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Emmanuelle Savignac, Yanita Andonova, Pierre Lénel, Anne Monjaret, Aude Seurrat (dir.), Le travail de la gamification. Enjeux, modalités et rhétoriques de la translation du jeu au travail

Ellie Mevel
Le travail de la gamification
Emmanuelle Savignac, Yanita Andonova, Pierre Lénel, Anne Monjaret, Aude Seurrat (dir.), Le travail de la gamification. Enjeux, modalités et rhétoriques de la translation du jeu au travail, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ICCA », 2017, 202 p., ISBN : 978-2-8076-0487-2.
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Texte intégral

  • 1 Sur ce sujet voir : Emmanuelle Savignac, « Carnaval d’entreprise et spectacularisation de l’ordre m (...)
  • 2 Deterding, S., Dixon, D., Khaled, R. et al., “From game design elements to gamefulness: defining ga (...)

1Les challenges, les jeux de rôles et de simulation ou les serious game sont devenus des pratiques courantes dans le domaine du travail et de la formation1. Le recours croissant aux jeux dans les contextes professionnels dans le but d’optimiser la performance, l’apprentissage ou la productivité soulève une réflexion sur l’évolution des pratiques et des discours managériaux. Les contributions réunies dans cet ouvrage collectif mobilisent le concept de gamification – qui fait référence à « l’usage d’éléments de game design dans des contextes autres que de jeu » (Deterding et al. 2011)2 – afin d’explorer, à partir d’approches et de terrains variés, la question de l’importation des structures du jeu dans les contextes de travail et de formation. Ainsi, cet ouvrage invite à dépasser l’opposition traditionnelle entre les activités de jeu et les activités de travail et permet de concilier deux champs de recherche souvent envisagés comme contradictoires.

  • 3 La contribution de Touzet s’intéresse à l’utilisation du jeu dans le contexte de la formation des g (...)

2La première partie de l’ouvrage revient sur l’émergence de la notion de gamification et apporte un éclairage historique sur l’utilisation du jeu dans le contexte du travail. La contribution de Savignac souligne que si le concept de gamification est apparu récemment dans le milieu académique, l’utilisation de jeux au travail n’est pas pour autant un phénomène nouveau. En effet, les jeux sont depuis longtemps mobilisés aussi bien par les salariés dans le but de se distraire que par les entreprises dans l’objectif d’accroitre la motivation et la performance ou de favoriser l’apprentissage ou la formation3. Cependant, le recours croissant aux jeux va de pair avec l’émergence de nouvelles formes de management qui promeuvent « l’épanouissement, l’amusement et la relaxation des salariés à des fins d’efficacité dans le travail » (p. 24). L’environnement de travail se doit d’être fun et ludifié et comme le soulignent Andonova et Monjaret, « c’est l’usage du jeu dans et par l’entreprise qui est en train de changer » (p. 57). En effet, les auteures constatent une « domestication » et une « transposition » des mécaniques du jeu au travail. Ainsi, les entreprises utilisent le jeu comme un « outil managérial » afin d’optimiser leur performance. De ce fait, le « jeu au travail est de moins en moins une simple parenthèse dans le cadre professionnel. Il est aujourd’hui minutieusement pensé, utilisé, mis en scène, incorporé dans les logiques organisationnelles afin de servir l’entreprise » (p. 67).

3Les contributions réunies dans la seconde partie de l’ouvrage analysent des cas concrets de « dispositifs gamifiés ». La contribution de Frances, Le Lay et Pizzinat s’intéresse au concours « Ma thèse en 180 secondes » (MT180). À partir d’un dispositif méthodologique mêlant l’observation des concours, la réalisation d’entretiens avec des participants et des organisateurs du concours, et la passation d’un questionnaire auprès de 420 participants, ce chapitre souligne l’importance accordée aux compétences en matière de communication dans les nouveaux standards académiques. En effet, l’accroissement de la contractualisation de la recherche contraint les chercheurs à convaincre et à savoir vendre leur projet afin d’obtenir des financements. Ainsi, la mise en place d’un « dispositif spectaculaire » tel que MT180 permet, par l’intermédiaire du jeu, d’appuyer ces nouvelles exigences académiques et d’intégrer au cursus doctoral une formation entrepreneuriale. Dans la seconde contribution, Martin et Alvarez questionnent « le sens même du jeu lorsque celui-ci est vécu comme un “exercice” obligatoire dans le cadre d’un programme de formation dédié au cadre » (p. 107). En appuyant leur propos sur l’analyse d’un simulateur de l’armée converti en serious game à l’occasion d’une formation, les auteurs s’intéressent à la dégamification, c’est-à-dire au fait « de prendre un jeu ou un contexte présentant des éléments ludiques pour en retirer les aspects ludogènes » (p. 99). Dans le cadre de cette formation, le serious game devient un « serious serious » dans la mesure où les cadres qui sont en situation de formation n’adoptent pas une attitude ludique face au dispositif mis en place. Cette contribution invite donc à détourner le regard du dispositif en lui-même pour s’intéresser à l’attitude des personnes face à ce dispositif. Ainsi, « ce n’est pas le dispositif qui fait le jeu, mais un élément extérieur au dispositif : le joueur. » (p. 99). Dans le même esprit, la contribution de Potier s’intéresse au jeu vidéo Mecagenius utilisé dans les classes de génie mécanique. Ce serious game propose un découpage séquentiel de l’apprentissage et permet aux apprentis de se familiariser avec l’atelier, l’usinage de pièces et la gestion d’un projet de fabrication. Le problème qui émerge est que « ces séquences de travail sont prescrites sous forme idéale typique et tendent à entrer progressivement en décalage avec les situations pratiques de travail réel en atelier » (p. 121-122). À mesure que les apprentis développent des savoirs en situation professionnelle, ils prennent leur distance vis-à-vis d’un jeu qui met en scène des situations de plus en plus décalées avec l’activité de l’atelier. Ainsi, on entrevoit les limites de ce serious game qui propose des tâches éloignées des normes professionnelles auxquelles se familiarisent les apprentis au sein de l’atelier.

