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Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie

Rubis Le Coq
La vérité est ailleurs
Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Interventions », 2017, 87 p., ISBN : 978-2-7351-2374-2.
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Texte intégral

  • 1 D’après l’auteur « tout de la réalité » peut être « interprété en termes de complots » (p.11).

1Qu’y a-t-il de commun entre la sorcellerie et la célèbre série américaine des années 1990, X-Files, qui mettait en scène un improbable binôme d’enquêteurs du FBI, l’agent Mulder, fasciné par le paranormal, et l’agent Scully, une scientifique rationaliste ? En faisant ce rapprochement, l’anthropologue Jean-Pierre Dozon entend questionner en quoi théories du complot et interprétations1 conspirationnistes structurent le rapport des sociétés au présent, en Afrique comme en Occident.

2L’essai de 87 pages est organisé en 9 chapitres. Les premiers traitent de la dualité de la sorcellerie, de sa pratique dans les hautes sphères de l’état et de son lien avec la modernité tout comme avec la globalisation. L’auteur analyse dans un second temps la sorcellerie au prisme des relations entre le Nord et le Sud en prenant l’exemple des stigmatisations, notamment au cours de l’épidémie du sida et de celle d’Ebola. Enfin Jean-Pierre Dozon dépeint l’omniprésence de la sorcellerie dans notre quotidien en décrivant celle-ci comme un phénomène global qui gagne en puissance à travers la fiction.

3L’ouvrage paraît à l’issue de l’épidémie de fièvre à virus Ebola de 2014-2016 dans les pays de la Mano river. Cette épidémie a donné lieu à la diffusion massive, notamment sur les réseaux sociaux, de rumeurs portant sur les complots ourdis contre les populations par des organisations internationales occidentales comme Médecins sans frontières et par les élites nationales. Ces dernières ont ainsi été accusées d’être les instigatrices de l’épidémie dans le but d’organiser des trafics d’organes ou de sang et de planifier la mort de la population, à des fins démographiques ou pour réduire la base militante de tel ou tel parti politique2. En France, un récent rapport de l’Ifop3 estime que « seul un Français sur cinq serait hermétique au complotisme ». L’essai de Jean-Pierre Dozon entend dans ce contexte rendre compte des enjeux et du sens de ces théories conspirationnistes et rumeurs ubiquistes.

  • 4 Dozon Jean-Pierre, Ethnicité et histoire. Introduction et métamorphose sociales chez les Bété de Cô (...)

4La vérité est ailleurs n’est pas une énième enquête sur la sorcellerie. Se démarquant d’une approche fondée sur une aire culturelle et évitant le risque de l’essentialisation, l’auteur traite de l’actualité de la sorcellerie et interroge en fait l’histoire de l’Afrique en relation avec le monde occidental. Il s’intéresse tout particulièrement aux États-Unis à travers l’analyse du pentecôtisme et des productions cinématographiques. Mais il revisite aussi ses terrains ivoiriens antérieurs (société Bété de Côte d’Ivoire4) et souligne ainsi à la fois l’étendue géographique et la modernité des phénomènes de rumeur et de complot. L’’univers sorcier dont parle l’auteur repose sur un système de croyance dans lequel la communauté des sorciers constitue le double de celle des vivants. Les sorciers peuvent intervenir de leur « magie » dans le cours du « monde ordinaire » (p. 16).

5La sorcellerie est également discutée dans l’ouvrage au prisme des politiques de développement et de la santé mondiale. Articulant les échelles d’analyse du phénomène sorcier du petit village bété jusqu’au monde global, Jean-Pierre Dozon montre comment, dans des réalités situées et localisées, le langage du complot et de la sorcellerie permet aux individus de donner sens à leur place dans leur monde ainsi qu’aux questions et logiques qui sous-tendent les relations entre le Nord et le Sud.

