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Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité́

Louis Georges
Le temps des moines
Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017, 709 p., ISBN : 978-2-13-078652-8.
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Texte intégral

  • 1 Danièle Hervieu-Léger, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianis (...)
  • 2 Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Le retour à la nature. Au fond de la forêt... l’État, Pa (...)
  • 3 Danièle Hervieu-Léger pose Le temps des moines comme dernier opus d’une trilogie que les deux étude (...)
  • 4 Max Weber, « Ascétisme et esprit capitaliste », in L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme(...)
  • 5 Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus II, Munich-Leipzig, Duncker & Humblot, 1921, p. 126-127.

1Depuis le début des années 1970, Danièle Hervieu-Léger étudie la place du fait religieux dans les sociétés européennes contemporaines. Un de ses thèmes d’enquête est l’évolution de l’identité sociale du catholicisme1 ; un autre est la translation et la permanence de formes de religiosité dans les mouvements sociaux laïcs2. Sociologie du catholicisme et sécularisation confluent dans la vaste étude qu’elle consacre à présent aux communautés monastiques contemporaines. L’étude est vaste étude par l’ampleur de l’enquête : elle procède d’une réflexion amorcée dès les années 19703 et d’un travail empirique entamé en 2010 qui a amené l’auteure dans vingt-sept communautés bénédictines et cisterciennes. Vaste aussi par l’importance de son sujet : l’enjeu d’une sociologie du monachisme n’est pas mince, tant l’éthique monastique est attachée, dans la littérature sociologique, à la lecture proto-capitaliste qu’en ont donnée Max Weber4 et Werner Sombart5, et tant la vision folkloriste de communautés atemporelles, stables, régies par des règles millénaires, est forte dans l’imaginaire collectif. Vaste encore par l’ampleur de ses résultats : la somme de plus de sept cents pages forme un récit d’une densité rare, saisissant le monachisme par un postulat d’abords surprenants : cette forme de communalisation en apparence hermétique, isolée, nous dit beaucoup sur l’identité sociale, le devenir du christianisme contemporain, et sur la modernité elle-même.

2L’enquête se déploie en onze chapitres, qui varient le thème central de la place sociale du monachisme depuis le début du XIXe siècle. L’auteure place son regard du côté des moines, et se fonde sur la notion de « régime de temps », qui ne désigne pas le rythme de vie ou la mesure horaire ou calendaire, mais plutôt, entendue comme « temporalité », l’inscription de l’action d’un groupe dans un champ social ou culturel donné. Les gestes des moines ont la particularité de relever de trois de ces « temps » : celui « du monde » (la société laïque), celui « de l’Église » (l’institution politico-religieuse de l’Église catholique romaine), celui « du Royaume » (de Dieu, attendu et préparé). Cette tripartition met en cause deux topiques faisant du monachisme une attitude statique de refus : celle, formulée par Weber, d’une « double éthique » intrinsèque aux formes religieuses de type « Église », opposant la majorité des fidèles et les « purs » inspirés que sont les moines ; celle définissant le monachisme par la négation ou la haine du monde physique. Les moines seraient « dans le monde comme n’en étant pas » (p. 15). Le postulat de l’auteure est, au contraire, de souligner la dimension dynamique du monachisme contemporain puisqu’elle montre que la relation des moines au monde, à l’Église et au Royaume espéré évolue fortement.

3Les communautés refondées au début du XIXe siècle, après la suppression révolutionnaire des congrégations, se caractérisent par l’utopie : elles cherchent à se retirer hermétiquement du monde et de l’Église pour se consacrer à l’attente du Royaume des cieux. La renaissance monastique, considérée dans l’ouvrage par l’exemple de trois monastères (Solesmes, La Pierre-Qui-Vire et Mesnil-Saint-Loup), relève d’un mouvement romantique de retour à des communautés de « purs », fondées par des prêtres charismatiques qui soignent leur figure d’élus (chapitre 1). Ces moines sont loin de l’opulence et de l’inactivité que porte la légende noire de leurs prédécesseurs : ils se pensent en combattants proactifs de la foi, parfois missionnaires, souvent mystiques (chapitre 2).

