Alessandro Campi, Machiavel et les conjurations politiques. La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance
Texte intégral
1Politologue et historien spécialiste de Machiavel, Alessandro Campi propose dans cet ouvrage une réflexion autour de la conjuration dans l’œuvre du Florentin. La conjuration est, selon le Trésor de la langue française, une « machination ourdie par un groupe d'individus, liés entre eux par un serment de fidélité, en vue de renverser le pouvoir en place ». Pour Machiavel, elle était effectivement un instrument de conquête du pouvoir, une technique de lutte politique contre un gouvernement auquel on s’opposait. L’auteur du Prince a été marqué par cette pratique. Il a en effet vécu au moment où l’Italie basculait dans un contexte de plus en plus belliqueux et instable, dans lequel se sont mêlées et ont combattu des puissances étrangères, la France et le Saint-Empire en tête, lors des guerres d’Italie.
2Campi considère que le jeune Machiavel a été marqué par la conjuration ratée mais non moins meurtrière des Pazzi en 1478 (il avait alors neuf ans). Les Pazzi, vieille famille toscane s’enorgueillissant de sa noblesse et de ses ancêtres ayant combattu pendant les Croisades, étaient opposés aux Médicis, famille commerçante d’ascendance plus modeste dominant Florence. La conjuration des 25 et 26 avril 1478 menée par les Pazzi a échoué, Laurent de Médicis ayant échappé aux assassins, contrairement à son frère Julien. De plus, les Florentins n’ont pas soutenu les conjurés, considérant comme sacrilège un assassinat perpétré lors de la Semaine sainte. L’échec de la conjuration et surtout sa répression brutale (manifestée par la pendaison ou la décapitation de conspirateurs, poursuivis sans espoir de rémission) a frappé des esprits comme celui de Léonard de Vinci, qui a dessiné la dépouille de l’un des conjurés. Le jeune Machiavel a sûrement vu ce spectacle, évidemment saisissant pour un enfant. Selon Alessandro Campi, son œuvre ultérieure s’en trouve imprégnée, notamment le Prince, les Discours sur la première décade de Tite-Live et l’Histoire de Florence. Machiavel y apparaît à la fois comme un conseiller du Prince, comme un théoricien et comme un témoin des conjurations de son temps. Ce sont ces différents aspects que Campi cherche à présenter dans Machiavel et les conjurations politiques, ouvrage qui éclaire les faits et les réflexions du Florentin les concernant. Campi procède même à une exégèse des écrits machiavéliens, sans aspirer à une conceptualisation hors-sol, éloignée du contexte contemporain de leur écriture. Aussi pouvons-nous considérer essentiellement cet ouvrage comme une analyse historique de la conjuration et de Florence pendant la Renaissance à travers l’œuvre de Machiavel.
- 1 Guichardin est la forme francisée du nom de Guicciardini.
- 2 Francesco Guicciardini, Histoire d’Italie (1492-1534), 2 vol., Paris, Robert Laffont, Bouquins, 199 (...)
3Dès l’introduction, Campi défend l’idée que les analystes de Machiavel se sont arrêtés au chapitre 6 du troisième livre des Discours, dans lequel on lit qu’il n’existe pas « une entreprise plus dangereuse et plus téméraire » que la conjuration. Cette assertion est réitérée dans Le Prince, note Campi (p. 13). Le rejet apparent de la conjuration qu’on y décèle aurait eu pour conséquence que la réflexion sur ses rapports avec l’idée de conjuration n’était pas allé plus loin. Toutefois, le chapitre 6 des Discours reste aux yeux de Campi le point central de la pensée de Machiavel sur les conjurations. Il circulait en tant que texte autonome sous forme manuscrite et Campi en présente une édition critique à la fin de l’ouvrage. Le fait qu’il ait eu une existence, une diffusion autonome montre l’importance accordée par Machiavel aux conjurations. Campi trouve l’approche de Machiavel novatrice dans le style. Il n’est pas question de dramatisation ou de posture moralisatrice contre les conjurations. Au lieu de fustiger à travers elles une décadence politique, le Florentin a fait le choix de l’analyse, cherchant à comprendre leurs mobiles. Plutôt que l’explication psychologique a priori, il a préféré inviter à une réflexion « politique » (p. 17) après une contextualisation historique des conjurations lui ayant servi d’exemples. De fait, Machiavel incarne un tournant historiographique. À l’instar de son ami Guichardin1, auteur d’une Histoire d’Italie2, il n’a pas adopté le format traditionnel de la chronique. Il a plutôt cherché à mener une réflexion plus globale en vue d’établir une théorie de la conjuration. Machiavel voulait tirer des considérations générales à partir du particulier, en distinguant la conjuration du tyrannicide ou de l’assassinat politique.
