Nancy L. Green, Roger Waldinger (dir.), A Century of Transnationalism. Immigrants and Their Homeland Connections
Texte intégral
- 1 Gérard Noiriel, « L’immigration en France, une histoire en friche », Annales ESC, vol. 41, n° 4, ju (...)
1C’est de longue date maintenant que l’histoire de l’immigration a acquis ses lettres de scientificité – et, par là même, de légitimité. Elle n’est plus, en France, cette « histoire en friche » dont parlait Gérard Noiriel1, même si des sillons de recherche attendent encore d’être creusés. Un tel constat est encore plus ancien concernant les États-Unis, dont les origines font de l’histoire de l’immigration un élément central – et non périphérique, comme ce put être le cas de ce côté de l’Atlantique – de la geste nationale. Après le temps des monographies, puis des synthèses, vint celui des théories. Or, l’installation du domaine migratoire dans le champ académique doublée, peut-être, du confort de la reconnaissance, ont pu conduire à accepter, sans les soumettre à une permanente épreuve, certains postulats ou grilles d’analyse théorique.
- 2 L’un des actes de naissance de l’approche transnationale, théorisée comme telle, dans le domaine mi (...)
- 3 On a bien sûr à l’esprit Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, mais aussi son travail comparat (...)
- 4 Il mit au point une approche importante de la question dans The Cross-border Connection : Immigrant (...)
2Ainsi, depuis le début des années 1990, le concept de transnationalisme gagne-t-il sans cesse de nouvelles terres2. Fort commode, il est entré dans le bagage des chercheurs en études migratoires. Cet important ouvrage vient en questionner à nouveaux frais la validité et la portée. Coordonné par Nancy L. Green, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), toujours soucieuse d’explorer et de clarifier les théories appliquées aux migrations3, et Roger Waldinger, professeur de sociologie à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA)4, il réunit les contributions de neuf chercheurs internationaux.
- 5 Ce que l’historiographie examine de plus en plus : Nancy L. Green, François Weil (dir.), Citoyennet (...)
3Modèle du genre, la conséquente introduction au volume pose toutes les données scientifiques et historiographiques de la question, sans oublier d’en pointer les contradictions ou problèmes. Le transnationalisme vise à embrasser l’ensemble de la chaîne migratoire, dépassant le cadre des États, en portant une attention particulière aux liens entre les migrants et leurs patries d’origine et d’accueil. Contrairement à une première idée reçue, le phénomène n’est pas propre à la fin du XXe siècle, dans le contexte de la mondialisation des échanges et des communications ; les historiens ont tôt fait de le montrer. Comme l’exposent dans le détail les curateurs, l’objectif poursuivi par les chercheurs réunis dans l’ouvrage consiste à retrouver le lien des migrants au pays d’origine, un lien très ancien d’ailleurs, selon ce schéma d’explication5. L’une des stimulantes questions posées consiste à savoir « si le transnational mène au transnationalisme » (p. 3), le fait de nouer des liens entre diverses sphères d’appartenance ne conduisant pas toujours à une relation structurée entre le migrant et son État d’origine, relation qui résiste à la distance géographique puis temporelle.
4Pour analyser le phénomène, rien de mieux que des études empiriques, or cet ouvrage en propose une riche collection. Toutefois, si la plupart sont soucieuses de répondre clairement à la problématique d’ensemble, d’autres sont plus elliptiques. On apprécie particulièrement que les échelles d’observation varient selon les contributions. Bien que l’échelon national soit privilégié avec les Italiens (Caroline Douki), les Portugais (Victor Pereira), les Mexicains (David Fitzgerald), les Chinois (Madeline Y. Hsu), les études présentées portent également sur des groupes pluri-nationaux (comme la minorité arabe du Canada étudiée par Houda Asal) ou locaux (à l’image des émigrants du Souf partis à Nanterre, dont l’histoire est retracée par Marie-Claude Blanc-Chaléard). Certains groupes nationaux sont étudiés dans le cadre d’un pays d’installation, comme les Japonais du Brésil (Mônica Raisa Schpun), les Indiens du Royaume-Uni (Thomas Lacroix) ou les Juifs de Russie aux États-Unis (Tony Michels). Plutôt que de tenter de résumer, de manière forcément sommaire, la substance de chacune de ces contributions, voyons dans quelle mesure elles participent d’une meilleure compréhension du phénomène transnational, à travers trois entrées.