4Après-guerre, cette configuration utopique disparaît pour faire place à une conception œcuménique du monachisme, privilégiant l’unité du groupe et des fidèles – « le temps » de l’Église – et anticipant le mouvement conciliaire. La vision autoritaire de l’abbé, figure divine d’autorité au sein du groupe, disparaît pour faire place à une vision horizontale de la communauté, « le frère en charge » n’étant qu’un parmi ses pairs (chapitre 3). Le mouvement liturgique change radicalement le sens de l’expérience monastique : les moines s’éloignent de la mortification individuelle pour privilégier les rituels, en tant que groupe uni. Une des originalités de l’ouvrage est, à cet égard, de tenter de saisir pour lui-même et en pratique le rituel liturgique, traditionnellement perçu comme un élément secondaire à la notion de « foi » personnelle, qui ferait la spécificité du catholicisme (chapitre 4 et 5). Une approche analytique permet à l’auteure d’évaluer dans la vie liturgique monastique le conflit entre le ritualisme et l’œcuménisme qui a profondément divisé les communautés après Vatican II (chapitre 6).

  • 6 « De quoi le retrait est-il le signe ? Clôture-seuil et clôture-rempart », p. 412-419.

5À partir des années 1960, l’idéal œcuménique s’efface à son tour : le monde séculier prend une influence forte sur les monastères. Pour les moines, le retrait du monde ne répond plus aux mêmes motivations. L’ascèse n’est plus envisagée comme une mortification du corps, mais comme l’idéal positif d’un art de vivre frugal, qui trouve écho dans le militantisme écologique ou l’éloge contemporain de la lenteur (slow movement). La clôture monastique change de valeur : auparavant « rempart » hermétique et exclusif, elle devient un « seuil » inclusif et hospitalier entre la communauté et le monde6. De nouvelles formes d’organisations et d’expériences monastiques apparaissent, fortement liées à la société séculière et aux fidèles. L’autorité intellectuelle qu’acquiert l’abbaye de Maredsous, l’inclusion sociale que revendique celle de Boquen, l’irénisme de Taizé expriment une nouvelle vision du rôle des communautés dans le monde dans lesquelles elles s’inscrivent (chapitre 8). Ces groupes innovants, attrayants, mais limités en nombre, ne parviennent toutefois pas à compenser le déclin démographique général des monastères. La faiblesse des recrutements (chapitre 10), le coût d’entretien de bâtiments conventuels devenus démesurés, l’émergence d’un nouveau type social d’habitants des monastères qui, fidèles voire laïcs, cherchent une retraite temporaire motivée par un rejet de la modernité sans vouloir rentrer dans les ordres, menacent souvent l’existence même des communautés (chapitre 9).

  • 7 Isabelle Jonveaux, Le monastère au travail : Le Royaume de Dieu au défi de l’économie, Paris, Bayar (...)

6L’hypothèse générale de l’enquête tient du paradoxe : alors même que les communautés attendent en principe le temps du Royaume derrière la clôture, à l’abri des turbulences séculières, il est peu de conditions plus menacées, plus mouvantes, plus soumises à l’incertitude du monde que celle des moines à l’époque contemporaine. L’auteure porte un regard neuf et nuancé sur une question topique de l’histoire et de la sociologie du catholicisme, celle de l’évolution du monachisme, forme d’organisation religieuse qui se considère hors du cours de l’histoire et hors du rythme de la société. La notion de « régimes de temps » permet d’éviter une réponse simple, privilégiant ou bien la mutation, ou bien la permanence de cette forme d’organisation religieuse. On regrette de ne pas trouver dans l’ouvrage une définition méthodologique du terme de « temps », particulièrement polysémique et ici utilisé de manière systématique. Plutôt que le rythme quotidien, liturgique et économique, de la vie monastique, qui a récemment été étudié par une élève de Danièle Hervieu-Léger7, il désigne dans l’ouvrage, comme « temporalité », les champs sociaux ou culturels dans lesquels s’inscrit l’action des moine, le postulat implicite étant que ces champs sociaux se définissent par une échelle temporelle et une vitesse particulière (en l’occurrence, l’immédiateté de la société séculière, le temps et l’étendue large de l’Église, l’éternité du Royaume de Dieu). La coexistence mouvante de ces « temps » est le moteur de l’évolution historique du monachisme, qui est ainsi en constante reconfiguration. Un trait inattendu se substitue à la topique de l’éternité de la règle : la capacité d’innovation, d’évolution et de réactualisation des monastères dans le temps séculier.

