Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi, Annabelle Marin, Actuel Moyen Âge
Texte intégral
- 1 Il faut remarquer que cette démarche avait déjà caractérisé l'activité de plusieurs historiens de l (...)
- 2 Nicolas Weil Parot, Véronique Sales, op.cit.
1L’époque médiévale est souvent considérée dans l’imaginaire contemporain comme une période d’obscurantisme, de fanatisme religieux et de violence. L’expression reductio ad medium aevum, dont l’adjectif « moyenâgeux » est couramment utilisé en dehors du champ scientifique, est symptomatique de la réduction d’un millénaire à une formule dépréciative qui ne rend pas compte de la diversité de cette époque complexe. Face à ces simplifications, plusieurs médiévistes, historiens et littéraires, ont tenté, particulièrement ces dernières années1, de remettre en cause un certain nombre d’« idées reçues » à propos de l’univers médiéval. C’est dans cette lignée d’ouvrages, à laquelle appartiennent notamment les travaux de Jacques Le Goff en France et de Chiara Frugoni en Italie, que s’insère cet intéressant travail, réalisé par quatre jeunes chercheurs, qui cherche à déconstruire, en utilisant les instruments de la vulgarisation historique, les représentations simplistes du Moyen Âge, afin de lui restituer son « vrai visage »2.
- 3 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997.
2Cet ouvrage s’appuie sur une utilisation pertinente des sources et sur une riche bibliographie. Il vise à rencontrer un vaste public de non spécialistes en proposant une réinterprétation originale des catégories socio-culturelles du Moyen Âge, et en mettant en relation l’époque contemporaine et l’époque médiévale. Le sous-titre de l’ouvrage, Et si la modernité était ailleurs ? et l’exergue choisi, une célèbre réflexion de Marc Bloch tirée de son chef-d’œuvre, Apologie pour l’histoire3, nous informent de la visée vulgarisatrice de ce projet : repenser le Moyen Âge et trouver une clé de lecture du présent à travers l’analyse et l’étude du passé.
3Actuel Moyen Âge prend ainsi une direction qui n’est pas particulièrement novatrice, quoique toujours nécessaire. Pour réaliser leur projet, les auteurs ont recours à un langage simple et didactique, proposant des articles aux dimensions limitées. En outre, ils utilisent un grand nombre de dispositifs rhétoriques, notamment des métaphores, des parallélismes (souvent déconcertants) et des anachronismes qui rendent la transmission particulièrement efficace.
- 4 http://actuelmoyenage.wordpress.com
- 5 John Boswell, Same-sex Unions in Pre-Modern Europe, New York, Villard Books, 1994.
4Ce livre a pour point de départ un projet numérique, un blog d’histoire médiévale4, caractérisé par de brefs articles effectuant des parallèles entre la culture médiévale et la culture contemporaine qui s’avèrent très stimulants. L’ouvrage se compose de six sections principales qui correspondent à des thématiques très vastes. « Famille genre et sexualité », titre de la première section, vise, par exemple, à repenser les modèles de famille à l’époque médiévale, la condition féminine et la diversité sexuelle, en utilisant un riche apparat critique, en partie issu des gender studies des dernières décennies. La bibliographie de cette section reprend notamment les travaux, assez controversés, de l’historien américain John Boswell, qui a travaillé sur le rapport entre la religion chrétienne et le comportement homosexuel. Cette évocation pertinente aurait peut-être mérité d’être approfondie puisque Boswell est l’auteur d’un ouvrage sur les unions homosexuelles à l’époque médiévale, qui propose des thèses particulièrement novatrices, en postulant notamment l’existence d’une subculture gay au Moyen Âge5.
5Les différentes parties se caractérisent par la brièveté des contributions et, en même temps, par la qualité et l’ampleur des lectures critiques proposées. Les notes bibliographiques, situées en fin d’ouvrage, fournissent un important support au lecteur désireux d’approfondir certaines thématiques traitées dans les interventions en question. L’ensemble offre une lecture fluide tout en fournissant un texte riche en références scientifiques solides qui s’étendent du champ de l’histoire médiévale à celui de la sociologie, de la littérature et de la philosophie.
6Il faut mettre en évidence la tentative – aboutie – de nouer des liens entre la réflexion sur l’époque médiévale et le contemporain, à travers une reprise rigoureuse d’épisodes ou phénomènes socio-culturels de l’époque médiévale, mis en relation avec notre époque. Cela produit, d’un coté, un certain effet d’anachronisme et, d’un autre côté, permet une mise en perspective originale de la question traitée. Le chapitre « Dominer et résister », dans la section « Jeux de Pouvoir », témoigne de cette opération en faisant le parallèle entre les Templiers et l’entreprise Monsanto, multinationale spécialisée dans les biotechnologies agricoles qui, ces dernières années, a été au centre de plusieurs controverses. Il permet de réfléchir aux rapports de force entre les États souverains et les groupes de pouvoir qui échappent aux lois et aux règles nationales, comme c’est le cas des Templiers au XIIIe siècle et de la multinationale Monsanto aujourd’hui. Comme le remarquent les auteurs, « les privilèges des Templiers menaçaient l’autorité royale : les privilèges de multinationales menacent nos démocraties contemporaines. En 1307 comme au XXIe siècle, le but du procès est donc de rétablir une responsabilité juridique de ces grands groupes supranationaux, en affirmant avec force qu’ils ne sont pas au-dessus des lois et des souverainetés nationales » (p. 150).
