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Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l'aide alimentaire des années 1930 à nos jours

Stéphane Lembré
Une solidarité en miettes
Jean-Noël Retière, Jean-Pierre Le Crom, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l'aide alimentaire des années 1930 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2018, 313 p., ISBN : 9782753565197.
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Texte intégral

  • 1 Voir notamment : Jean-Noël Retière, « Vivre sa foi, nourrir les pauvres. Sociohistoire de l'aide al (...)
  • 2 Jean-Pierre Le Crom et Jean-Noël Retière, Nourrir, vêtir : socio-histoire de la solidarité d'urgenc (...)

1L’ouvrage coécrit par Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom propose une étude de l’aide alimentaire depuis les années 1930, sous toutes ses facettes et jusqu’à ses transformations les plus récentes, en centrant l’étude sur l’aide d’urgence en matière alimentaire et vestimentaire (laissant de côté le logement, le soin ou l’insertion) et en s’appuyant sur le cas de l’agglomération de Nantes. Ils réunissent et complètent ainsi des travaux que l’un et l’autre1 ont menés sous différents angles, notamment sur l’aide alimentaire confessionnelle ou sur l’action humanitaire, et prolongent un rapport2 rédigé en 2000. Ce travail ne prétend pas à la représentativité nationale du cas nantais – les auteurs soulignent même à plusieurs reprises les décalages entre la situation locale et la situation nationale, y compris dans les principes et les actions d’organisations humanitaires. En parfait connaisseur du Secours national pendant la Deuxième Guerre mondiale, Jean-Pierre Le Crom note par exemple que cette institution « ne joue pas à Nantes le rôle qui est le sien dans la plupart des autres villes françaises », compte tenu de la place occupée par les restaurants municipaux, très présents et prenant en charge une large partie de l’assistance alimentaire (p. 41). L’enjeu d’une approche fine et contextualisée des logiques de l’aide alimentaire est démontré tout au long du livre.

  • 3 Axelle Brodiez-Dolino, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Pa (...)
  • 4 Daniel Zamora Vargas, De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1 (...)

2Les deux auteurs mobilisent une vaste gamme de travaux relevant principalement de la sociologie et de l’histoire pour éclairer les permanences et les transformations de l’aide alimentaire. Cette dernière donne matière à une réflexion très riche sur les renouvellements du champ humanitaire. Il est vrai que les travaux de sociologues à propos de l’humanitaire se sont multipliés, alors que les études historiques restent relativement modestes si l’on excepte notamment les travaux importants d’Axelle Brodiez-Dolino3 consacrés au Secours populaire et, plus largement, aux vulnérabilités, et la publication récente de l’étude de Daniel Zamora Vargas4 sur l’assistance en Belgique, dans laquelle l’optique sociohistorique est privilégiée.

3Comme pour la Belgique, les auteurs font le choix d’une étude délimitée géographiquement, mais le cadre nantais ne va pas de soi en raison de la gestion départementale de certaines organisations, des données statistiques disponibles surtout aux niveaux départemental et régional, et de l’indifférence de la distribution alimentaire aux frontières municipales. À l’échelon local, la pluralité des acteurs de l’aide alimentaire est frappante : si l’on retrouve de grandes organisations aux motivations initialement diverses mais évolutives, comme la Société de Saint-Vincent-de-Paul, le Secours populaire ou les Restos du cœur, de nombreuses initiatives locales, plus ou moins pérennes, sont retracées ou simplement transparaissent à travers l’étude de la presse locale. L’enquête identifie les suites de la guerre de 1914-1918 comme un temps d’implication fort des pouvoirs publics nantais dans l’aide alimentaire. La crise économique des années 1930 provoque en effet une recrudescence du recours aux restaurants municipaux : entre 1931 et 1932, le nombre de repas servi est quasiment décuplé à Nantes. Le long chapitre liminaire permet de prendre la mesure de l’aide alimentaire « en miettes », pour reprendre la métaphore choisie pour titre par les deux auteurs.

4L’une des forces de la démonstration tient non seulement dans l’ambition de mettre en évidence les « métamorphoses de l’aide d’urgence » dans ce long premier chapitre, mais aussi de procéder de manière plus thématique, dans les chapitres suivants, à des mises en perspective diachroniques qui font la part belle aux incessantes recompositions de l’offre. Ce type d’analyse est essentiel pour dessiner les profils sociaux des bénévoles, leur inégale démocratisation et les valeurs ou les principes qui les animent, entre modèle charitable « traditionnel » et déclinaisons de la solidarité (chapitre II), puis pour identifier les enjeux de la désignation et de la perception des secourus (chapitre III). Le poids des termes hérités, des perceptions et des représentations de la pauvreté explique le recours à de nouveaux termes : au milieu des années 1980, les Restos du cœur adoptent le terme de « bénéficiaire », « pour échapper aux mots de l’ancienne philanthropie » (p. 163).