  • 8 Isabelle Jonveaux, Dieu en ligne, Expériences et pratiques religieuses sur Internet, Paris, Bayard, (...)
  • 9 Ce thème est développé dans deux ouvrages précédents de l’auteure : La religion pour mémoire, op.ci (...)

7Fruit des refondations conquérantes du XIXe siècle plutôt que des règles médiévales, anticipateur de l’œcuménisme conciliaire plutôt que passéiste, le monachisme actuel est encore en reconfiguration. L’auteure ne fait pas secret de sa proximité intellectuelle avec un catholicisme d’ouverture, fondé sur les expériences réformistes des années 1960. Cette position l’amène dans cet ouvrage à privilégier l’étude de communautés plutôt progressistes, les monastères traditionalistes ne suscitant que de rapides évocations. On peut regretter cette absence, tant l’évolution de ces derniers est singulière : généralement plus prospères que les autres, les communautés traditionalistes sont moins concernées par la crise des recrutements ; elles se sont emparées avec plus de vigueur d’Internet comme d’un outil de communication polémique8, et tendent à cultiver des liens forts avec les partis politiques d’extrême-droite (le cas du Barroux étant symptomatique). Cette mutation dit peut-être aussi quelque chose de la pluralité de la reconfiguration du monachisme dans la société française présente. L’engagement personnel de l’auteure donne également une acuité particulière aux conclusions de l’étude, volontairement réflexives et programmatiques. Danièle Hervieu-Léger soulève un débat d’autant plus utile qu’il est rarement formulé. Quelle configuration du monachisme fait sens dans une société « post-chrétienne »9 ? Les monastères ne sont pas seulement menacés par l’effondrement démographique ; les moines craignent aussi un « affadissement spirituel » (p. 622) qui réduirait l’ascétisme monastique à une forme naïve d’art de vivre folklorisé, qui n’aurait plus d’autre valeur sociale que comme antithèse à la modernité. Pour réaffirmer le primat de la spiritualité sur l’éthique, les moines tendent désormais à revendiquer la précarité de leur condition. Habitant en hôtes un monde qui n’est pas le leur, ils font de l’hospitalité inconditionnelle le fondement de leur identité sociale. Voilà, pour l’auteure, une nouvelle configuration monastique et, hypothèse implicite, une proleptique voie de la permanence du christianisme dans les sociétés européennes sécularisées. Vaste enquête certes, Le temps des moines est plus remarquable encore par l’ampleur, la hauteur, la fertilité de ses réflexions. Danièle Hervieu-Léger donne ici une forme d’aboutissement à l’approche sociologique qu’elle a largement fondée, et articule brillamment deux dynamiques : l’évolution sociale de la religion et la sécularisation de formes religieuses dans la société laïque.

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Notes

1 Danièle Hervieu-Léger, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianisme occidental, Paris, Le Cerf, 1986 ; Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Le Cerf, 1993 ; Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.

2 Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Le retour à la nature. Au fond de la forêt... l’État, Paris, Seuil, 1979 ; Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Paris, Le Centurion, 1983.

3 Danièle Hervieu-Léger pose Le temps des moines comme dernier opus d’une trilogie que les deux études menées collectivement avec Bertrand Hervieu (« Ouverture », p. 13) viennent compléter.

4 Max Weber, « Ascétisme et esprit capitaliste », in L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.

5 Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus II, Munich-Leipzig, Duncker & Humblot, 1921, p. 126-127.

6 « De quoi le retrait est-il le signe ? Clôture-seuil et clôture-rempart », p. 412-419.

7 Isabelle Jonveaux, Le monastère au travail : Le Royaume de Dieu au défi de l’économie, Paris, Bayard, 2011.

8 Isabelle Jonveaux, Dieu en ligne, Expériences et pratiques religieuses sur Internet, Paris, Bayard, 2013.

9 Ce thème est développé dans deux ouvrages précédents de l’auteure : La religion pour mémoire, op.cit. ; Catholicisme, la fin d’un monde, op.cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Louis Georges, « Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité́ », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 mars 2018, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24426 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24426

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Rédacteur

Louis Georges

Agrégé d’histoire, University of California Berkeley et ENS de Lyon.

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