Benoît Haug, Gwendoline Torterat et Isabelle Jabiot (dir.), Des instants et des jours. Observer et décrire l’existence

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- Voir la réponse de Benoît Haug, Gwendoline Torterat et Isabelle Jabiot
Publié le 04 juin 2018
Texte intégral
1Pour qui n’est pas familier avec l’anthropologie de l’existence ou avec la phénoménographie initiée par Albert Piette, cet ouvrage collectif pourrait en être une introduction, puisqu’y sont réunies six études empiriques appliquant cette approche. Mais il peut également déconcerter, voire laisser de marbre le lecteur du fait du parti pris ontologique défendu par les auteurs. Ne pouvant pas traiter de façon complète les différentes études, nous avons privilégié dans ce court texte une présentation dans les grandes lignes de la phénoménographie, appuyée par les contributions des auteurs, pour exposer ensuite les éléments qui nous semblent les plus déroutants.
2L’anthropologie de l’existence, encore « dans la fleur de l’adolescence » (p. 18), repose sur la méthode « phénoménographique », laquelle prend « l’individu comme point de départ empirique et comme unité d’observation » (p. 91).
- 1 Voir Albert Piette, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Lormont, Le Bord de l'eau, (...)
3Selon Albert Piette la phénoménographie entreprend d’« accéder à la manière dont le monde apparaît aux individus » (p. 8) en évitant deux écueils dans lesquels tombent, selon lui, les sciences sociales : « l’ensemblisme » et « la mise entre parenthèses de l’humain »1. L’ensemblisme renvoie à « la tendance à rassembler, à faire partager, à homogénéiser des caractéristiques, des gestes, des pensées, des émotions » (p. 7-8) dans une même catégorie socioculturelle, au détriment de l’existence singulière des individus, noyée dans cette collectivité abstraite. Mettre entre parenthèses l’humain, c’est ce que font les sciences sociales quand elles analysent « les actions, les interactions en faisant abstraction des individus qui en sont les porteurs » (p. 8). L’individu n’y serait que la trace de relations passées et présentes. Ainsi, toute science sociale, y compris l’ethnologie et les microsociologies, néglige la singularité que la phénoménographie entend révéler. Ce qui conduit les auteurs à opposer la phénoménographie aux autres sciences sociales, sans considérer leur apport, mais plutôt en exposant leurs faiblesses et lacunes, que leur démarche comblerait.
- 2 C’est-à-dire, une « présence complexe d’actions, de ressentis, de traces visibles ou moins visibles (...)
4Le phénoménographe procède par observation, « focalisée sur un individu dans la succession de ses instants, idéalement sans cadre d’analyse préalable » (p. 9) et à l’aide d’entretien d’explicitation afin de « se rapprocher de [ses] actes mentaux, de [ses] humeurs, de [ses] émotions » (p. 9-10). Il s’agit d’observer un individu séparé du social, en mettant de côté le groupe, la société ou la culture afin de se concentrer sur l’individu dans son existence singularisée. Par exemple, « la description très fine et systématique de chaque mouvement de LK présente l’avantage de pouvoir nous faire approcher des manières d’être, de se mouvoir et de se sentir qui pourraient lui être propres et appartenir à la singularité de son “volume d’être” »2 (p. 213). Quatre principes méthodologiques, édictés par Piette, innervent la phénoménographie et les recherches empiriques présentées dans l’ouvrage : la séparation, l’exhaustivité, la réalité et la continuité.
5Tout d’abord, le principe de la séparation consiste à focaliser l’observation sur l’existence singulière de l’individu, en faisant abstraction « des traits sociaux et culturels » (p. 17). Le phénoménographe se focalise sur les existences individuelles, qui sont singulières et non partageables, afin de révéler « l’exister » de l’individu. Piette affirme que le relâchement ou « mode mineur » de l’engagement dans l’action est indispensable pour cerner la présence de l’humain, son existence. Ainsi, conformément aux principes piettiens, Maëlle Meigniez (chapitre 2) porte « une attention particulière aux moments durant lesquels l’individu semble peu engagé dans l’action » (p. 89). De même, dans une contribution originale du fait que l’individu observé est un chien, Marion Vicart (chapitre 4) examine « l’être du chien et son relâchement » (p. 266). Cela donne lieu à des descriptions de cet ordre : « [Moksha] me suit d’un pas tranquille et retourne s’allonger à l’ombre. Elle me lance un coup d’œil, les traits de la face détendus » (p. 296).
6Ensuite, le phénoménographe doit s’efforcer d’être le plus complet possible dans ses descriptions : c’est le principe d’exhaustivité. D’où le souci du détail sur lequel insistent les auteurs, qui permettrait, selon eux, d’éclairer différemment les ethnographies. La vidéo est globalement utilisée, car elle permet d’enregistrer en continu les individus observés sans en perdre les détails. Les descriptions se veulent très fines et minutieuses et occupent d’ailleurs une large place dans l’ouvrage (une soixantaine de pages toutes contributions confondues). Marine Kneubühler (chapitre 3) décrit de la sorte un rappeur en train d’écrire un couplet : « assis sur le bord du canapé, le haut du corps penché en avant, il fouille dans sa trousse avec sa main gauche, pour choisir un stylo, en se raclant la gorge. Il prend un stylo noir, pose la trousse sur la table et, très rapidement, boit une gorgée du thé froid contenu dans le verre se situant au-dessus de la trousse à l’aide de sa main droite » (p. 195). Ou encore : « Il saisit son verre de la main gauche, boit une petite gorgée, le repose sur la table avec force et se remet à écrire en posant la tête sur son épaule droite, le haut du corps penché en avant » (p. 196). Sur une centaine d’heures de matériau audiovisuel, Benoît Haug retient douze secondes qu’il détaille méticuleusement, comme le montre ce passage : « laissant à la musique le temps de se taire, Gauthier et Brigitte s’immobilisent : la main droite du chanteur est suspendue en l’air pouce et index joints, sa main gauche est appuyée contre la hanche; la main droite de la luthiste reste quant à elle en apesanteur à quelques millimètres des cordes qu’elle vient de pincer, cordes qui vibrent encore de l’arpège final grâce au maintien des doigts de son autre main sur les frettes » (p. 333).