5La première, et la plus concrète, concerne les circuits et chaînes migratoires, qui introduisent d’emblée un lien, du point de vue de l’État d’origine, entre les nationaux déjà partis et les candidats à l’émigration. Des réseaux ou filières s’organisent, liés à des traditions, au poids des relations interpersonnelles ou à un accompagnement de l’État, tous éléments que l’on retrouve par exemple dans la migration depuis le Souf (au Nord-Est du Sahara algérien) vers Nanterre, qui fait dire à l’un de ses acteurs, arrivé en France en 1959, qu’il « connaissait tout le monde » dans sa contrée d’installation (p. 239). Dans un autre cas, celui des Juifs de Russie installés aux États-Unis, les connexions nationales, religieuses et politiques qu’ils nouent autour du socialisme, pérennisent des habitudes migratoires, leur engagement induisant la nécessité d’un rassemblement dans le pays d’accueil pour le moins essentielle. L’intérêt de l’approche transnationale réside encore dans le fait que, sans négliger l’ensemble des forces pesant sur la décision – plus ou moins volontaire – d’émigrer, elle replace la question du choix personnel au cœur des facteurs d’analyse. Caroline Douki, loin d’ignorer l’effet des forces politiques et économiques sur les Italiens de l’étranger entre 1880 et 1914, parle à ce sujet de « comportement migratoire » (p. 36).
6C’est donc une prise en compte conjointe de ces deux dimensions, le choix personnel et les contraintes ou contingences de l’histoire, que laisse entrevoir la fenêtre transnationale. Certes, le sceau de l’État marque toute migration, et c’est le deuxième grand apport de l’ouvrage que de l’étudier en détail. Le cas du Portugal met en relief la manière dont l’État d’origine déploie un discours fait de « topoï » (p. 59) à l’endroit des émigrés qui demeurent liés à la mère-patrie. À ce titre, les changements politiques ne peuvent qu’accuser ou freiner le transnationalisme des migrants : il en va ainsi de la Révolution des Œillets au Portugal, en 1974, et, plus tôt dans le temps, des Révolutions russes de 1917, qui modifièrent en profondeur le lien des Juifs russes – partis ou sur le point de l’être – à leur État d’origine. De même, les Algériens du Souf, partis avant l’indépendance acquise en 1962, évoluaient dans un véritable espace transnational, où France et Algérie participaient d’une même entité politique, avant de devenir des étrangers au moment où métropole et colonie se séparèrent. Les modèles prévalant dans le pays d’arrivée façonnent également les contours du transnationalisme : il est facilité, par exemple, dans le contexte du multiculturalisme canadien, tandis qu’il est entravé en France par l’impératif d’intégration et d’assimilation, lequel implique une rupture – au moins culturelle, si ce n’est davantage – avec le pays d’origine. Cependant, les engagements politiques de certains nouveaux ou anciens venus montrent à quel point l’État de départ continue de peser sur leur imaginaire et leur vie quotidienne, même dans un contexte d’extraterritorialité. Là encore, le cas des Juifs russes socialistes ayant migré vers le Nouveau Monde achève d’en convaincre. Par ailleurs, certains Mexicains se sont ainsi montrés, à travers les années, plus soucieux de la situation qu’ils avaient quittée que de celle qu’ils trouvaient aux États-Unis, espace ignoré tant les regards étaient tournés vers un passé ou un avenir qui avaient pour ancrage le Mexique. Au Canada, la naissance de la Canadian Arab Federation (CAF) en 1967 souligne la prégnance de préoccupations des migrants issus du monde arabe envers des sujets extérieurs, dont la cause palestinienne, dictées par les origines, même s’il s’agit aussi, ce faisant, de plaider pour une plus grande visibilité des minorités arabes au Canada et, par incidence, contre le racisme qui peut s’y dévoiler. Le cas du « transnationalisme organisationnel » (p. 209) des Indiens du Royaume-Uni contribue également à rebattre les données et à sortir de la dichotomie réductrice entre permanence des origines d’un côté et intégration de l’autre.