7Cet effet d’anachronisme repose sur une utilisation fine de l’ironie et la resémantisation en termes contemporains de la matière historique médiévale. Le choix d’utiliser ce dispositif se révèle, au fil des pages, très efficace, car il stimule la réflexion sur des questions qui sont au coeur des débats politiques contemporains, comme le Mariage pour tous dans la première section de l’ouvrage. Les auteurs mettent l'accent sur l’absence, à l’époque médiévale, d’une structure familiale définie ; le concept de « famille naturelle » posé par les opposants au projet de loi de Christiane Taubira, se révèle ainsi comme une construction culturelle postérieure.
8Un exemple de cette utilisation de l’ironie comme dispositif de vulgarisation historique, à laquelle s’adjoint une attitude très informelle face au lecteur, se retrouve dans le titre d’une sous-partie consacrée à la découverte anatomique du clitoris par Matteo Realdo Colombo, au XVIe siècle : « Colomb découvre… le clitoris », qui joue sur l’homonymie entre le navigateur et le médecin italien auquel a été attribuée la découverte du clitoris. Dans ce chapitre, les auteurs mettent aussi en évidence les découvertes médicales de l’époque : si « cette découverte ne vient pas d’une pratique assidue des préliminaires amoureux » (p. 48), elle relève de la pratique de la dissection qui se diffuse à cette époque, attestée notamment chez Léonard de Vinci et Michel Ange.
9Un autre chapitre, « La femme, le prêtre et le sextoy », reprenant un document médiéval, le Corrector sive Medicus de Burchard de Worms, évoque une pratique sexuelle féminine du XIIe siècle qui peut faire penser aux sextoys contemporains : les auteurs parlent même de « sextoys médiévaux » (p. 51), en utilisant comme témoignage un pénitentiel de Burchard de Worms, écrit au début du XIe siècle. Ces choix audacieux nous paraissent tout à fait pertinents et nous permettent d’envisager une histoire « au présent », qui contribue à défaire l’idée fixe d’une altérité médiévale insaisissable et, au contraire, de trouver des points de contact possibles.
10Les titres, parfois provocateurs, ne doivent alors pas nous gêner : « Lancelot, Guenièvre et la Friendzone » (dans le chapitre sur la sexualité), où l’on dresse un parallèle entre les deux symboles de l’amour courtois et la friendzone de Rachel et Ross de la série américaine Friends pourrait, bien sûr, faire crier horresco aux puristes, mais vise aussi à susciter l’intérêt d’un lecteur qui sinon ne s’intéresserait jamais aux romans de Chrétien de Troyes ou aux essais de Georges Duby sur le sujet. La dimension vulgarisatrice s’exprime pleinement dans ce passage : cet ouvrage est destiné à un public jeune qui peut s'identifier à des séries comme Friends et emploie des termes qui appartiennent au langage courant depuis peu d’années.
- 6 Marc Bloch, op.cit, p. 47.
11Il est difficile de rendre compte d’un livre si riche en contributions et en sources de réflexions, qui ouvre plusieurs perspectives de découverte. Il peut être utile de mettre en évidence que le livre cherche à concrétiser, sans rien sacrifier de la rigueur scientifique nécessaire, la déclaration d’amour d’Henri Pirenne, reprise dans la citation de Marc Bloch en exergue : « Je suis un historien. C’est pourquoi j’aime la vie »6. Cette déclaration d’amour se concrétise dans un projet qui, en construisant des parallèles entre deux époques différentes, permet de sortir des représentations simplistes, de réfléchir au présent et de comprendre une fois de plus que le Moyen Âge ne nous est pas si étranger mais est, au contraire, un concept à déconstruire et à repenser en profondeur.
Notes
1 Il faut remarquer que cette démarche avait déjà caractérisé l'activité de plusieurs historiens de l’École des Annales, notamment Jacques Le Goff. On peut également évoquer l’ouvrage de P. Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Éd. de Minuit, 1980, ou encore les travaux de vulgarisation de l’historien italien Alessandro Barbero, et le très récent travail collectif de Nicolas Weil Parot et Véronique Sales, Le vrai visage du Moyen Âge, au-delà des idées reçues, Paris, Vendémiaire, 2017.
2 Nicolas Weil Parot, Véronique Sales, op.cit.
3 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997.
4 http://actuelmoyenage.wordpress.com
5 John Boswell, Same-sex Unions in Pre-Modern Europe, New York, Villard Books, 1994.
6 Marc Bloch, op.cit, p. 47.
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Référence électronique
Jessy Simonini, « Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi, Annabelle Marin, Actuel Moyen Âge », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 mars 2018, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24306 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24306
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