- 3 Histoire de Florence, VIII, 1, 3-7.
4Les deux premiers chapitres se concentrent sur des conjurations florentines contemporaines de Machiavel. Outre celle des Pazzi (1478), Campi aborde celles de Magione (mue par les Orsini contre les Borgia en 1502, décrite par Machiavel dans un second texte édité par Campi à la fin de son ouvrage) puis de Boscoli et Capponi (encore contre les Médicis en 1513) ainsi que la tentative d’assassinat du cardinal Jules de Médicis en 1522. La conjuration des Pazzi a pour Machiavel une dimension matricielle. Campi la qualifie de « conjuration exemplaire, de par les enseignements pour ainsi dire empiriques et factuels qu’a pu extraire de son déroulement un observateur attentif comme l’était certainement le Florentin » (p. 25). Machiavel considère que l’épisode de 1478 illustre les conséquences politiques et institutionnelles paradoxales que peut induire le procédé de la conjuration. Si ce dernier paraît « l’unique instrument avec lequel il est possible d’affronter un pouvoir devenu trop fort et concentré » (p. 27), son échec provoque immanquablement l’effet inverse, c’est-à-dire le renforcement du pouvoir abhorré. L’Histoire de Florence insiste particulièrement sur la répression consécutive à la conjuration des Pazzi. Le prince visé « acquiert plus de puissance et, de bon qu’il était, devient souvent méchant »3. La conjuration de 1478 n’était pas uniquement motivée par des circonstances politiques intérieures, principalement les tensions entre Florence, Milan et la Papauté : il semble en effet qu’elle devait servir les intérêts du pape Sixte IV. Son implication a éclaté au grand jour peu après, lorsque le Pape, aidé du roi de Naples, a mené la guerre contre Florence.
5Si la conjuration des Pazzi relève essentiellement du souvenir d’enfance, Machiavel est en revanche un témoin de premier ordre de la conjuration de Magione. Proche de César Borgia, qui serait le modèle du « Prince », il a laissé une correspondance offrant un récit détaillé des événements (p. 42-43). Cette conjuration avait de particulier pour Machiavel d’avoir été repérée par des signes et non des actes. Pire encore, les conjurés ont ouvertement fait part de leurs intentions contre César Borgia, sans prendre en considération le rapport de force, notamment l’appui qu’il trouvait chez les Français et chez son père, le pape Alexandre VI. Borgia a eu ainsi toute latitude pour démanteler la conjuration mêlant pardon apparent et répression impitoyable, et ce dans un enchevêtrement d’événements difficile à démêler, y compris pour Machiavel. Toutefois, ce dernier a pu observer chez César Borgia une méthode de « contre-conjuration », consistant à utiliser les mêmes armes que l’adversaire en usant de séduction personnelle et de corruption, de parjures et autres fausses promesses. Probablement, Borgia a inspiré Machiavel lorsque celui-ci plaide dans les Discours pour le refus de la répression aveugle au profit d’une observation du rapport de force face aux conjurés qu’il faut pousser à se démasquer afin qu’ils ne paraissent pas pour les victimes d’un tyran (p. 52).
6Machiavel avait-il lui-même été conjuré ? Telle est la question posée dans le chapitre III. Habituellement, il n’apparaît que comme un soutien voire un simple participant, mais nullement comme un protagoniste. Machiavel n’a été vraiment lié de près à des conjurations qu’en 1512-1513, à l’occasion du retour des Médicis à Florence. Emprisonné, torturé puis gracié dans ce contexte trouble, Machiavel s’est retiré pour ne prendre que la plume, écrivant notamment Le Prince.