7On le perçoit sans mal, la question de l’identité et du rapport à la nation, troisième contribution majeure de ce livre, est au cœur du transnationalisme. L’italianità des émigrés italiens, le liuxuesheng qui relie des élites étudiantes à la Chine, la relation que les Mexicains ou les Portugais continuent d’entretenir avec leur pays de plus en plus lointains, la judéité… toutes ces modalités du rapport à la nation définissent l’expérience et le devenir migratoires. Parfois rejeté, comme dans le cas des Juifs animant le mouvement ouvrier de New York et se proclamant « internationalistes », n’utilisant la langue yiddish qu’à des fins strictement pratiques, et nullement identitaires, souvent revendiqué ou redessiné dans le pays d’arrivée, à travers les générations, le sentiment national constitue un point crucial analysé dans l’ouvrage. Le retour de certains Italiens dans leur pays montre un attachement qui ne se dément pas et qui doit aussi, de façon plus prosaïque, à la situation du marché du travail et aux convulsions politiques. Les mesures de « nationalisation » prises au Brésil après 1937 et la naissance de l’Estado Novo de Vargas plongèrent quant à elles les immigrés japonais, dont beaucoup n’escomptaient pas une installation permanente, dans un trouble identitaire profond.
8De ces exemples, qui n’épuisent pas la richesse de l’ouvrage mais la laissent clairement deviner, ressort une vision nouvelle du transnationalisme des migrants. Plus d’une contribution conclut à un transnationalisme partiel ou inachevé, dépendant des contextes, se rompant au fil du temps ou ne correspondant qu’à certains profils d’individus. Toute la force de cette entreprise est de nuancer l’utilisation de ce concept sans en invalider la valeur. Études « par le bas », au ras de l’archive, et approches théoriques se complètent avec finesse et équilibre pour fournir au chercheur un ensemble bousculant les certitudes. Tel est le propre des ouvrages appelés à faire date.
Notes
1 Gérard Noiriel, « L’immigration en France, une histoire en friche », Annales ESC, vol. 41, n° 4, juillet-août 1986, p. 751-769.
2 L’un des actes de naissance de l’approche transnationale, théorisée comme telle, dans le domaine migratoire, est dû à Nina Glick Schiller, Linda Basch, and Cristina Szanton Blanc, « Transnationalism: A New Analytic Frameword for Understanding Migration », Annals of the New York Academy of Sciences, n° 645, July 1992, p. 1-24.
3 On a bien sûr à l’esprit Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, mais aussi son travail comparatif : « L’immigration en France et aux États-Unis : historiographie comparée », Vingtième Siècle, n° 29, janvier-mars 1991, p. 67-82. Et, sur la question qui, précisément, nous occupe ici : « Le transnationalisme et ses limites : le champ de l’histoire des migrations », in Jean-Paul Züniga (dir.), Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Bibliothèque du Centre de Recherches historiques, 2011, p. 197-2008.
4 Il mit au point une approche importante de la question dans The Cross-border Connection : Immigrants, Emigrants and Their Homelands, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
5 Ce que l’historiographie examine de plus en plus : Nancy L. Green, François Weil (dir.), Citoyenneté et émigration. Les politiques du départ, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006 ; Stéphane Dufoix, Carine Pina-Guerassimoff, Anne de Tinguy (dir.), Loin des yeux, près du cœur. Les États et leurs expatriés, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
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Référence électronique
Jérémy Guedj, « Nancy L. Green, Roger Waldinger (dir.), A Century of Transnationalism. Immigrants and Their Homeland Connections », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 mars 2018, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24317 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24317
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