Alice Mazeaud et Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative
Texte intégral
- 1 Outre l’analyse des offres d’emploi liées à la démocratie participative, l’étude du réseau de l’Ins (...)
1La démocratie participative est-elle devenue en France l’objet d’un marché ? C’est la thèse provocatrice que défendent Alice Mazeaud et Magali Nonjon – chercheuses en science politique respectivement à l’université de La Rochelle et à Sciences Po Aix. Et la rigueur de leur démonstration, basée à la fois sur un matériau empirique et sur un corpus méthodologique considérables1, oblige à prendre au sérieux l’argumentaire. Non pas militant mais académique, cet ouvrage exigera ainsi du lecteur une attention soutenue pour examiner la problématique suivante : les politiques participatives s’érigent-elles contre la démocratie ? Afin d’y répondre, quatre moments structurent la réflexion : une approche historique qui parcourt le tournant participatif par décennies, des années 1960 à nos jours ; une étude de la communautarisation de la participation autour d’une ingénierie participative professionnelle ; un panorama des parcours (politiques, professionnels et scientifiques) qui façonnent la « nébuleuse participative » ; puis un constat des dérives de la professionnalisation et de la bureaucratisation du modèle participatif.
- 2 Au Québec, aux États-Unis ou au Royaume-Uni par exemple, l’enjeu démocratique et le secteur associa (...)
2Les auteures introduisent leur recherche en privilégiant un regard hétérodoxe sur la démocratie participative : il n’est pas question de restituer le contenu des actions des citoyens pour élargir la démocratie représentative, ni de relater diverses expériences de participation aux décisions publiques, mais « d’interroger les conditions institutionnelles d’émergence, de diffusion et d’institutionnalisation des savoirs et savoir-faire participatifs et les luttes indigènes pour la définition de la bonne participation » (p. 20). La construction du propos rappelle ainsi Pierre Bourdieu sur la sociologie des champs et de la légitimité, bien que cette référence ne soit évoquée qu’en note page 112. Quant au pari du livre, il est triple : appréhender le tournant participatif en tant que construction sociale ; mettre au jour l’ensemble des arrangements professionnels (politiques, marchands ou administratifs) qui contribuent à façonner la norme participative ; et désingulariser in fine l’objet « démocratie participative » pour réinscrire son institutionnalisation dans les transformations plus larges de l’action publique et du travail politique. « Déplaçant ainsi la focale vers la dynamique de professionnalisation et la construction de marchés » (p. 20), le propos s’adapte aux spécificités de la configuration française2 – de même qu’il repose réciproquement sur l’observation des espaces de socialisation et de professionnalisation propres à ce cas.
3Première partie : « comment est-on passé d’une participation revendiquée par les militants des luttes urbaines des années 60 comme un nouvel idéal politique ou tout du moins un outil de “contre-pouvoir” à la généralisation d’offres publiques de participation ? » (p. 37) En d’autres termes : comment la contestation militante des associations a-t-elle été progressivement confisquée, puis récupérée par des professionnels de la participation au service des pouvoirs locaux en France ? Des années 1980 aux années 2000, la participation des citoyens est happée par les nouvelles politiques de la ville et de la décentralisation : ce sont désormais les pouvoirs publics qui, aidés de consultants, organisent la participation et la systématisent sous l’égide de ces professionnels. Puis réémergent à partir de 2010 des dynamiques participatives plus conflictuelles et radicales : ZAD, Indignés, ou encore Nuit debout expriment sous l’impulsion du secteur associatif leur refus de l’institutionnalisation de l’action participative. De surcroît, à côté de ces dynamiques se profilent également d’autres modes de participation – portés par des chercheurs militants associés à des acteurs associatifs – sous forme d’empowerment ou de community organizing : Alliance Citoyenne, Pouvoir d’agir, Pas sans Nous et APPUI par exemple. Face aux conflits, différentes procédures de participation trouvent ainsi leurs marques.
- 3 Tels que l’actuel Institut de la Concertation et de la Participation Citoyenne (ICPC), fondé en 200 (...)