5À l’étude des bénévoles puis des secourus succède celle de la pluralité des formes du don (chapitre IV). Il s’agit ici d’aborder la question des denrées concernées et celle des modalités de l’aide alimentaire : la matérialité et les formes concrètes de cette aide sont étudiées avec nuance, montrant la recherche et la réflexion constantes de certaines associations pour trouver les bonnes façons d’identifier et de répondre aux besoins des populations aidées – inégalement « prêtes » à l’être. Si la plupart des associations privilégient l’accueil des secourus dans leurs locaux en améliorant petit à petit les conditions de cet accueil, le modèle ancien de la visite aux familles n’est pas abandonné ; l’une et l’autre démarches rappellent combien l’aide alimentaire est non seulement l’exécution d’un geste mais aussi l’établissement d’une relation, sur une durée plus ou moins longue.

6La compatibilité entre l’humanitaire et l’esprit d’entreprise est l’objet du chapitre V. Le propos s’inscrit dans le prolongement de travaux désormais relativement nombreux ; à nouveau, la mise en perspective sur la durée aide à apprécier les inflexions. La part occupée par les pouvoirs publics dans la prise en charge de l’aide alimentaire est très importante, mais l’enquête révèle l’absence de contradiction avec un « ethos managérial » dont certains bénévoles, après une carrière comme cadres dans le privé, se revendiquent. La question de l’approvisionnement des associations est ici cruciale. La manière dont fonctionnent la Banque alimentaire et les associations qui en font partie, déjà abordée dans les chapitres précédents, est décrite avec soin : le but humanitaire n’empêche en rien une organisation logistique rigoureuse et le recours à des compétences bien identifiées.

7Enfin, le dernier chapitre est consacré aux relations variables entre l’État et les associations. Les réticences de beaucoup d’associations à se départir d’une motivation humaniste pour procéder au contrôle des populations aidées n’empêchent pas qu’elles aient besoin des financements de l’État. De même, celui-ci ne peut se passer des associations pour la distribution et la mise en œuvre des politiques publiques. Les tensions entre l’aide et le contrôle réactivent constamment, dans des termes et des contextes renouvelés, la relation ambivalente entretenue avec les pauvres : secourus et surveillés, secourus mais surveillés ou surveillés parce que secourus...

8Comme l’espèrent les auteurs au début de l’ouvrage, le travail qu’ils livrent au public dépasse largement le cadre monographique qu’une étude aussi fouillée rendait nécessaire pour mobiliser des traces archivistiques lacunaires et dispersées et un matériau ethnographique patiemment réuni (dont une cinquantaine d’entretiens). Il faut souhaiter que d’autres études, à l’image de celle de Daniel Zamora Vargas dont la périodisation et la problématisation sont différentes, puissent aborder d’autres cas et ouvrir la voie à des comparaisons, dans le temps comme dans l’espace.

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Notes

1 Voir notamment : Jean-Noël Retière, « Vivre sa foi, nourrir les pauvres. Sociohistoire de l'aide alimentaire confessionnelle à Nantes des années trente à nos jours », Genèses, n° 48, 2002, p. 4-29 ; Jean-Pierre Le Crom, Au secours, Maréchal ! L'instrumentalisation de l'humanitaire (1940-1944), Paris, PUF, 2017.

2 Jean-Pierre Le Crom et Jean-Noël Retière, Nourrir, vêtir : socio-histoire de la solidarité d'urgence à Nantes (1930-2000) : rapport scientifique, en réponse à l'appel d'offres « Produire les solidarités » de la MIRE (Ministère de l'Emploi et de la Solidarité), Fondation de France, Crédit coopératif, 2000.

3 Axelle Brodiez-Dolino, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Axelle Brodiez-Dolino, Combattre la pauvreté. Vulnérabilités sociales et sanitaires de 1880 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2013.

4 Daniel Zamora Vargas, De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1895-2015), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2017.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Lembré, « Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l'aide alimentaire des années 1930 à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 mai 2018, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24687 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24687

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