitimation de leur position dans un contexte de durcissement du régime. Notamment, elles collaborent avec des représentants religieux et proposent d’intégrer certains préceptes du Coran dans leurs discours, ou encore revalorisent le rôle de la mère dans la société tadjike. Isabelle Giraud, enfin, questionne les difficultés rencontrées par les actrices engagées dans une définition globale du genre à Genève. L’injonction onusienne de produire une définition et des modes d’action féministes globaux semble se faire au profit des élites de la mondialisation, et au détriment de modes d’action alternatifs. En d’autres termes, la bureaucratisation globalisée du genre se ferait dans un sens bourgeois et conservateur, laissant de côté des formes d’engagement plus contestataires et radicales.
5La deuxième partie de l’ouvrage met en lien la globalisation du genre avec la mobilisation et la politisation d’enjeux locaux ; elle rend ainsi compte des stratégies de militantes qui s’emparent des catégories d’action internationale (« violences sexuelles », « genre ») pour légitimer certaines actions locales. Il s’avère que, sur tous les terrains observés, les enjeux globaux liés au genre s’enchevêtrent avec des problématiques locales (construction de la paix entre Israël et les Territoires palestiniens, lutte contre certaines lectures radicales du Coran, émancipations domestiques). Les actrices engagées dans les mobilisations féministes opèrent ainsi une retraduction du genre et se retrouvent confrontées à des injonctions internationales souvent peu en lien avec les réalités de terrain. Par exemple, Elisabeth Marteu rend compte de la difficulté pour les femmes israéliennes et palestiniennes de s’emparer de la résolution 1325 de l’ONU : en effet, si cette résolution enjoint les femmes à participer à l’effort de construction de la paix, elle ne prend pas en compte la nature structurelle du conflit et essentialise par ailleurs les identités féminines, pensées comme nécessairement pacifistes. Certaines militantes parviennent cependant à proposer des formes de syncrétisme et ouvrent des voies d’émancipation adaptées aux réalités régionales. Notamment, les militantes musulmanes étudiées par Azadeh Kian, engagées dans la « Plateforme des femmes de la capitale » en Turquie, proposent une approche féministe alternative en revendiquant le port du voile comme choix personnel et en s’opposant à l’engagement des féministes laïcistes, dominantes en Turquie. De la même façon, Monique Selim donne à voir les lieux et les modalités de mobilisation des lesbiennes chinoises. Contournant la répression de l’État-parti par des formes d’engagement ponctuelles (happenings dénonçant le harcèlement sexuel, cours festifs et créatifs fédérés autour d’universitaires chinoises reconnues qui permettent à chacune de relater ses expériences), les lesbiennes chinoises parviennent à trouver des voies d’émancipation bien que les dispositions différentielles des militantes ne permettent pas à toutes de s’engager sur le long terme contre une tradition hétérosexuelle et un État répressif forts.
6Enfin, une troisième partie met au jour certaines dérives de la globalisation du genre comme pensée et cadre d’action publique. Ainsi, comme le démontre Isabelle Guérin, l’action des ONG en faveur de l’émancipation des femmes en Inde du Sud (via notamment l’aide à l’obtention de microcrédits permettant aux femmes pauvres et rurales de gagner en autonomie) a ouvert la voie aux « prêteurs » privés (particuliers, banques commerciales) et a engendré la constitution d’un véritable marché financier féminin. L’enquête de Jane Freedman en République démocratique du Congo met au jour les impacts locaux de la politique internationale de lutte contre les viols en situation de conflit armé : la surexposition médiatique et politique de ces viols s’est faite au détriment d’autres formes de violences domestiques, qui ont survécu aux guerres successives et à l’action des organisations internationales. Enfin, l’étude d’Amélie Le Renard pointe les dérives d’un « Women’s Rights Washing » en Arabie Saoudite : l’État s’empare de l’injonction internationale à l’égalité entre femmes et hommes pour redorer son image sur la scène globale (mettant par exemple en scène des femmes saoudiennes lors de négociations diplomatiques, sans que cela n’ait un réel impact sur l’avancée des droits des femmes en Arabie Saoudite) ; les médias français ne relaient pour leur part que des figures féministes saoudiennes libérales et critiques de la religion – ils perpétuent ainsi des stéréotypes islamophobes, voire racistes, et invisibilisent les actions de groupes féministes qui ne répondent pas aux canons occidentaux de la femme moderne.
7Grâce à la diversité des échelles qui sont convoquées dans chaque contribution, à la connaissance et la retranscription fines des réalités de chaque région étudiée, au croisement des méthodes et à la confrontation des terrains, cet ouvrage collectif parvient à dégager les principales problématiques d’un « genre » (en tant que savoir et cadre d’action publique) global. Néo-colonialisme culturel, injonctions internationales et ingérences semblent provoquer des dégâts certains dans des régions où les réalités socio-historiques sont mal connues des organisations internationales. Pour autant, la catégorie « genre » circule et se transforme au gré des acteurs investis dans sa définition. Les réappropriations locales semblent proposer les contours d’une définition globalisée et globalisante du concept de genre. Il n’en demeure pas moins que le « genre » ne semble pas émerger comme catégorie de pensée et d’action autonome sur la scène internationale, tant sa convocation semble dépendante de certains enjeux individuels, locaux, nationaux et internationaux qui mettent à mal l’idéal d’une communauté féministe globale. Cet ouvrage, en tout cas, remplit les objectifs que les contributrices s’étaient fixés : proposer un retour critique sur la globalisation de la catégorie « genre », en tant que catégorie heuristique de production de savoirs d’une part, et en tant que cadre d’action publique internationale d’autre part.
Notes
1 Rose-Marie Lagrave, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, 1990, p. 27-39, p. 28.
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Référence électronique
Lilas Bass, « Ioana Cîrstocea, Delphine Lacombe et Elisabeth Marteu (dir.), La Globalisation du genre. Mobilisations, cadres d’actions, savoirs », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 mai 2018, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24715 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24715
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