  • 4 Winnicott a souligné cette distinction dans son ouvrage Jeu et réalité, L’espace potentiel, Paris, (...)

4Enfin, la troisième partie de l’ouvrage s’intéresse aux discours et aux rhétoriques qui entourent l’usage des jeux dans les pratiques professionnelles. La contribution de Seurrat rend compte des arguments récurrents qui promeuvent le recours aux jeux dans la formation professionnelle. Face à la diversité des façons de mobiliser le jeu en contexte de formation et l’hétérogénéité des publics visés, l’auteur interroge notamment l’argument de l’efficacité pédagogique. Dans ces discours, le jeu est présenté comme un outil optimisant l’apprentissage. Selon l’auteur, cette conception relèverait d’une « conception béhavioriste où tout jeu opérerait le même stimulus et garantirait les mêmes effets performants, quels que soient les publics et les contextes de formation » (p. 150). Cette contribution fait donc directement écho aux analyses de cas de dispositifs gamifiés présentés précédemment – notamment celle de Martin et Alvarez sur la formation des cadres et celle de Potier sur l’utilisation du serious game Mecagenious. Ainsi, les discours sur les serious game sont porteurs de « promesses sur les bénéfices supposés du jeu en formation » (p. 149) sans prendre en considération l’appétence variable d’un individu à l’autre pour le jeu. En marquant la distinction entre le game et le play4 – c’est-à-dire entre ce qui relève du jeu et de sa structure et ce qui appartient au joueur et à son attitude ludique – la contribution conclusive de Lénel souligne, à cet égard, la façon dont le game dévore le jeu par les objectifs de productivité qui l’anime. En effet, le game « tente de détourner du jeu le jeu de son espace potentiel de créativité pour en faire un outil au service du management » (p. 178). De ce fait, Lénel souligne que la gamification apparait comme « la forme la plus contemporaine de l’enrôlement de la subjectivité des salariés au travail » (p. 179). Cependant, si la gamification devait conduire à une transformation du rapport au travail, les contributions réunies dans cet ouvrage indiquent que « le travail réel, ce qu’on peut appeler l’activité, fait retour et résiste à la gamification. » (p. 181). Par ailleurs, l’auteur souligne que le jeu, loin d’être au cœur de l’activité de travail, n’occupe qu’une partie infime de temps de travail et de formation. L’auteur pose donc la question de savoir si ces moments sont suffisamment signifiants pour parler de gamification du travail.

5Les contributions réunies dans cet ouvrage permettent au lecteur d’appréhender les usages du concept de gamification à partir d’une diversité d’approches et de terrains. Les cas empiriques développés mettent à l’épreuve des terrains le concept de gamification, soulignent ces différents usages et ses limites, et permettent de soulever des questions relatives aux transformations du travail et des approches managériales.

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Notes

1 Sur ce sujet voir : Emmanuelle Savignac, « Carnaval d’entreprise et spectacularisation de l’ordre managérial », Journal des Anthropologues, n° 1, 2013, p. 385-407. Et Emmanuelle Savignac, La gamification du travail. L’ordre du jeu, Londres, ISTE éditions, coll. « Innovation, entrepreneuriat et gestion », 2017 ; compte rendu de Rachel Hoekendijk pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24087.

2 Deterding, S., Dixon, D., Khaled, R. et al., “From game design elements to gamefulness: defining gamification”, Proceedings of the 15th International Academic MindTrek Conference: Envisioning Future Media Environments, ACM, 2011, p. 9-15.

3 La contribution de Touzet s’intéresse à l’utilisation du jeu dans le contexte de la formation des gestionnaires. Il développe l’argument selon lequel « le lien entre jeu et formation à la gestion tient pour partie à la correspondance qui semble exister entre l’activité du joueur et celle du manager » (p. 37). Cette contribution appuie l’idée que les pratiques économiques et les pratiques ludiques entretiendraient un rapport analogique qui pourrait justifier le fréquent recours aux jeux dans les formations en gestion.

4 Winnicott a souligné cette distinction dans son ouvrage Jeu et réalité, L’espace potentiel, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ellie Mevel, « Emmanuelle Savignac, Yanita Andonova, Pierre Lénel, Anne Monjaret, Aude Seurrat (dir.), Le travail de la gamification. Enjeux, modalités et rhétoriques de la translation du jeu au travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24513 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24513

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