4La deuxième partie du livre s’attaque au processus de légitimation de la participation au sein d’une société de plus en plus complexe. Notamment : « les entrepreneurs de la cause participative sont […] parvenus à imposer l’idée que la démocratie participative est une affaire de spécialistes, qu’elle ne s’improvise pas » (p. 108). Leur objectif est de mobiliser les citoyens en supplantant l’action associative et culturelle par « le déploiement de techniques et procédures qui relèvent aujourd’hui moins de l’espace militant que de celui des communicants et des experts en marketing » (p. 127). Et la démocratie participative en retire les traits d’une démocratie procédurale, où le comment se substitue au pour quoi. La question n’est plus de démocratiser les politiques, mais de faire participer les habitants. La formation à la participation devient un marché du travail à part entière – avec la constitution d’un groupe de professionnels, en quête de dispositifs de certification3.
- 4 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004.
5En guise de troisième partie, les auteures s’appliquent à décrire la « nébuleuse participative » qui se sédimente autour des marchés de prestations et du marché de l’emploi. Avec l’institutionnalisation de la démocratie participative, le nombre de professionnels occupant des postes partiellement ou totalement dédiés à la gestion et l’animation de la participation s’est multiplié. Les profils des consultants en participation se diversifient constamment : urbanisme, communication et relations publiques, management, ou encore développement durable et environnement. Et, à côté de ces spécialistes de la participation, toute une série d’agences non spécialisées ont, elles aussi, investi les marchés publics de la concertation et de la participation – avant tout pour diversifier leurs activités. Quant aux universitaires impliqués dans cette nébuleuse, ils se situent souvent à l’interface des sphères académique et professionnelle. Sur un mode bourdieusien4, les deux chercheuses esquissent alors l’auto-analyse de leur propre contribution à l’hybridation des sciences et des politiques de la participation (p. 184) ; de même qu’elles examinent les trajectoires d’autres chercheurs engagés dans le débat public – à l’image de Loïc Blondiaux, qui remporte aujourd’hui « l’essentiel de sa reconnaissance sociale hors du champ académique » (p. 183).
6Enfin, la quatrième partie débouche sur une interrogation : les politiques de démocratie participative sont-elles des politiques sans politique ? Si la bureaucratisation du modèle participatif conduit à parler de confiscation de la démocratie par un corps de professionnels de la participation, du point de vue des élus « la démocratie participative constitue d’abord une solution disponible, peu coûteuse sur le plan financier et peu risquée politiquement, qui offre aux élus la possibilité d’affirmer à moindre coût leur différence et d’afficher leur “réponse” au problème de la crise démocratique » (p. 328). En quarante ans, concluent les auteures : « on semble ainsi être passé des luttes urbaines, caractéristiques d’un conflit de classes et de pouvoir, à la célébration de “l’art de l’en commun” fondée sur l’illusion du consensus des bonnes volontés » (p. 346). Cette lecture de l’étouffement progressif de la dynamique proprement citoyenne de la participation est intransigeante, mais le constat est lui-même sans appel.
7Au terme de la lecture, on pourra toutefois se demander si le parti pris académique de l’ouvrage ne coupe pas ses auteures d’un certain public, à savoir les militants de terrain qui cherchent des alternatives à cette participation confisquée ? On retombe finalement sur la figure bourdieusienne de l’intellectuel dénonciateur des illusions, qui escompte que sa posture permettra aux dominés de prendre conscience et de se révolter. Mais, par leur langage scientifique, ces chercheuses ne se situent-elles pas d’emblée à l’écart de ceux qui s’engagent dans des actions citoyennes ?
Notes
1 Outre l’analyse des offres d’emploi liées à la démocratie participative, l’étude du réseau de l’Institut de la Concertation et l’examen des demandes d’expertise participative par les collectivités territoriales (appels d’offres à destination des marchés publics), le corpus est constitué d’observations participantes (lors d’ateliers et de rencontres) et d’entretiens qualitatifs et biographiques – données couplées à l’analyse documentaire de la littérature produite par les professionnels eux-mêmes, et complétées par la lecture critique d’environ quatre cents recherches doctorales sur la participation.
2 Au Québec, aux États-Unis ou au Royaume-Uni par exemple, l’enjeu démocratique et le secteur associatif communautaire continuent à jouer un rôle prédominant dans l’organisation du vivre ensemble.
3 Tels que l’actuel Institut de la Concertation et de la Participation Citoyenne (ICPC), fondé en 2008.
4 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004.
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Référence électronique
Jean-Marie Pierlot, « Alice Mazeaud et Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 mai 2018, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24669
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