Gianni Haver, Jean-François Fayer, Valérie Gorin et Emilia Koustova Le spectacle de la Révolution. La culture visuelle des commémorations d’Octobre
Texte intégral
1Le centenaire de la révolution d’Octobre est au cœur de l’ouvrage coordonné par Gianni Haver, Jean-François Fayet, Valérie Gorin et Emilia Koustova, proposant de revenir sur les célébrations de la « Grande Révolution Socialiste d’Octobre » entre 1918 et 1991. La commémoration du 7 novembre (conformément au calendrier grégorien) y est définie comme « un acte mémoriel issu d’une volonté politique, un processus qui passe par la création d’un référentiel historique mythifié » (p. 12). Les douze chapitres étudient ces commémorations en prenant pour source la production d’images, de films, de photographies, et d’autres supports physiques (affiches, banderoles, pin’s, emballages commerciaux), ainsi que la diffusion internationale et les détournements de cette production.
2Les trois premiers chapitres étudient la façon dont les parades du 7 novembre ont modifié l’espace urbain soviétique. Emilia Koustova aborde tout d’abord l’évolution diachronique des défilés qui réactivent les actions de masse du mouvement ouvrier. Dès les premières années du nouveau régime, différents cortèges convergeaient vers la place centrale, centre névralgique des principales villes soviétiques, scène d’œuvres théâtrales monumentales. À partir de 1924, des « carnavals politiques » donnent libre cours aux artistes amateurs. La domination stalinienne se fait sentir pendant les années 1930 avec des défilés plus professionnalisés et intégrés à la propagande, autour de la tribune des cadres du Parti, laissant les participants dans un rôle plus passif d’observateurs. Ces défilés revêtent une dimension militaire plus marquée avec le rôle joué par la figure du maréchal de l’Union soviétique et sa direction du cortège à cheval. Magali Delaloye analyse la dimension genrée des images véhiculées pendant la période stalinienne et l’absence de femmes sur le devant de la scène. Le primat donné progressivement à la parade de l’Armée rouge participe à la promotion d’un « espace homosocial » (p. 55) s’appuyant sur la figure du militaire soviétique. Dans le chapitre suivant, Emilia Koustova étudie la façon dont la mémoire de la Révolution a forgé l’espace urbain soviétique, en remplaçant les symboles tsaristes. Le « Plan de la propagande monumentale » de 1918 a renforcé le recodage d’anciens bâtiments par le nouveau régime. Selon l’auteure, la ville socialiste devient alors en elle-même un vecteur de la mémoire de l’acte fondateur du régime. Le projet stalinien reconfigure en profondeur les villes soviétiques en un outil de propagande.
3Les chapitres suivants examinent d’autres supports de promotion de la « Grande Révolution Socialiste d’Octobre ». Jean-François Fayet y étudie ainsi les timbres, cartes et enveloppes, conçus comme des médias de masse, en raison de leur importante circulation. Entre 1918 et 1991, la Russie soviétique a ainsi émis plus de 6000 timbres-poste différents. Les commémorations d’Octobre 1917 représentent près de 6 % de ces émissions et participent avec les éditions de cartes postales et d’enveloppes à « l’imposition d’une emblématique commémorative par le haut » (p. 112). Cécile Pichon-Bonin aborde ensuite les expositions de peinture organisées entre 1920 et 1930 à l’occasion des anniversaires de la Révolution d’Octobre et de l’Armée rouge. Réunissant parfois plusieurs centaines de milliers de visiteurs, la participation à ces expositions était primordiale pour les artistes soviétiques. Les conflits entre les différents groupes d’artistes durant les premières années aboutissent finalement à la domination de la ligne stalinienne, avec la représentation de sujets soviétiques dans des genres traditionnels. Les premières commandes de l’État interviennent en 1927 et il s’agit alors d’inscrire Octobre 1917 comme le point de départ de l’histoire soviétique, pour mieux en sublimer les réalisations.
4Les contributions d’Alexandre Sumpf et d’Irina Tcherneva proposent une étude des productions cinématographiques soviétiques, sous deux perspectives différentes. Alexandre Sumpf aborde la représentation de la Révolution d’Octobre dans le cinéma soviétique. Après 1917, la production cinématographique est mise au service du nouveau régime en remobilisant des images d’archives afin de mettre en place une vision mythifiée de l’évènement. Au cours des années 1930, de nouvelles productions participent à une réécriture de la Révolution en focalisant le propos sur la figure de Staline, puis après 1945 sur la « Grande Guerre patriotique ». Irina Tcherneva aborde, quant à elle, la production de films documentaires dans les pays baltes annexés par l’URSS en 1940. Pour ces populations, l’imaginaire visuel d’Octobre 1917 n’était pas aussi lisible que pour un public soviétique et il s’agissait de légitimer l’annexion en l’appuyant sur les traditions révolutionnaires des pays baltes. Les films documentaires commémoratifs visaient alors à tracer une ligne de continuité entre les moments révolutionnaires nationaux de 1905 à 1940. Valérie Gorin et Gianni Haver étudient ensuite la couverture des commémorations dans les actualités filmées. Les ciné-journaux s’imposaient alors comme un média populaire, le seul permettant de mettre des images sur des informations. Ces commémorations sont l’occasion pour les spectateurs occidentaux de voir l’engagement des populations dans ces cérémonies, le primat donnés aux personnalités en tribune officielle, mais aussi d’analyser les avancés techniques et sociales de l’URSS, et notamment de ses armements.
