Claire Pignol, La théorie de l’équilibre général
Texte intégral
1L’analyse économique contemporaine repose en grande partie sur les apports de la théorie de l’équilibre général, selon laquelle la coordination des actions individuelles par le mécanisme de marché est le processus le plus efficace pour allouer des ressources, et pour inciter à produire et à consommer en fonction des prix. Le petit livre de Claire Pignol opère un travail salutaire de clarification d’un corpus insuffisamment questionné. Il était en effet urgent de se pencher réellement et sérieusement sur l’ensemble des hypothèses formulées par les tenants de la théorie de l’équilibre général, depuis Léon Walras à la fin du XIXe siècle, tant elles paraissent contre-intuitives. Claire Pignol montre bien qu’il s’agit de « théorie », qu’il faut en discuter la démarche épistémologique particulière et que ses conséquences philosophiques doivent être approfondies.
2Dans La théorie de l’équilibre général, Claire Pignol s’efforce de traiter de manière simple et sans formalisme mathématique excessif les domaines dans lesquels cette branche de l’analyse économique a produit ses résultats les plus stimulants. Sa démarche est conforme à celle de la collection (« Les Savoirs mieux ») et fait de ce livre d’un peu plus d’une centaine de pages une excellente introduction à des développements intellectuels trop souvent négligés. La théorie de l’équilibre général a en effet un statut très particulier : elle est considérée soit comme un acquis et une évidence que les principaux manuels d’économie standard évacuent dans les premières pages, soit comme une aberration, une construction théorique déconnectée de la réalité qui prouve que l’économie n’est pas une science sociale. Une telle divergence des approches ne s’explique que par la conclusion radicale qu’a progressivement fait émerger cette théorie : l’affirmation que le mécanisme de marché concurrentiel est socialement efficace et, in fine, qu’il est plus juste que toute autre alternative.
3L’ouvrage comporte cinq parties qui évoquent les grands apports des différentes composantes de ce qu’on regroupe dans la théorie : la coordination des décisions individuelles, l’économie du bien-être, la stabilité de l’équilibre, la concurrence et la justice. Chaque chapitre s’efforce de repartir des ouvrages ou des articles fondateurs, sans pour autant s’inscrire dans une logique d’histoire de la pensée économique. Deux auteurs sont ainsi considérés comme des contributeurs équivalents à la théorie de l’équilibre général : Antoine Augustin Cournot, mathématicien et philosophe qui écrivait en 1838 sur les comportements d’entreprises en situation de concurrence imparfaite, et Kenneth Arrow, enseignant-chercheur américain dont les travaux cités s’étalent de 1951 à 1985. Pourtant, pour chacun de ces deux auteurs, la science économique était structurée académiquement de manière très différente et les publications autant que les audiences sont difficilement comparables.
- 1 Kenneth J. Arrow et Gérard Debreu, « Existence of an equilibrium for a competitive economy », Econo (...)
4La théorie de l’équilibre général a joué un rôle majeur dans la professionnalisation de l’analyse économique. Elle a ainsi confirmé et prolongé la capacité de l’économie mathématique et formalisée, issue de la révolution dite « marginaliste » de la fin du XIXe siècle, à proposer des solutions aux grands problèmes sociaux. C’est ce que montre clairement le premier chapitre en décrivant l’apport fondamental que l’article de 1954 de Kenneth Arrow et Gérard Debreu1 a constitué d’un point de vue scientifique et épistémologique : il s’agissait de la première démonstration axiomatique de l’intuition d’Adam Smith sur l’efficacité du mécanisme de marché concurrentiel pour coordonner l’action individuelle. D’un point de vue social, la théorie de l’équilibre général venait ainsi d’établir une sorte d’étalon d’un fonctionnement potentiellement harmonieux de la vie en collectivité, où tout le monde trouverait son intérêt. Sur la base d’hypothèses économiques assez poussées (et éminemment liées à la formulation mathématique du problème), Claire Pignol décrit la manière dont l’existence de l’équilibre est démontrée, grâce à l’ajustement des prix qui permet d’accorder les décisions des consommateurs et des producteurs : de les « équilibrer ».