6La grammaire de la sorcellerie traduit le dualisme du monde et mobilise des dualités structurantes telles que celles du jour et de la nuit, du conscient et de l’inconscient, de la vie et de la mort, du quotidien et de l’événement, du visible et de l’invisible : les premiers termes relèvent de ce que l’auteur définit comme la « scène du vis-à-vis », c’est-à-dire de ce qui se voit, tandis que les seconds correspondent au « double », à la sorcellerie. Jean-Pierre Dozon introduit avec humour ce monde dichotomique en mettant en lien le village bété de ses premiers travaux et les personnages principaux de la série télévisée X-files. Sur le mode de la bipartition entre monde des vivants et monde magique, Danna Scully incarne raison et scientificité tandis que Scott Mulder incarne la perception au-delà du plausible. Cette dernière approche, à l’instar de la sorcellerie, permet de voir au-delà du réel et de saisir que « la vérité est ailleurs ».

7Comment appréhender la permanence et l’extension du langage de la sorcellerie ? Jean-Pierre Dozon défend l’idée de la plasticité de la sorcellerie. C’est cette propriété qui permet à ceux qui l’invoquent ou y ont recours de démêler l’inexplicable et de combler les vacuités explicatives, c’est elle encore qui permet au discours de la sorcellerie d’évoluer et de s’adapter.

  • 5 Bayart Jean-François, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006.
  • 6 Geschiere Peter, The Modernity of witchcraft. Politics and occult in postcolonial Africa, Charlotte (...)
  • 7 Comaroff Jean et Comaroff John, Zombies et frontières à l’ère néo-libérale. Le cas de l’Afrique du (...)
  • 8 Terme qu’il emprunte à : Poliakov Léon, La Causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutio (...)

8C’est ainsi que la sorcellerie est décrite comme un outil d’exercice et de production de pouvoir et de distinction, pratiquée jusque dans les instances les plus hautes, comme l’a montré Jean-François Bayart5 (Jean-Pierre Dozon donne quant à lui l’exemple de fonctionnaires d’État ayant recours à des procédés magiques pour acquérir biens et pouvoir). Par ailleurs, les mouvements néolibéraux des années 1990 tels que les plans d’ajustement structurels et leurs conséquences ont constitué un terreau favorable à une modernité6 africaine de « corruption », de « fragilisation généralisée des États », « d’insécurité et d’illégalisme » (p. 29). Ce contexte a été propice à l’expansion des mouvements religieux néopentecôtistes venus des États-Unis7, qui ont contribué par leur populisme à la publicisation de la sorcellerie. Aussi, estime Jean-Pierre Dozon, la sorcellerie acquiert-elle à l’aube du troisième millénaire une dimension globale. L’image d’un monde binaire s’efface pour laisser place à celle d’un univers où sorcellerie et quotidien s’entremêlent et où la « causalité diabolique »8 apparaît au cœur des modes de pensée, en Afrique et ailleurs dans le monde, pour expliquer tout type d’écueil (chômage, maladie, pauvreté, etc.).

9Jean-Pierre Dozon poursuit sa réflexion en discutant de deux maladies présentées comme des « forces du mal » : le sida et la maladie à virus Ebola (MVE). Ces deux zoonoses ont leur origine en Afrique mais impliquent des enjeux mondiaux. Leur émergence a été l’occasion pour certains discours venus d’Occident de stigmatiser et d’accabler les populations du continent africain sous divers motifs relevant du fantasme (la prétendue proximité des Africains avec les singes, invoquée comme facteur de transmission d’Ebola, leur sexualité soi-disant incontrôlable qui expliquerait la forte prévalence du VIH, etc.). Pour l’auteur, on doit comprendre ces épidémies comme le point de départ d’un processus d’inversion de la stigmatisation, avec la naissance de diverses rumeurs et de « paranoïas » complotistes qui cette fois indexent les dirigeants locaux ainsi que le monde occidental (essentiellement les États-Unis et l’Europe), soupçonnés, sous couvert de programmes d’aide au développement, de vouloir nuire au continent africain.

  • 9 Mouvement né dans les années 2000 aux États-Unis sous l’appellation natural hair movement, porté pa (...)
  • 10 Lachenal Guillaume, Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colon (...)
  • 11 Mc Govern Mike, Unmasking the state. Making Guinea modern, Chicago, The University of Chicago Press (...)