7Malgré lui, Machiavel n’a pas été en paix pour autant. En 1522, il a été accusé de complicité dans la conjuration présumée visant à assassiner Jules de Médicis (futur pape Clément VII en 1523). Le projet était soit embryonnaire (l’accusation étant surtout fondée sur une liste de personnes pressenties, dont Machiavel) soit imaginaire. Campi pose ici une réflexion fondamentale quant à la manière très contemporaine (on pense naturellement aux « complots » dénoncés dans les régimes totalitaires si on nous permet cet anachronisme) de procéder à une répression « sur le fondement de simples rumeurs et soupçons, obligeant les coupables à admettre leurs intentions hostiles à l’égard des Médicis », se voyant ainsi imputer « des plans de conjuration inexistants, ou en prenant comme prétexte des faits réels amplifiés à bon escient et présentés même lorsqu’ils sont inoffensifs, afin de justifier une action répressive et de stabiliser ou de s’attirer une ferveur populaire dont il n’aurait pas bénéficié sans cela » (p. 67-68). En fait, Machiavel n’aurait même pas été informé de sa fomentation. Aussi n’a-t-il finalement pas été plus inquiété. Il n’était ni un conspirateur actif, ni un aventurier. Plutôt prudent voire opportuniste (il a offert ses services aux Médicis après 1513), il a plutôt été l’analyste des conjurations, observateur et historien acéré de son temps.
8Le dernier chapitre aborde la conjuration chez Machiavel dans sa dimension théorique. Même s’il procède à une démarche plus littérale qu’analytique, elle a le mérite de synthétiser les réflexions de Machiavel autour de la conjuration. Tout d’abord, le Florentin distingue les conjurations « contre le Prince », synonymes d’un simple changement de chef d’État, et celles « contre la Patrie », visant à renverser des institutions décadentes, mais qu’il ne traite que brièvement. Il reste aussi une troisième forme, plutôt assimilable à l’intelligence avec l’ennemi et généralement manifestée par la cession traîtresse d’une place-forte au détriment de son gouvernement. La conjuration se définit avant comme un acte collectif, scellé par un serment ou un accord secret (verbal ou écrit). C’est ce caractère collectif qui distingue la conjuration du tyrannicide, qui n’est l’acte que d’un seul homme mû, selon Machiavel, par la colère ou le désespoir. Les conjurés eux-mêmes, quand ils agissent contre le prince, voient leur projet facilité par leur proximité physique, sociale et spirituelle avec leur cible (aspect sociologique) et motivé par un sentiment d’ingratitude ou un désir de domination sur leur maître (aspect psychologique). Il y a également une unité de lieu, l’espace du pouvoir. Il faut avoir des fonctions ou un rang permettant d’approcher le prince afin de réussir dans la conjuration.
9Rien de plus difficile que de mener à bien une conjuration. Le secret est malaisé à maintenir, a fortiori quand les conjurés sont nombreux. Pire encore, le projet n’est pas à l’abri d’un revirement de certains conjurés, moins solides psychologiquement, manquant de courage à la dernière minute, ou tout simplement victimes d’un contretemps dans son accomplissement. Le hasard est un facteur non négligeable dans le succès ou dans l’échec.
10Une fois la conjuration accomplie se dresse un autre obstacle potentiel : le peuple. Tout dépend de son attachement au Prince victime de la conjuration. Soit les conjurés seront soutenus pour leur acte « libérateur », soit ils seront perçus comme des assassins. En analysant les conjurations, Machiavel dresse une histoire humaine, celle d’une péninsule italienne déchirée par les conflits politiques intérieurs et extérieurs, telle que l’a décrite son ami Guichardin, avec ses hommes passionnés et ambitieux.
11En menant une analyse textuelle et historique, accompagnée d’une édition de sources, Alessandro Campi offre un regard clair et contextualisé de la pensée de Machiavel sur les conjurations florentines de son temps. Les notes de fin d’ouvrage confirment que l’auteur ne se hasarde pas à une mise en perspective dépassant son sujet de départ. Il pourrait être objecté que ce choix fait perdre quelque épaisseur au sujet et à sa portée plus générale. Néanmoins, le livre de Campi a l’insigne mérite d’être une belle œuvre d’historien sur un sujet d’histoire locale et régionale, ayant donné naissance à des écrits majeurs de la pensée européenne de l’époque moderne.
Notes
1 Guichardin est la forme francisée du nom de Guicciardini.
2 Francesco Guicciardini, Histoire d’Italie (1492-1534), 2 vol., Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1999, édition sous la direction de Jean-Louis Fournel.
3 Histoire de Florence, VIII, 1, 3-7.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Fadi El Hage, « Alessandro Campi, Machiavel et les conjurations politiques. La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 mai 2018, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24672 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24672
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