5Constance Frei s’attache aux compositions musicales commémoratives de la Révolution. Le domaine musical reflète les luttes entre des conceptions antagoniques sur le rôle de la culture, notamment entre la ligne plus conservatrice du commissariat du Peuple à l’éducation – le Narkompros – et les artistes du Proletkult. Les premières commémorations mettent en lumière une grande diversité artistique combinant une pluralité des formes d’expression (par exemple par l’intégration de sirènes d’usines dans les compositions musicales). En 1932, la dissolution des associations d’artistes est le signe d’une reprise en main de la production artistique par le pouvoir, accentuée encore un peu plus par la doctrine Jdanov au cours de la Guerre froide. Le champ musical, quand il repose sur l’absence de texte, montre néanmoins la difficulté à traduire musicalement un processus complexe comme la Révolution d’Octobre.
6Les commémorations d’Octobre ne se limitent pas au territoire soviétique, c’est pourquoi Romain Ducoulombier étudie les affiches produites par le Parti communiste français entre 1952 et 1967. La Révolution d’Octobre est souvent mythifiée, car « l’URSS existe d’abord dans les têtes, grâce à un intense travail de substitution de sa réalité par un monde symbolique structuré » (p. 142). Les grandes dynamiques de la Guerre froide et les évolutions internes en URSS influencent la teneur de ces affiches, qui passent du culte de Maurice Thorez à la promotion des grandes réalisations soviétiques, comme la conquête spatiale et l’édification des villes soviétiques. Gianni Haver analyse ensuite la place occupée par les commémorations d’Octobre dans la presse illustrée de l’Europe occidentale. La couverture et l’angle choisi par ces magazines dépendent certes de leur orientation politique, mais aussi de leur accès aux images et à l’information. Dans l’ensemble, ces titres occidentaux font preuve d’un regard curieux à l’égard du régime soviétique, même si certains magazines mettent en avant une « anti-commémoration » en se focalisant sur les problèmes persistants. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, Valérie Gorin met en lumière la réception de ces commémorations aux États-Unis par les retransmissions télévisuelles. Véritables « cérémoniels télévisés », ces retransmissions sont enrichies par la production d’images authentiques permises par les satellites de transmission et par l’envoi de correspondants sur place, rendant possible de nouvelles interprétations de l’évènement. Il s’agissait alors bien souvent d’analyser l’évolution des technologies militaires soviétiques dans un contexte de course aux armements, mais aussi d’identifier d’éventuelles fissures dans l’autorité du régime. Le contact des correspondants avec la population et l’entrée de ces commémorations dans les foyers états-uniens à travers la télévision contribuaient à mettre en scène « deux parfaites sociétés en miroir » (p. 270).
7Cet ouvrage constitue un recueil fondamental pour comprendre l’impact de la Révolution d’Octobre dans le monde soviétique et donne à voir son instrumentalisation par le régime. Les « focus » au cœur des chapitres viennent renforcer le propos en évoquant des sources et des aires géographiques moins étudiées. Enfin, il faut souligner la richesse des illustrations et des images d’archives, dont le dialogue avec les textes est une des grandes réussites de cet ouvrage. Conçu comme un acte fondateur, le 7 novembre sert progressivement à montrer les réalisations accomplies. La période stalinienne met un terme aux commémorations festives et populaires, « la manifestation commémorative du 7 novembre, cette allégorie du peuple en marche vers la révolution, se fait spectacle, mais un spectacle auquel tous sont censés participer, effaçant la frontière entre acteurs et spectateurs. […] La chorégraphie du défilé évolue dès les années 1930 vers la mise en scène d’un peuple discipliné, hiérarchisé et mobilisé autour de ses chefs » (p. 15). Il s’agit dès lors de commémorer le présent et notamment les leaders, bien plus que les mouvements révolutionnaires ayant permis la chute du régime tsariste. La Révolution d’Octobre sera même supplantée par l’évocation de la « Grande Guerre patriotique ». L’évolution des représentations de la Révolution d’Octobre traduit une prise de distance du régime soviétique à l’égard de son moment fondateur. Comme le concluent les auteurs, « le passé ne constitue pas le seul horizon du spectacle de la Révolution. Celui-ci s’attarde bien volontiers sur le présent et se projette vers l’avenir. Et quand le passé est évoqué, c’est tout autant pour le moment historique célébré que le chemin parcouru depuis qui compte » (p. 274).
Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre Marie, « Gianni Haver, Jean-François Fayer, Valérie Gorin et Emilia Koustova Le spectacle de la Révolution. La culture visuelle des commémorations d’Octobre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24668 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24668
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page