5À partir de la formulation du théorème d’existence de l’équilibre, qui constitue le fondement de la théorie, les autres avancées viennent plutôt clarifier des points précis. Ainsi les débats sur l’optimalité de l’équilibre sont antérieurs à la démonstration de son existence. Ils mobilisent l’analyse de Vilfredo Pareto, autre grand auteur emblématique de la théorie de l’équilibre général. En raisonnant sur des allocations de ressources entre agents, une situation est efficace si on ne peut plus améliorer le sort d’un individu (lui allouer plus d’un bien) sans dégrader celui d’un autre. Ce que Claire Pignol qualifie de « jugement collectif unanimiste » est parfaitement cohérent avec la théorie de l’équilibre général, qui montre que la concurrence permet de déboucher sur une situation optimale au sens de Pareto. Comme le souligne l’auteure, cette conclusion qualifiée d’économie du bien-être lance la réflexion sur la place du libéralisme ou sur les conditions réelles et concrètes de la concurrence. Bref, loin de clore le débat, elle en permet l’ouverture.
6Les chapitres 3 et 4 traitent de raffinements de la théorie et montrent à quel point elle a permis de faire évoluer l’analyse économique. Prouver par exemple que l’équilibre existe et peut fonctionner n’indique pas comment se réalisent les échanges. La manière dont s’ajustent les prix, ou les conditions dans lesquelles l’équilibre des forces du marché est possible sont deux questions qui ont fait l’objet de réflexions approfondies sans que nul ne puisse apporter de réponses totalement satisfaisantes. On songe ici en particulier au rôle très réduit joué par la monnaie comme simple intermédiaire des échanges. L’autre grande inconnue, analysée sans pour autant faire l’objet de consensus, c’est la fixation des prix. Les producteurs et les consommateurs prennent leurs décisions et choisissent des quantités de bien en fonction d’une information... dont les auteurs de la théorie de l’équilibre général tentent de décrire l’origine, sans parvenir à nous convaincre. Les travaux mobilisent des contrats, des choix de quantités de production ou des décisions de fixation de prix arbitraires, soit des concepts qui tournent tous autour d’un même mécanisme de marché (la confrontation de l’offre et de la demande) mais avec des conceptions très différentes de la concurrence. Le prix est l’information qui constitue la clé de voûte de la théorie de l’équilibre général, mais aucune analyse s’inscrivant dans ces modèles n’est en capacité d’expliquer comment il finit par se fixer à son niveau d’équilibre.
7Le dernier chapitre est sans doute le plus riche et le plus réflexif car il dépasse les aspects traditionnels de l’économie abordés jusqu’alors. Il étudie la notion de justice qui découle de la théorie de l’équilibre général. Si l’analyse des décisions politiques est particulièrement bien éclairée par les modèles qui s’inscrivent dans ce cadre théorique (avec la généralisation du paradoxe de Condorcet par Kenneth Arrow, qui montre que l’utilisation des prix permet justement de résoudre les difficultés des choix collectifs), on ne peut que regretter avec l’auteure la faiblesse philosophique des conceptions de la justice qui fondent la théorie de l’équilibre général : les questions d’inégalité, de répartition sont finalement peu approfondies.
Notes
1 Kenneth J. Arrow et Gérard Debreu, « Existence of an equilibrium for a competitive economy », Econometrica, vol. 22, n° 3, 1954, p. 265-290.
2 Les œuvres complètes de Léon Walras ont été éditées aux éditions Économica, celles de Vilfredo Pareto chez Droz. La plupart des autres auteurs n’ont pas été réédités.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Claire Pignol, La théorie de l’équilibre général », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 avril 2018, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24600 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24600
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