10Jean-Pierre Dozon propose donc de penser l’émergence de ces théories en parallèle du développement de discours et de pratiques de revendication africaines (développement de la musique afro-pop sur la scène internationale, mouvement nappy9, présence du tissu wax dans la mode internationale, etc.) qui mettent en cause l’hégémonie occidentale. La reconnaissance de ces dynamiques invite à complexifier la lecture d’un monde postcolonial où les rapports de domination resteraient irrémédiablement unilatéraux, du Nord vers le Sud. Par ailleurs, le lien que fait l’auteur entre l’Afrique francophone et les États-Unis, à travers l’analyse du pentecôtisme, invite également à franchir la frontière symbolique encore trop présente aujourd’hui entre littérature francophone et anglophone concernant le continent africain. À travers son analyse des rumeurs et théories du complot, Jean-Pierre Dozon étudie des terrains qui sont habituellement pensés séparément. Ce décloisonnement permet d’interroger ces phénomènes dans leur globalité. La réception de l’intervention de la communauté internationale durant la crise d’Ebola cristallise la détérioration de la légitimité de l’Occident et des dirigeants Africains. Elle s’inscrit également pour les populations dans la longue durée d’une relation difficile : la mise en œuvre des programmes internationaux de gestion de crise sanitaire n’était en effet pas sans rappeler certaines pratiques de l’époque coloniale (manque de prise en compte des pratiques funéraires locales, vaccinations forcées10) ainsi que de plus récents conflits (dictatures, génocide culturel11).

  • 12 Petersen Wolfgang, Alerte ! , 1995.
  • 13 Soderbergh Steven, Contagion, 2011.

11Ce retournement du discours ambiant vers un paradigme anti-occidentaliste émanant de l’Afrique a pris une proportion d’autant plus importante que la sorcellerie s’inscrit dans le temps contemporain et globalisé : celui des médias (télévision, téléphones portables, etc.) et des réseaux sociaux. Mais c’est par le bais de la « puissance fictionnelle » des films catastrophes, des films d’épouvante et autres fictions américaines que ce « complotisme global », cette « crise sorcellaire mondialisée », serait rendue encore plus forte, ce que Jean-Pierre Dozon désigne comme le « redoublement fictionnel ». Les films Alerte !12 et Contagion13 mettant en scène de fictives épidémies d’Ebola menaçant le monde sont deux exemples de la manière dont fiction et réalité s’entremêlent. Cette mise en fiction accroit la zone de flou à la frontière entre réel et fictif. La réalité inspire la fiction qui elle même alimente la paranoïa. La fiction semble alors avoir le pouvoir de donner plus de réel à la réalité

12Jean-Pierre Dozon déconstruit donc l’idée reçue voulant que la sorcellerie soit une spécificité des pays non occidentaux, la faisant apparaître comme un phénomène global qui fait appel à des schèmes cognitifs et des « constructions de l’imaginaire » propres à l’esprit humain plus qu’à une culture donnée. S’inscrivant donc dans toutes les cultures, le retour en force de la sorcellerie peut ainsi être décrit comme une « crise diabolique globale », dont l’auteur voit l’illustration dans les fondamentalismes religieux et leurs dérives.

13Jean-Pierre Dozon propose une anthropologie des circulations. Dans le mouvement continu de pensées, de savoirs, de biens entre l’Afrique et le reste du monde (mais aussi au sein même de l’Afrique), la sorcellerie naît, se construit, monte en puissance et prend de l’influence. Elle-même est influencée par des facteurs endogènes ou exogènes (mouvements religieux, fictions, médias, modernité émergente, etc.). L’ouvrage se conclut sur une critique de la modernité et du néolibéralisme. Jean-Pierre Dozon incrimine notamment le discrédit croissant dont fait l’objet la parole publique et politique. Face à ce constat, l’auteur appelle les acteurs sociaux à une mobilisation citoyenne afin de faire en sorte que la vérité fasse partie du réel et ne soit plus à chercher dans cet « ailleurs » que représentent la sorcellerie ou le complotisme.