- 3 « La présence faite d’implicite, de non-pensée est un élément clé de la vie sociale de laquelle on (...)
7Puis, selon le principe de la réalité, la description finale doit pouvoir montrer ce qu’est l’individu, dans tous ses engagements et non-engagements, actions et relâchements. C’est ce que Maëlle Meigniez s’applique à faire en décrivant une journée de travail d’une assistante sociale au sein d’une association d’aide en Suisse, « afin de comprendre le travail d’aide qu’elle effectue » (p. 85-86) par l’analyse de ses « différentes présences en situation »3.
8Enfin, le phénoménographe doit suivre l’individu dans la continuité, car l’existence est une présence continue « dans le temps, dans la succession des instants et des situations » (p. 18). Ce principe se concrétise par la filature ou le shadowing, qui consiste à « suivre une personne comme son ombre, à marcher dans ses pas, durant ses différentes activités et déplacement professionnel » (Vasquez, citée p. 260). C’est ce qu’a fait par exemple Marion Vicart (chapitre 4) en suivant des chiens et leurs propriétaires ; mais, devant l’impossibilité de les filer constamment, elle a fini par étudier son propre chien.
9En résumé, « le pari du programme phénoménographique pourrait donc être pensé comme une radicalisation de la pratique du shadowing avec une préoccupation pour l’exhaustivité, une attention rapprochée aux détails sensibles, gestuels, posturaux, affectifs, ainsi qu’aux restes, aux éléments dont on se dit a priori qu’ils n’intéressent personne et qu’ils ne valent pas la peine d’être retenus pour faire avancer le raisonnement » (p. 150).
10L’approche peut laisser perplexe ou indifférent, tant se pose la question de la portée d’une telle démarche. Autrement dit : à quoi bon passer autant de temps à suivre les individus, à décrire leur moindre geste ? Les résultats nous paraissent décevants, à l’image de l’étude de Benoît Haug qui conclut par un truisme : c’est la musique qui constitue le vecteur essentiel des interactions (par les oreilles) entre les musiciens qu’il a observés lors de l’enregistrement musical.
11Il nous semble que l’apparente banalité des résultats au regard de l’effort déployé provient du parti pris ontologique sous-jacent à la phénoménographie, à savoir l’idée selon laquelle l’existence ne peut être que singulière. Et que cette singularité ne peut être saisie que dans le relâchement observable ou mode mineur de l’individu. En quoi ce relâchement serait-il plus singulier que l’engagement ? De plus, comment départir le singulier du collectif ? Peut-on imaginer un individu hors du monde social sans qu’il en soit imprégné ? D’ailleurs, Marine Kneubühler, se distanciant des principes piettiens, qualifie de behavioriste la description phénoménographique, car très centrée sur le comportement même, et soutient que « nous pouvons voir, au-delà de la gesticulation d’un individu singulier, des mouvements et des attitudes ayant une portée collective qui sont perceptibles comme tels » (p. 228).
- 4 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Félix Alcan éditeur, 1895, p.98.
12Ensuite, la défense d’une méthodologique détailliste nous paraît aporétique tant il est impossible d’épuiser l’individu dans les moindres détails. Rappelons ce qu’énonçait Émile Durkheim : « faire l’inventaire de tous les caractères qui appartiennent à un individu est un problème insoluble. Tout individu est un infini et l’infini ne peut être épuisé »4. Retenir par exemple douze secondes sur une centaine d’heures d’enregistrement audiovisuel, car il serait extrêmement long de décrire tout le matériau collecté, montre, nous semble-t-il, la fastidiosité d’une telle démarche. Au final, ce livre peut constituer une introduction pour ceux qui ne connaissent pas la phénoménographie. Mais il risque de laisser dubitatifs ceux qui ne se retrouvent pas dans ce parti pris ontologique.
Notes
1 Voir Albert Piette, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « Perspectives anthropologiques », 2014 ; compte rendu de Sarah Barengo pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14021.
2 C’est-à-dire, une « présence complexe d’actions, de ressentis, de traces visibles ou moins visibles de trajectoires, de pensées diverses et de gestes mineurs, tout cela se mélangeant, se modifiant et se nuançant » (p. 52) (Albert Piette, ibid.).
3 « La présence faite d’implicite, de non-pensée est un élément clé de la vie sociale de laquelle on a enlevé intérêt, motivation, échange, calcul » (Albert Piette, cité p. 88-89).
4 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Félix Alcan éditeur, 1895, p.98.
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Référence électronique
Sophie Maunier, « Benoît Haug, Gwendoline Torterat et Isabelle Jabiot (dir.), Des instants et des jours. Observer et décrire l’existence », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 mars 2018, consulté le 27 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24431 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24431
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