  • 14 Warnier Jean-Pierre, « Ceci n’est pas un sorcier. De l’effet Magritte en sorcellerie », Politique A (...)
  • 15 En disant cela, Jean-Pierre Warnier fait référence au célèbre tableau de René Magritte représentant (...)

14Jean-Pierre Dozon souligne dans cet essai la puissance de l’imaginaire de la sorcellerie et son soubassement sociologique et politique. En outre, sans doute faut-il, comme nous y invite Jean-Pierre Warnier dans un récent article14, prendre garde à l’effet Magritte15 en sorcellerie. Il propose en effet de distinguer le discours sur la sorcellerie de la crise sorcellaire et ainsi d’interroger l’expérience des acteurs à partir de pratiques empiriques afin d’aller au-delà de la fiction, pour rappeler ainsi que la sorcellerie est aussi crise et expérience vécue.

  • 16 Orwell George, 1984, Paris, Gallimard, 1950.

15Finalement, en analysant le rôle des théories du complot dans des productions cinématographiques populaires aussi bien que dans d’importants évènements qui ont traversés l’Afrique et qui la relient au monde globalisé (colonisation, esclavage, pentecôtisme, sida, Ebola, fondamentalismes religieux), Jean-Pierre Dozon produit un ouvrage synthétique et accessible aux non-spécialistes. Si le recours à l’exemple d’une série déjà ancienne telle que X-files peut laisser penser aux plus jeunes que ce paradigme complotiste et paranoïaque est révolu, il suffit de penser aux dystopies massivement apparues sur nos écrans ces dernières années (The handmaid’s tale, Her, Black Mirror, etc.) ou au plus ancien mais intemporel 198416 pour exemplifier la prégnance de ce phénomène au sein de notre société.

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Notes

1 D’après l’auteur « tout de la réalité » peut être « interprété en termes de complots » (p.11).

2 Faye Sylvain, « ‟L’exceptionnalité” d’Ebola et les ‟réticences” populaires en Guinée-Conakry. Réflexions à partir d’une approche d’anthropologie symétrique », Anthropologie & Santé, n° 11, 2015.

3 D’après une enquête Ifop du 7 janvier 2018 : http://www.ifop.fr/media/poll/3942-1-study_file.pdf.

4 Dozon Jean-Pierre, Ethnicité et histoire. Introduction et métamorphose sociales chez les Bété de Côte d’Ivoire, Paris, Orstom, 1981 et Dozon Jean-Pierre, La société Bété. Histoire d’une ethnie de Côte d’Ivoire, Paris, Orstom-Karthala, 1985.

5 Bayart Jean-François, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006.

6 Geschiere Peter, The Modernity of witchcraft. Politics and occult in postcolonial Africa, Charlottesville, The University of Virginia Press, 1997.

7 Comaroff Jean et Comaroff John, Zombies et frontières à l’ère néo-libérale. Le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

8 Terme qu’il emprunte à : Poliakov Léon, La Causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, Paris, Calmann-Lévy, 1980.

9 Mouvement né dans les années 2000 aux États-Unis sous l’appellation natural hair movement, porté par des femmes noires qui revendiquent de conserver leurs cheveux crépus.

10 Lachenal Guillaume, Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies, Paris, La Découverte, 2014.

11 Mc Govern Mike, Unmasking the state. Making Guinea modern, Chicago, The University of Chicago Press, 2013.

12 Petersen Wolfgang, Alerte ! , 1995.

13 Soderbergh Steven, Contagion, 2011.

14 Warnier Jean-Pierre, « Ceci n’est pas un sorcier. De l’effet Magritte en sorcellerie », Politique Africaine, n° 146, 2017, p. 125-141.

15 En disant cela, Jean-Pierre Warnier fait référence au célèbre tableau de René Magritte représentant une pipe et accompagné de la légende « Ceci n’est pas une pipe ».

16 Orwell George, 1984, Paris, Gallimard, 1950.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rubis Le Coq, « Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 mars 2018, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24434

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Rédacteur

Rubis Le Coq

Doctorante en anthropologie, ENS de Lyon (LADEC, FRE 2002).

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